The Doors. New Year’s Eve 65

En passant

Ondine_Night_Club.Novembre_66©Michael_Ochs

« Un soir de la Saint-Sylvestre, les Doors jouent chez des amis de Krieger. On leur demande de jouer les tubes du moment. Jimmy s’en défend et demande si on ne les prend pas pour des jukebox. Quelqu’un lui envoie une pièce de monnaie qu’il lance en l’air et avale. » Voilà tout ce que nous raconte Stephen Davis, l’un des meilleurs biographes de Jim et des Doors (Jim Morrison : vie, mort et légende, p. 128), de la première apparition du groupe en 1965.

Événement insignifiant, sans doute, dans la carrière exceptionnelle de ce futur groupe : il est pris ici à ses tout débuts, il n’a encore fait que peu de dates (il doit inscrire sa musique dans le cycle des bals et des fêtes, notamment universitaires, pour se faire remarquer) et même très peu de scène à proprement parler (puisque les salles et les auditoriums dans lesquels il joue sont surtout des lieux et des moments destinés à la danse) ; mais qui se révèle un incident complexe tant il fait apparaître de rapports sous-jacents entre un groupe de rock et son auditoire.

Aussi cette demande appuyée du public – jouer des airs connus, faire que le groupe répète pour eux et devant eux des airs déjà entendus, faire que ce l’on entend ailleurs et partout soit entendu ici – n’est pas réservée aux ambiances de fête. Elle concerne aussi bien les groupes débutants, qui n’ont pas de répertoire propre, que les groupes confirmés qui ont déjà connu le succès. Nombreux furent les groupes célèbres à devoir jouer avec les attentes de leur public pour ne pas rejouer toujours inlassablement la même chose sur scène. On se rappellera de l’entêtement de Kurt Cobain à ne pas jouer (ou à simplement massacrer) Smells Like Teen Spirit, titre qui avait valu la gloire de Nirvana. Ou les improvisations hasardeuses de Syd Barret au début de l’ascension du Pink Floyd. On se rendra compte ainsi que cette exigence de répétition, si elle est si pressante de la part du public, n’a pas le même sens et les mêmes implications suivant le degré de notoriété du groupe qui l’affronte.

Dans le premier cas, celui du groupe obscur, la foule demande en effet aux musiciens de jouer la musique des autres tandis que dans le second, le cas célèbre, elle réclame une part si dérisoire de leur propre musique – celle qu’elle a, pour ainsi dire, fait sienne – que les musiciens s’en trouvent presque dépouillés ou diminués dans leur capacité à en produire. D’un côté, donc, on vous dénie radicalement toute capacité de composer de la musique, d’en être la cause ou l’origine (mais pas tout à fait d’en produire puisqu’on vous reconnaît, sinon le rôle d’interprète qui manifeste toujours une part d’invention, du moins celui de l’exécutant, de l’officiant, du « transmetteur ») : vous êtes musiciens mais séparés d’une part de vous-mêmes, comme si jouer et faire de la musique étaient deux activités indépendantes qui ne se rencontraient par hasard qu’uniquement chez certains. Les « muses », si elles existent encore, ne vous viennent forcément que du dehors.

De l’autre côté, celui dans lequel vadrouillent ou se perdent les groupes célèbres, l’on sait – à tort ou à raison d’ailleurs – que la musique que vous jouez provient bien de vous, qu’elle sort en quelque manière de votre existence et de la façon dont elle est liée à toute une histoire, un temps, un lieu, un corps, des hommes et des femmes, mais on en réduira tant la portée (en n’écoutant que ce qui nous a déjà siphonné les tympans) que vous aurez vite l’impression de n’avoir rien composé du tout. Il y aura une telle différence de valeur entre les quelques titres que tout le monde vous réclame et la majorité des chansons que vous avez écrites que celles-ci, bientôt, ne compteront plus pour rien, simple remplissage d’album, répertoire gonflé pour les shows. En face du public, vous ne serez donc pas un simple joueur de musique (bien qu’on sera plusieurs à comparer la version du soir avec celle du disque pour voir comment vous l’interprétez) mais vous ne serez guère plus qu’un pauvre compositeur, pourvoyeur de quelques airs à la mode seuls capables de soulever dans leur mouvement autant de personnes dans le même temps. Vous ne ferez donc pas œuvre, ni même événement : du torrent de musique que vous pensiez être, le public, avec ses nombreux filtres médiatiques, aura fait barrage et ne laissera s’écouler dans le vent qu’un mince filet de décibels.

