L’antichambre du crâne

Souvenir de ce soir-là, entre les deux jours de labeur, à rassembler tout son désastre : la lecture des cartes répandues sur le lit, dans un tout autre désordre que celui dans lequel je les avais trouvées au matin ; une lecture difficile, irréelle et plus rien. Sommeil. Je me réveillerai avec cette impression étrange que ma chambre d’hôtel était contiguë à la sienne, que les bruits que j’y avais entendus n’étaient pas sortis de mon rêve, que moi aussi maintenant j’étais tout le temps observée. Au bout d’un regard.

Les cartes étalées, étroites fenêtres, m’avaient dévisagée ce soir-là.

Et dans le miroir, au matin, je n’avais vu personne ; personne d’autre que moi.

 

Two Green Chairs by Rustman

— Qu’avez-vous à revenir ainsi, me visiter, même au plus profond de mes rêves ?

— La masse, c’est ça qui lui importe, tu vois ? La masse. La masse de ce qu’on dit, de ce qu’on écrit. C’est pour ça qu’il faut qu’il se gave encore et encore de plus de mots, qu’il en crève jusqu’à ne plus les supporter, un par un, page après page, livre après livre, et au plus vite, au plus simple, quitte pour gagner du temps à se faire les plus indigestes : les dictionnaires, les sommes, les encyclopédies, tous les accumulateurs, les accélérateurs de savoir. Vite, il faut qu’il aille vite, tu comprends ? Et y’en a sûrement pour plusieurs vies à se tuer à la tâche comme ça, et la sienne, vu comme il l’a malmène, vu comme il la plie, lui promet d’être courte. Alors mieux vaut aller et partir ainsi, nourri de livres à n’en plus finir comme autant d’expériences vitales, plutôt que le ventre sec et creux de ceux qui ne vivent qu’une vie : la leur et rien d’autre. Et même si ça ne suffit pas de lire, même s’il faut que ça éclate, que ça t’explose à la gueule pour que d’autres vies s’ouvrent en toi, il faut aller jusqu’au bout, tu m’entends ?, passer même le moment où on ne comprend plus rien à ce que l’on fait, où on est dedans : point ; exposé à ce qui jusqu’au bout restera opaque, entier, plein. D’autres livres pour d’autres vies, d’autres vies pour d’autres livres. Et puis la vie qui re…(— Vous m’entendez bavarde clameur ? Vous m’entendez ? Que cherchez-vous ici ? Et de quoi parlez-vous ? Disparaissez je vous prie ! Disparaissez !) …tre les livres, la vie comme seul repaire, je te dis. Où veux-tu qu’il les range sinon ? Où veux-tu qu’il trouve les clés dont il a besoin ? Qu’il se mette autrement du plomb dans la tête ? Que d’autres vies viennent à peser dans la sienne ? Qu’il les allège et qu’elles lui donnent un destin ? Qui prend encore le temps de livrer aux autres – des racines les plus emmêlées  aux plus belles fleurs cultivées – comment il vit de cette vie ? Qui sait encore ce qui est vital à lui seul et nul autre ? Qui ne voit pas que…

— Stooop ! Stop ! Stop. Je vous entends, voix sans sommeil. Je vous entends Les poumons se gonflent à nouveau Inutile de continuer comme cela. Vraiment inutile : de me poser tant de questions qui me blessent et m’accablent. Et à ce moment, à cette heure. Ne devriez-vous pas dormir vous aussi ? Le rêve n’est-il pas le lieu où votre règne prend fin ? Où vous disparaissez, au moins jusqu’au jour ? Pourquoi revenir ainsi à plus de minuit ? Et pour me parler de livres en plus !

Car vous devez bien savoir, et mieux que personne, que les livres ne sont plus rien pour les hommes, que même s’ils sont là, maniables, disponibles et ouverts à qui veut, du moins à qui sait lire et le veut, jamais ils ne donneront la gravité que l’on convoite en eux. Jamais !