Qu’un groupe, célèbre ou non, joue auprès d’une foule qui l’écoute et celle-ci tôt ou tard le sommera de reproduire une musique existante, qu’elle soit la sienne ou non : pour le public, c’est le refrain qui ne vous lâche plus (et la rengaine pour les musiciens lassés) ; pour la musique, c’est la logique industrielle de la réplication, celle du pressage de disques ou celle des passages radio ou télé. Chaque groupe est donc confronté au fardeau ou aux affres de la représentation. La musique même lui apparaît sous cette forme, prise dans un incessant mouvement de répétition. Et comment jouer, alors, avec ça ?

¤

Le peu fameux soir de ce réveillon de la Saint-Sylvestre, c’est donc dans cette situation générale que se trouvaient les Doors : dans l’obligation publique de représenter de la musique. Seulement cette obligation de représentation était assortie d’une autre condition : « on veut bien vous entendre jouer si on entend quelqu’un d’autre à travers vous et on ne se tournera vers vous, on ne s’adressera à vous que pour vous faire entendre ce que l’on demande ». Même si cette nuit-là, il y eut sûrement peu d’écoute attentive du groupe – tant celle-ci devait être appliquée à la justesse de leurs interprétations – ou même reconnaissance de la singularité de leur son (le tout dernier enregistrement publié, en 2016, de leurs primitives prestations au Fog montre à quel point leur son était déjà en place même dans un répertoire qui n’était pas le leur), la foule des invités était bien plus disposée à les entendre qu’à les voir jouer de la musique. Situation étrange, à coup sûr, au regard du destin aussi exceptionnel que funeste qui leur sera réservé mais situation ordinaire pour bien des groupe débutants : dans les soirées, les fêtes, les cérémonies, qu’elles soient organisées dans des bars, des clubs ou des salles de bal, les danseurs ne portent qu’une attention discontinue, passagère, accidentelle même, aux groupes inconnus qui s’agitent, quand ils ont de la « chance », sur un podium – ce sera encore le cas au Whisky-A-Go-Go où ils se révèleront en dépit des danseuses à demi nues qui faisaient l’attraction du club.

La faible lumière que l’anecdote jette sur l’événement permet néanmoins de comprendre que le groupe ne s’était pas encore installé dans une ferme relation de spectacle avec la foule qui lui réclamait de la musique. On en capte presque le moment en suspens tant l’aura que dégagera plus tard Morrison (et qu’il s’attachera d’abord à gâcher, au Fog, en tournant le dos au public) ne semblait pas encore attirer tous les regards de la foule. De la même façon que la musique qu’il jouait, le groupe encore inconnu devait apparemment se présenter dans l’ombre de gloires beaucoup plus éclatantes que lui. Acceptant cette invitation, les Doors continuaient à s’exposer (après avoir longtemps répété dans un garage) mais ce n’était pas encore de leur « propre » lumière qu’ils rayonnaient autour d’eux. Et, en définitive, si, par chance, quelqu’un avait pu les inciter à briller, cela aurait été probablement pour s’assurer qu’ils jouent correctement les morceaux demandés : qu’ils soient simplement au niveau ! Assez impliqués pour faire sonner les tubes dans la baraque mais assez effacés pour ne pas les défigurer : qu’on puisse les reconnaître, merde, et danser ! Voilà sans doute toute la présence qu’on exigeait des musiciens. Donner une représentation satisfaisante sur le plan du son, et pour le reste, un peu de discrétion… on se reverra peut-être au nouvel an suivant, alors bonne année !

Comment une petite pièce de monnaie allait, non pas prédire, ni même provoquer, mais soudain révéler la scène (à la fois ombre et lumière) sur laquelle les Doors allaient bientôt se hisser ? Quels relations effectives ou virtuelles entre les invités allaient, d’un coup, se montrer ?

la-voix-de-son-maitre

On peut imaginer une connivence entre les musiciens et le reste des fêtards. Suite à la réponse de Morrison – le refus du groupe d’être pris pour un juke-box –, la foule rassemblée, par l’un de ses membres, comprend le côté déplacé de sa demande et se met en place, alors, cette courte saynète parodique où chacun improvise quelque chose. L’un lance une pièce, l’autre l’avale, on désamorce ainsi par l’humour une situation aussi imprévue que « peu sympathique » dans ses conséquences : les musiciens présents ne sont plus des invités, des amis, aux côtés desquels on danse mais un orchestre employé au service des autres. Au milieu des convives, une différence, une inégalité se présente. Aussi la saynète que l’on joue est-elle justement réalisée pour annuler ce rapport. Subitement une apparence se forme, une scène se produit par laquelle un rapport de pouvoir qui d’ordinaire reste dans l’ombre se voit, sitôt qu’il devient visible, privé de toute réalité et même de pouvoir d’éclairement sur d’autres rapports sous-jacents : vous voyez bien que ce rapport d’argent est fortuit, qu’il n’est qu’une apparence, que pourrait-il montrer ou dévoiler d’autre sinon la connerie ou la grossièreté de certains dans la cohue en délire ? Une exigence du nombre, une résistance du groupe, une scène passagère et fugace qui met aux prises seulement deux personnes : l’événement se réduit à peu, et la fête continue, l’ambiance est sauve – et c’est tout ce qui compte : le monde enfin réuni dans le bruit.

On peut décrire aussi une version légèrement différente. Cette pièce lancée par l’un des convives : non plus un comme un geste jouant avec la réponse de Morrison – départ d’une simulation, tentative de faire naître des mots mêmes le phénomène qui leur correspond : l’orchestre juke-box est une image, tenez je vous la montre ! – mais un geste qui prend sa réplique au sérieux et qui force Morrison à comprendre que ce qu’il a pu dire n’est pas une image, une apparence, mais son véritable statut clandestin dans la fête : une machine à donner à la foule ce qu’elle veut. Seulement, le chanteur, avalant cette pièce, relevant ainsi le défi et feignant de reconnaître le statut qu’on lui donne – lui et son groupe – renverse le rapport : si nous, musiciens, nous sommes des juke-box alors nous ne jouons pas pour autant sur commande car nous sommes de fait (regardez-moi faire !) une désobéissante machine, une mécanique détraquée qui non seulement ne fonctionne pas toujours de la même manière mais connaît également des ratés. Votre pièce de monnaie a disparu. Aussi, Morrison n’annule-t-il pas le rapport de commande (en esquivant la pièce par exemple) mais l’accepte pour mieux retourner en sa faveur le rapport de forces : il empoche l’argent sans donner son reste au public. De ce geste de rien s’éclaire un peu mieux les multiples rapports dans lesquels un groupe de rock comme les Doors s’engage dès même ses débuts.

C’est d’abord et d’une certaine façon l’un des premiers cachets du groupe, en tout cas l’un des plus remarquables. Car par ce « paiement » accepté, quoique bien entendu très symbolique, il me semble à la fois que la foule des invités tend à se poser auprès du groupe en « véritable » public – ils payent pour écouter ce qu’ils veulent : on entre ainsi dans le « concert », le gig, l’engagement – et le groupe lui-même, par la figure avancée de Jim, commence à se donner en spectacle. Du côté de l’auditoire, on fait voir et valoir que le fait de payer, pour entendre jouer les musiciens, n’est pas juste une rétribution de l’effort mais également et surtout une commande ; du côté des musiciens, on montre que payer n’est pas un levier suffisant pour obtenir ce qu’on veut, car ce sont eux qui, ostensiblement, mènent le jeu. Toute une économie de la scène se monte dans laquelle le spectacle, loin d’être ce supplément corrupteur de la musique comme il est parfois décrié, apparaît comme ce qui l’autonomise vis-à-vis du public. L’argent du public est littéralement absorbé, consommé, dans la saynète qu’invente Morrison. Le jeu visuel du chanteur fait écran aux demandes du public. Premiers rôles, déjà, du frontman, qui interpose son corps et y façonne une image pour libérer la musique.