Jamais ils n’ouvriront la moindre porte à d’autres vies que la nôtre, la mienne tout autant que la vôtre d’ailleurs. Cette vie que je sais si médiocre, si étroite et si poussiéreuse que j’en étouffe déjà, à ce qu’elle m’approche de si près, de son souffle et de son haleine Respiration encombrée, voilée, hasardeuse (— tu me parles de cette poussière harassante qu’il faut sans cesse déranger, gratter, désincruster, en chacun des dépôts, couche après couche, cumulés ? De cette poussière de vie qui pénètre de force les objets de son épaisseur grise et patinée, qui s’infiltre peu à peu des bords colorés jusqu’au cœur, noir, liquide, des choses prêtes à crever ? De cette cendre qui leste la durée d’une mémoire spontanée et défaite, qui donne à la moindre présence cet âge immémorial faisant surgir choses et souvenirs des mêmes temps anciens, dispersés, étalés comme au premier jour d’un jour déjà révolu, lui-même venu d’un temps dont on ne se rappelle de rien. Tu me parles vraiment de cette brume de légende ?). Les livres : il faut que vous sachiez, puisque vous n’en avez pas l’air, qu’on peut les épousseter tant que l’on veut, le cœur battant, la langue fluide, pensant y trouver des trésors de vie inaltérés, intacts, uniques, des trésors comme en rêvent les clercs de tout clergé, on n’y trouvera que des heures sacrifiées, vous m’entendez ?

— …

— Vous m’entendez ? Vous êtes calmée ? Vous ne dites rien ? Alors partez ! Et n’oubliez pas pour demain matin : tant que l’on a pas pris la peine ou l’occasion, ou le plaisir, d’agiter un livre en tout sens et de voir tomber par flocons, de ses pages en suspens, la fumée de signes qui s’envole alors, tant que l’on a pas senti l’irrespirable nuée qui vous pousse d’emblée à ouvrir les fenêtres pour trouver enfin un peu d’air, on ne comprend rien à la vie, vous m’entendez ? Rien. Pas le plus petit grain de matière.

— Les chances de vivre qu’il y a entre les livres. La vie qu’on déchire en ouvrant les pages, celle que l’on troue, même pour quelques instants. C’est de ça qu’il s’alimente : pas de ces livres qui se nourrissent de vies, qui les incarnent, qui en témoignent ; de ceux qui les contiennent : vies advenues, à venir, perdues quelque part, ni vivantes ni mortes, au milieu de leurs rangs, de leurs lignes, droites, serrées, parallèles, contiguës… C’est vivre au milieu d’autres livres qu’il veut, de ces livres qui sont comme les ouvrages du temps, les pierres les plus lourdes, les moins transportables, des livres sous lesquels une vie coule, oubliée, sans mémoire, délavée par le temps. Je le vois déchirer et rassembler, avaler et recracher dans ces livres…

— Mais vous allez m’écoutez ?! Hurlements tapageurs Vous allez arrêter de hurler comme ça ?! Trépidations comiques… comme le caprice d’un enfant tout jeune, refusant de faire ce qu’on lui ordonne ou subissant l’impuissance de la volonté qu’il intime à ses membres, puis Vous n’en faites qu’à votre tête alors ? Grognement insolite, refus de la moindre limite… C’est donc ça ? Battements de cœur, crissements de dents… Comment vous pouvez être aussi aveugle, aussi pitoyable ? Ne pas voir qu’il y a si longtemps que les livres ne sont même plus poussiéreux mais qu’ils sont la poussière même, vous m’entendez !, la poussière même du temps et du monde. Comment pourraient-ils, ces maudits livres, contenir le moindre soupçon de sang et de sueur, eux qui sont si peu de chose face à la vie ? Comment ils pourraient en faire sentir le poids, le sérieux, les enjeux alors qu’il suffit de fermer leurs pages d’un geste bref et théâtral et clamer bien fort « Tout est fini » pour que meurt en eux toute apparence de vie ? Comment pourraient-ils, je vous le répète, grognement stupide, dévier ou emporter au loin le cours d’une existence, si docile, si hésitante soit-elle ? Vous pouvez déplacer tous les grimoires que vous voulez, vous ou je ne sais qui dont vous parlez, ouvrir même les plus vénérables, les plus anciens : la vie, je vous le dis, l’existence passagère, l’essai unique et sans lendemain, ne se laissera saisir et encore moins capturer dans un petit bout de papier. Il pourra en bouffer des pages, votre drôle d’animal Rage désordonnée, carnassière et anthropophage, prête à ronger les sangs de ces liens de la parenté qui s’écoulent en vous comme le plus insidieux des poisons… et tant qu’il voudra. Il pourra même avaler les feuilles de bout en bout, en large et en travers, les plonger dans les biles les plus noires, les liqueurs les plus sucrées, il n’en trouvera rien de vital : ni pour lui, ni pour vous, ni pour moi. Rien Parole haute, propulsée, haine à tout ce qui empêche d’exister, parole d’autant plus animale qu’elle cherche dans la raison, le délire et l’histoire, de quoi mordre sur la souffrance partagée du présent… Vous m’entendez au lieu de maugréer et d’hurler comme çà, comme une bête !