L’on voit très bien, aussi, à quel point le modèle de la machine – des premières boîtes à musique ou autres pianos mécaniques du XIXe siècle jusqu’aux fameux jukebox – imprégnait le rapport non seulement des auditeurs mais également des musiciens à la musique. Les invités s’attendent à ce que le groupe obéisse à l’instar d’un automate, Morrison accepte d’être perçu à l’égal d’une machine même si c’est pour mieux la démonter – en jouant de son corps – du dedans. On devrait relire et revoir la célèbre publicité de l’entreprise Pathé Marconi (l’une des majors de l’industrie d’après-guerre), ce chien qui était censé entendre dans le cornet d’un phonographe fidèle « La voix de son maître », comme le signe d’un nouveau rapport du musicien aux machines de lecture. Car il me semble, comme le montre cette prétention banale du public de Californie, que c’est le musicien qui, tel un chien – et de la même façon que la machine – doit obéir au doigt et à l’œil de son nouveau maître. Non pas entendre, comme la publicité le voudrait, que le phonographe serait si fidèle à la musique originale qu’un chien, floué par sa précision, y reconnaîtrait la voix de son maître, mais plutôt que chaque musicien en position de répéter ou de reproduire une musique existante est non seulement « sommé » d’égaler une machine (dans la fidélité de son jeu) mais surtout d’obéir comme le ferait un chien à son propriétaire. Payer, alors, serait plus que soutenir les musiciens, leur verser un salaire, les dédommager pour leur temps, ce serait instaurer un rapport de propriété avec eux, vouloir en faire de dociles instruments.

Aussi l’épreuve de la scène pour les musiciens qui refusent d’être l’instrument docile et satisfaisant du public (le défi qu’on lance à la foule mais qu’on se lance aussi à soi-même sous ses yeux) semble-t-elle de parvenir à s’approprier si intensément l’objet manifeste de son désir que ce dernier en sortira à la fois frustré et comblé. Pourquoi ? Alors que le désir du public, de l’auditoire-commanditaire, est d’entendre et de réentendre, encore et encore, le même morceau, autrement dit désir de passer d’un plaisir à l’autre sans perte de qualité aucune (le rôle du groupe présent se limite alors à assurer que le plaisir à venir soit aussi bon que celui du passé), il semble que les musiciens de rock, du moins les Doors, manifestent un certain plaisir à exaspérer ce désir, à jouer avec lui : « vous pouvez dépenser votre argent tant que vous voudrez, vous ne serez pas pour autant satisfait, nous ne sommes pas l’instrument de votre désir, le plaisir que l’on vous donnera, si vous le recevez, dépassera vos désirs ». Aussi, loin de pouvoir et vouloir garantir le plaisir de la foule, le groupe se montre prêt à prendre le risque de la décevoir, faisant de son désir une dépense incertaine, un investissement sans promesse de retour. Même ne sachant pas ce que jouèrent les Doors après cet incident, on voit déjà dans le geste équivoque de Morrison comment, à la fois, il rend et ne rend pas au public la monnaie de sa pièce.