— Pourquoi tu gueules comme ça, stupide oreille ! Pourquoi faire sortir de cette bouche autant de souffles, de cris et de plaintes ? Tu ne comprends pas que je suis sourd ? Et que sa voix, même si je ne l’entends pas, compte plus que la tienne ? Combien de temps il te faudra pour entendre qu’entre les lignes il ne lit plus, ne veut plus même voir au-delà, que l’imagination s’est tue, que rien ne perce sur la page qui ne soit là : déjà, ailleurs, quelque part, mais où ? Et tu verras quand tu sauras que de ces gestes élémentaires qui font les livres parler, de ces gestes dont tout son corps est chevillé, il a fait une machine extraordinaire, d’une irréparable vitalité. Tu verras maudite oreille. Et j’entendrais.

— Mais quand allez-vous arrêter de me tourmenter comme ça ? Vous croyez vraiment, maudite conscience Halètements resserrés que je ne suis bonne qu’à écouter vos sermons ? Qu’il faudrait que je me taise, alors que je suis chez moi, ici, dans ce sommeil qui me protège et m’écarte : de toutes vos paroles ténébreuses, qu’elles soient fausses ou exactes, avec lesquelles vous essayez de diriger mes rêves, de les appeler vers vous, de les garder tout contre vous, quitte à, pour tenir les mauvais jours, les laisser pâlir au soleil. Dormez vous aussi ! Lucidité crasse de la veille ! Dormez !

— Si je pouvais partir d’un grand rire Clignements de paupière j’aimerais que tu entendes résonner sa clameur jusqu’aux coins les plus reculés de tes indécrottables tympans. Car je te vois t’agiter comme le jour, toi dont les actes, les paroles et les rêves ne s’éclairent qu’à la lumière de cet introuvable soleil intérieur. Tu prends ma voix pour celle de la conscience, n’est-ce pas ? Pour celle qu’on lui donne, quand on entend comme toi chaque chose parler sans arrêt. Mais comment est-ce que je pourrais être ta conscience, dis-moi ? Comment je pourrais faire pour…

— Vous n’allez pas me dire que vous ne l’entendez pas ce chuchotement continu qui répète au loin, qui répète partout, que vraiment les livres ne pèsent pas lourd en ce monde.

— Tu…

— Qu’il n’y a pas besoin de tendre l’oreille pour le savoir. Que moins on le dit, que plus ça continue à bourdonner, même très fort par endroits : là dans le couloir, juste à côté, voilà que ça hurle à tue-tête ! Que ça crie, que ça piaille ! Au point même que… à l’entendre aussi fort…

— Tu vois bien, j’en suis sûr, qu’on ne sait même plus d’où ça sort, d’où ça vient : cette voix, du tréfonds de son crâne ou du bout du couloir. Mon petit bout d’oreille, ne voudrais-tu donc être que cela : un écho redoublé, un éclat de voix qui ne sait d’où il vient ? Mais comment fais-tu, labyrinthe ouvert à tous vents, pour ne pas entendre aussi que ça fait bien longtemps que nous n’avons plus de conscience ? Conscience de rien sinon vaguement de morale dont tout le monde s’habille le matin d’illusion. Comme si le corps ne parlait pas assez comme ça, comme s’il ne brillait pas déjà assez fort ! Et pourtant il arrive, qu’elle revienne cette voix : comme ça, par inadvertance, n’importe où dans la rue, au café et même chez le boulanger, tiens celui de la petite place Béranger au petit matin, quand faisant la queue, encore une fois, vient ce moment où quelqu’un s’impatiente et une nième parole d’agacement, dont on ne sait même plus pourquoi il l’a dite, et de cette manière, sur ce ton-là, comme un son éructé, l’exigence d’un festin, un appel au meurtre de ces étrangers, de ces vieux, de ces jeunes, de ces riches, qui ne respectent pas, ou plus, la file et l’ordre manifeste de leur bon droit… et qu’on ne dit rien, et qu’on se trouve, se retrouve chacun face à face : bonne et mauvaise conscience, sans paroles. La voilà : errante, à demi nue, au milieu de tout le monde et aux abois. On redécouvre alors, du coin de l’œil, du bout du nez, toute la merde que chacun peut garder dans ses entrailles. On se rappelle combien chercher à la cerner, à l’isoler, l’examiner, la sale petite conscience (ou l’inconscient comme tu voudras) l’enfonce plus encore dans le corps qu’il ne nous en débarrasse. Mais tu n’as pas de paupières, ma tendre merveille, tu n’es pas comme moi.

— Mais qui êtes-vous donc, l’insomniaque, si vous n’êtes pas de ceux, justement, qui jettent sans vergogne leurs réflexions sur tout ce qui est et devient, même le plus insignifiant, le plus sublime, au point d’en polluer sans plus de frais l’univers ? Vous croyez que vous allez pouvoir me tromper ? Mais j’ai trop l’habitude se sentir votre voix qui accompagne, devance et prévient le moindre de mes pas : votre souffle qui rentre et sort par tous les coins, enfume les couloirs, les cages d’escalier, passe sous les portes que j’ai pourtant calfeutrées de guenilles, de mon bavardage, de mes doigts. Vous ne m’abuserez pas car je sais que c’est votre voix !

Bouche entr’ouverte, dessinant un grand O, qui expulse par bouffées une fumée invisible

— Un gaz acide, qui s’enflamme parfois, que l’on respire et recrache par tous les moyens, un poison à effet lent qui nous porte dans l’égarement, provisoire, de ne plus savoir où l’on va, d’où on vient et quel sera le chemin. La conscience est la chair pourrissante au sein du vivant, tu vas voir, la parole cuite et recuite le long des boyaux toujours plus longs, toujours plus compliqués, de nos blancs intestins.

— Éloignez-vous de moi sale fauve pelé avec votre œil torve de charognard ! Éloignez-vous de moi si cette voix que j’entends n’est pas la mienne venue du plein jour de l’aube d’hier ou demain ! Et dites-moi qui vous êtes : maintenant ! Et n’essayez pas de louvoyer en me parlant de votre affreux et de ses livres ? Oreille se tend, poumon se détend

— Moi je le vois seulement recopier des livres à n’en plus finir, et parler dans le même élan. Et j’aime qu’il me pardonne de le regarder faisant seulement cela, plutôt que vivre, ou plutôt vivant de cela, sans savoir si l’on peut vivre vraiment, je veux dire… vivre dans sa plus haute intensité de seulement cela, de ces gestes insignifiants qu’il paraît m’accorder dans son indifférence à regarder vers moi. J’aime ce refus qu’il a de voir que je lui donne du regard qu’il ne me rend pas. J’aime voir ce qui ne se montre pas et ne le fera jamais. J’aime visiter les bords du cratère d’où le volcan ne reviendra pas. Et si je ne suis pas ta conscience, toi qui ne sais même plus si tu rêves, c’est que je ne suis pas non plus dans ta tête : je ne suis qu’un voisin, vois-tu, et un drôle de voisin pour lui, pour toi, toujours caché au bord de sa fenêtre, le corps muré sur les bords, et si je ne suis pas le seul à le voir – bien que ma chambre soit quasiment en face de la sienne, de l’autre côté de la rue, ce qui n’est pas rien, plusieurs dizaines de mètres à vol d’oiseau, de quoi voir sa vie réduite à quelques formes et mouvements élémentaires, des routines en pagaille ramassées dans un cube ouvert dont une face seulement laisse pénétrer la lumière – je suis sûrement le plus voyeur de tous. Je contemple dans le jour, dans la nuit, sa chambre et sa cuisine, collées bord à bord. Je remplis ce deux-pièces où il vit des perspectives étranges dont je suis capable, aveugles et précises à la fois. Je laisse pénétrer mon œil solitaire dans cette machine parfaite que devient sa chambre devant moi : étanche à tous les sons humains, rétive à toutes les voix qui pourraient s’y frayer un chemin… Je n’entends plus rien que je ne pourrais voir. Et même toi,oreille bavarde, ta voix s’estompe à tes lèvres, je ne t’entends point : je te vois.