Courte scène et, pourtant, bref aperçu de l’étrange rapport qui semble exister entre la répétition mécanique du plaisir et le statut matériel de la musique à l’âge phonographique. Les demandes spontanées du public montrent, ou du moins indiquent, comment celui-ci pouvait écouter de la musique. L’auditeur, en effet, ne sépare pas mais confond plutôt, écoute d’un seul tenant, dans la même unité problématique, la musique que nous dirions vivante ou organique et celle que joue un électrophone. Je pense qu’il s’est produit, aux premiers temps de la phonographie, quand la musique à commencé à s’écrire de cette nouvelle et étrange façon (se répétant dans l’élément sonore lui-même) une reconfiguration de notre perception ordinaire de la musique. Non seulement les composantes habituelles de la musique (mécanique-organique ; silence-musique ; création-exécution ; etc.) ont été déplacées mais surtout de nouvelles unités, plus profondes, ont remanié leur disposition. Apparaît, en effet, que le rocker, en matière d’interprétation, n’est pas un exécutant (il n’a pas forcément l’envie ni l’habileté technique pour suivre une partition ou rejouer, même note à note, un morceau) mais une nouvelle façon de faire valoir un original. Alors que le jazzman, artiste de la variation, reprend des morceaux existants et en fait des standards – il déchoit ainsi la version initiale de son statut d’original en même temps qu’il libère les versions ultérieures de celui de copie –, le rocker, lui, ne prend pas cette liberté vis-à-vis de l’original mais tend plutôt à faire oublier ce dernier par une version supérieure, totale, définitive de la version primitive. Tout le jeu du rocker serait ainsi porté vers cette envie de faire oublier l’original, ce désir d’en proposer une version nouvelle, à la fois si différente et si totale, qu’elle en deviendrait la dernière. Jouer pour mettre fin à la succession des versions, pour arrêter les répétitions à l’identique ou approchantes ; se donner à fond pour que celle de ce jour, ou de ce soir, soit la version ultime – du moins un certain temps – c’est peut-être le sens du geste de Jim, cette façon qu’il a d’incorporer en lui, et pour le faire disparaître, le morceau qu’on lui demande, ce morceau tel qu’il lui est transmis et communiqué par la pièce de monnaie : ce morceau que tu me demandes, je ne fais pas que le prendre en moi, que le reprendre à ceux qui l’ont déjà joué et peut-être inventé, je vais me l’approprier si intimement, je vais le faire tellement mien, que j’en serais désormais le nouveau détenteur. Alors que les jazzmen rivalisent entre eux par les libertés qu’ils prennent vis-à-vis d’une œuvre qu’ils défont au fur et à mesure de leur jeu – jusqu’à réduire celle-ci au statut d’un schéma indéfiniment appropriable et réajustable par chacun –, les rockers se mesurent entre eux en essayant au contraire de faire de leur version d’un soir le véritable original : version si démesurément supérieure aux autres qu’elle en serait ainsi, et définitivement, inappropriable.

 

 

L’obscénité rock’n’roll

Image

elvis_presley_jailhouse_rock2

Le mouvement pour lequel les apparitions d’Elvis en public ont fait tant de scandale, ce mouvement du bassin, danse précise et rythme diffus du rock’n’roll, n’est pas une imitation de l’acte sexuel. Le mouvement n’est pas à la ressemblance du coït puisqu’il choque, justement, de montrer l’acte lui-même, de le mettre en lumière, sans même l’ombre d’un partenaire qui, s’approchant, en masquerait l’axe frontal. Elvis répète l’acte sur scène, le transporte, le déplace de cette « scène » obscure, dite primitive, dans laquelle il aurait dû demeurer lui dit-on. D’où l’obscénité du mouvement même du rock’n’roll : confondre les scènes, les mettre en continuité, faire passer un acte d’un espace à l’autre. Faire trembler le partage entre le dedans (l’obscur) et le dehors (l’évident), les limites du corps. Érection d’un geste, exhibition d’un fantasme.

Si Elvis imitait seulement, il laisserait dans l’ombre ce dont il ne montrerait qu’une image, une image certes brûlante mais toujours moins vive et étincelante que l’acte représenté. Elvis par son geste ne représente « rien » : il simule, il simule à la perfection, il consume l’image-modèle qui, incandescente, s’enflamme sur scène. Il pousse le pouvoir d’imagination vers son maximum : le double disparaissant, se consumant à la lumière, montre la chose. Ou quasiment. C’est ce que démontre le scandale. On feint d’avoir vu son sexe en action. Or le pelvis d’Elvis, pur fantasme, merveilleux simulacre, grandiose obscénité, reste image : un petit écart irréductible demeure, tout n’est pas montré puisque se marque un signe. Un signe de quoi ? Qu’est-ce qui s’oublie, se perd, s’absente, s’enfuit dans la brûlante image qui se consume au grand jour ? Qu’est-ce qui résiste à la nuit que la cendre même du signe « Pelvis » trahit sans le dire ?