Tu ne dis plus rien ? Tu ne veux pas savoir ce que je vois quand je l’observe œuvrant dans ce caisson qui ne vibre que des coups sourds qu’il t’arrive de donner contre les parois quand tu t’approches, quand tu effleures le mur qui vous sépare ? Tu ne veux même pas voir dans mes yeux, dans ce rêve miteux de chambre d’hôtel, que je te vois te frapper le crâne lourdement contre le mur mitoyen de ton appartement et du sien, essayer de savoir, comme tu le peux, si cette rumeur qui ne désenfle pas n’est pas tout simplement dans ta tête : que tu ne rêves pas ! Tu ne veux pas plonger dans mes yeux ? Le voir continuer à répandre cette langue qu’on ne reconnaît qu’à peine, par endroits, et en creux. Ces phrases embouties, compressées, déchirées qui te vrillent les oreilles depuis si longtemps semble-t-il, jour après jour, nuit après nuit, que tu ne sais même plus d’où elles viennent, que tu ne sais même plus qui les dit. Que tu te cognes aux murs de cette chambre : aussi durs après tout que les os de ton crâne. Tu attends quoi ? Que ta tête bien pleine fasse taire toutes les voix qui lui parviennent en écho : en lignes d’imprimerie, sur ondes radio, dans le vacarme télévisuel ? Tu veux quoi ?

— Assez, je vous en prie. Assez. Laissez-moi être seule. Prenez mon rêve, prenez-le dans votre voix, mais laissez moi dormir loin de vous, loin de lui. Je ne veux plus l’entendre, je n’entends plus rien : regardez !

— Il te faudra plus que de faire de tes mains un étau, mal oreille, pour te vider la tête. Il faudra plus pour que je cesse de répéter que la vie n’est pas au dehors des livres, ni même lovée en leur sein, comme les vies des romans qu’on invente au passage pour défendre, critiquer, imiter celles qu’il arrive que l’on croise, qu’on emprunte, qu’on perde en chemin, quelques heures, quelques jours, quelques mois. Et qu’elle est encore moins dans ta tête. Comme toi, je ne sais pas ce qu’il lit, souvent recopie et recrache ainsi. Au mot près je ne sais pas. Mais je ne crois pas, en tout cas, quand je le vois faire tout ça, qu’il se nourrisse de livres comme de vies non vécues, de vies invivables, de vies feintes pour ne pas en avoir. Et je crois encore moins qu’il nourrisse une âme, ni la sienne, ni la tienne, d’un esprit fait de chair. Je ne crois pas.

 

 

 

Souvenir que ça n’a pas arrêté. Que plusieurs fois je me suis réveillée, pensant être sortie du sommeil, que j’ai parlé dans la chambre vide pour m’en assurer, que mes paroles ont résonné et sont revenues vers moi. Miennes étrangères.

Je sens encore mes deux mains fermement agrippées aux couvertures et aux draps, le buste que j’avais relevé tandis que l’oreiller dormait encore derrière moi : même sortie d’apparence du rêve, j’avais continué la dispute, le dialogue, le débat aux fenêtres et aux murs qui se tenaient devant moi. Je parlais pour ne plus entendre, pour couvrir ce qui n’était pas, pas même une voix, un signal étrange fait de cris, de blessures et de râles, d’exclamations et de joie. Puis je me suis effondrée à nouveau sur l’oreiller ne me réveillant toujours pas. Pour recommencer encore et encore, épuisant la nuit comme une nuit de trépas.

Même aujourd’hui, j’ai peine à savoir si je dormais vraiment tout ce temps, si je me suis bien dressée et redressée ainsi plusieurs fois. Ce fut la première fois, en tout cas, où veille et sommeil furent aussi indistincts, la toute première. Je rêve encore que ce soit la dernière.

 

… fous de c’qu’il fait, je me fous de c’qu’il dit ! Sale vautour, chauve-souris de malheur, laissez-moi ! Épargnez-moi vos visions, vos sermons, vos menaces ! Lai-ssez-moi !