Lors du célèbre et exemplaire passage d’Elvis au Ed Sullivan Show – la condition et le vecteur pour une diffusion de plus en plus massive de sa musique – la censure vient faire écran à l’obscénité du déhanchement de l’idole. Le geste, le simulacre invisible n’est signifié à l’écran que par les visages et les cris des spectatrices filmées dans l’assistance. La foule fait signe à l’écran d’une obscénité cachée. La censure télévisuelle transforme l’image des foules excitées en symbole de la scène cachée. Image dont la valeur de signe indique qu’elle est incomplète, qu’elle renvoie à une autre image, invisible ailleurs. S’il y a du symbolique dans le jeu scénique du rock’n’roll, si la division du spectacle que marque la rampe se structure de façon symbolique, c’est en raison d’une censure. Situation habituelle. Du fond de leur séparation, fosse et plateau s’appellent et se répondent l’un l’autre. Ils forment, à distance, l’image d’un acte sexuel.

Le rock’n’roll est fait de gestes autant que de sons. Les gestes pour jouer aussi bien que les gestes qui viennent au moment de le faire appartiennent à la musique. Le lieu où le Rock apparaît, autrement dit le corps du musicien, doit disparaître, se dissimuler, être caché. La scène existante, le lieu public disponible n’est pas l’endroit où il peut se montrer. Signe, le rock tire au-devant du public ce qui doit demeurer caché au plus grand nombre et surtout à la jeunesse – il excède la scène, il la charge d’une valeur nouvelle, outrancière et extrême. Image, il apparaît dans la foule qui le démembre et le renvoie à une scène invisible (celle de la censure et celle primitive). Derrière la scène se tient une autre scène plus profonde qui doit rester invisible.

Le rock n’a pas de scène à sa mesure : ni sur le plateau où on le dissimule, ni dans la foule qui le renvoie et lui désigne un au-delà (le public, sur le plateau de télévision, voit la scène que dissimule la censure mais ne la montre pas, la symbolise seulement). L’espace dans lequel le corps de cette musique se montre est une scène impropre, une scène où celui-ci ne peut se montrer pleinement, à lui-même et aux autres. C’est un corps à « l’expression » mutilée, par excès et défaut. Il n’a pas de lieu unique, entier, où se manifester dans son intégrité mais un espace divisé, médiatisé, symbolique.

Est-ce seulement la télévision qui est une scène impropre ? Sur les planches, la bonne vieille estrade de bois, ne se trouve-t-il pas le lieu adéquat ? D’abord, tous les passages télévisés n’ont pas été censurés et bien des spectateurs ont vu Elvis sur le petit écran faire son show. Ensuite, les polices locales filmaient déjà les concerts pour porter son obscénité devant les tribunaux. L’évidence si scandaleuse du sexe repérée par l’opinion dans le jeu d’Elvis était déjà une façon de pousser le rock hors de la scène : sa scène légitime était dans la chambre et devait le rester, ou s’il persistait à se montrer en public, sa place serait désormais en prison, derrière les barreaux. Il n’est donc pas sûr qu’il existe une scène primitive et positive du rock’n’roll, une scène où cette nouvelle musicalité brûlante du corps pourrait pleinement se manifester. L’existence d’une scène derrière la scène, d’une scène où tout se dévoilerait à l’opposé d’un lieu divisé selon les lois du public est le résultat d’une certaine police des corps. Les histoires de coulisses, celles que les rockers autant que les journalistes qui les traquent et les colportent entretiennent à propos du désir sont la défaite légendaire du rock’n’roll. Le retrait, le recul, devant le défi lumineux de la scène.