— Et son marmonnement lugubre qui te brise les nerfs, tu crois qu’il ne m’est pas sorti par les yeux à moi aussi ? Mais tu ne vois pas que c’est comme cela qu’il s’en protège ? Tu ne le vois toujours pas ? Que cette récitation fébrile et funèbre est la conjuration de cette conscience que tu hais mais que tu soupçonnes sous le moindre de tes mots, de tes pas ? Tu ne sais plus d’où viennent ces voix qui t’agressent mais tu m’as pris pour la sienne ? Tu manques vraiment de sommeil, ma rêveuse. Et de finesse. Car comment tu peux réduire ces murmures qui t’absorbent jusqu’à s’engloutir dans tes rêves à cette voix sans support, cette liberté encagée où on a réduit la pensée : le for intérieur, l’âme pure, l’esprit libre, la conscience souveraine, tous ces refuges de fortune plus ou moins restaurés : quitte-les, avec lui, avec moi ! Arrête de vivre en ton âme et conscience ! Car même ce cerveau qui était censé l’abriter, depuis bien longtemps tu l’as déserté, mal oreille, et sans même que tu sois prévenue. Laisse cette grotte lugubre à l’abandon qu’elle mérite, laisse la à ses courants d’air, à tout ce qu’on y vient y souffler qui n’a plus aucun intérêt : car plus tu taperas ta tête contre les murs, plus l’écho de sa voix viendra te remplir le creux des oreilles.

— Que voulez-vous que j’entende sinon cette voix, la sienne ou la vôtre, que je ne distingue même pas ? Que voulez-vous que je comprenne de telles insanités, de ces filets de mots dont rien ne se laisse toucher ou même apercevoir ou seulement effleurer du bout des doigts, de la langue, seulement de la langue ? Pour ce qui vient m’envahir, empiéter sur le périmètre privé de ma chambre et de mon cerveau, est-ce beaucoup demander de pouvoir au moins goûter ce que cela peut bien vouloir dire ? Est-ce beaucoup, inconnu, de vouloir qu’une conscience habite seule ses rêves ?

— Tu ne vois pas toujours pas à quel point nous sommes étrangers lui et moi ! Tu ne comprends pas à quel point je déteste la couleur de son plancher et sa façon de pencher la tête lourdement devant soi, même s’il nous arrive de partager ce même regard porté de part et d’autre de la rue, bien que, comme je te l’ai dit, il ne me regarde jamais, lui, à ce que je vois, à ce que je sais. Tu ne vois pas que nous sommes du même rêve, toi et moi, que je suis tes yeux, que tu es mes oreilles, que c’est notre corps désarmé qui se parle d’un langage sourd à lui-même, venue plus loin que la tête et d’ailleurs.

— Si vous dites vrai, aidez-moi ! Réveillez-vous, réveillez-moi ! Je ne veux plus entendre parler ni de vous ni de moi !

— À quoi bon crier, l’ensablée, et gesticuler comme tu le fais puisque toi et moi n’avons pas besoin de la voix pour parler, que le silence y suffit : une absence qui nous touche sur les bords et au cœur. Tout le contraire de lui qui détruit les livres pour se faire entendre ; les textes, les phrases et les mots qu’il pulvérise un à un, tendant comme cela, à l’infini, jusqu’au bout infime du langage. À le voir, jours durant, pantin monotone débitant du langage, on ne soupçonne chez lui plus aucun amour de la langue, on se dit qu’il cherche quelque chose qui soit autour, en dessous, en deçà, quelque chose qui soit en rapport avec ce qui se dit partout, mais qui gravite bien loin de la passivité des mots, bien loin des messages qu’ils transportent, ces bêtes de somme qu’on charge de ce qu’on veut, de tout ce qu’on voudra : les intentions, les significations, aussi crasses, aussi lourdes soient-elles. Toute une vie qu’il creuse au milieu de ces livres, dans le silence auquel obstinément il les réduit.

— Ce silence que vous voyez serait donc le même que j’entends ? Mais de là où je suis. Car il ne vient pas du caisson que vous épiez à l’envi mais du trou qu’il creuse, derrière le mur où je le surprends, entre ce qu’il lit et ce qu’il dit. Des mots, il en recrache tant et tant jusque chez moi, si vous saviez, que quand j’entends les pages et les pages qu’il récite et que je sais d’avoir tendu l’oreille qu’il ne s’agit d’aucun des textes sacrés, mais de la platitude bossue de je ne sais quel traité vulgaire qui dévoile si peu de choses avec tant de précautions, je me rends bien compte dans ce lent brouhaha qu’il s’avance vers un silence qui n’est plus celui auquel je suis habituée : un silence plein et pourtant vidée de tout vocable, un silence que mes oreilles entendent mais n’écoutent pas. Rien, ou peu s’en faut, du silence d’où sortent les sons de ma voix, de la vôtre, rien du mutisme des choses qui fut toujours là : un silence d’entre les choses, tardif et sans appel, un silence venu du langage qui ne sera donné qu’avec le dernier mot, mais qui ne viendra pas.

— Il se dirige peut-être – sûrement même quand je revois sa manière de bouger, de ramper, de nager sur les murs ou sur le plancher – vers le silence d’avant le moment où l’on parle, celui de l’enfance, de la prime humanité, ce temps d’avant le langage ; vers cette sorte d’émission de sens généralisée, sans aucun signe audible ou visible pour s’y retrouver. Un faisceau de mouvements, de penchants à peine lié. On voit qu’il vit comme si le langage avait toujours été là, depuis je ne sais quelle aube plus vieille encore que celle du vivant, dans le chaos duquel certains animaux, dont les hommes assurément, ont réussi à vivre quelques temps : bêtes étranges pour qui tout ne faisait plus signe, infirmes qui étaient parvenus à réduire le sens, le rendre supportable et vivable. À le voir, l’on sait que bien avant l’écriture, bien avant qu’elle n’arrive, certains animaux connurent ce goulot d’étranglement, cette raréfaction de l’air qui allait donner les signes que l’on respire aujourd’hui : la naissance de l’esprit, le début de la grande suffocation.

— Mais à quoi vous servent donc ces paupières brûlées par le sommeil, ces yeux que rien ne peut plus refermer ? Vous n’entendez pas que ce langage remâché sur lui-même n’est pas le retour au mutisme d’un accident prénatal, aux larmes antédiluviennes des plaintes de l’aube, à la morve boudeuse des fâcheries millénaires ? L’issue qu’il creuse au travers des mots et qui me siphonnent le crâne, vous croyez qu’elle prend la voie du retour ? Noooon. Quand je l’écoute il fait nuit : en moi, autour et partout. Il fait même nuit en ce rêve où je ne suis même plus sûre d’entendre bien distinctement votre voix. Non, aveugle prunelle, on devine plutôt à l’entendre détailler ce langage vital, une glaire expulsée dans les airs, du langage rendu à son corps, d’excrément, maculant tout ce qu’il touche, agglutinant tout ce qu’il voit. Et ceci sans arrêt, vers on ne sait quelle fin, tendu vers le cœur ouvert et tremblotant d’une fatale explosion : Z-Y-X-W…

— C’est ça, c’est ça, (Tic-tac. Tic-tac. Tic-tac…) le décompte chiffré d’une bombe à retardement.

— Entendez-vous le bruit du réveil qui vous appelle ? C’en est fini de nous deux, le jour approche, le jour est là ! Vous avez encore le temps : partez de moi !

— Tout est tracé dans les directions de son corps, tout s’éclaire quand il s’apprête à mener sa diction : là où le savoir écorché des mots échoue sur sa langue, qu’on le cherche ensuite partout : là il faut chercher ce silence. Chercher, se mettre en branle pour que son épaisseur invisible, transparente, devienne immédiate et palpable. Donner corps à notre existence. Chercher au plus près cet abri qu’il a commencé de creuser dans les mots. Se tenir au plus près du langage, ne pas y chercher plus loin notre silence. Où trouver ce lieu, sinon, qui se tient quelque part dans ce que l’on dit et qui en est, en un sens, complètement débarrassé ? Où dégotter ce refuge contre les mots qui disent vrai, qui disent juste, qui disent bien ? Où trouver cet espace qui préserve ce qui ne parle pas mais qui aurait pourtant été bâti avec eux ?

— Maintenant !

— Moi je reste, papillon, perdu dans ton labyrinthe où je rêve d’un regard qui traverserait au-delà, de mes paupières calcinées, sur un pont invisible qui défierait enfin le gouffre silencieux et vide qui nous sépare, qui espace tant nos appartements, pourtant si voisins, ce précipice en contrebas que l’on remplit de ce qui se dit de la vie avec tout ce qu’il y a de plus bruyant au dehors. Je m’émerveillerais de voir de plus près ce que je ne pouvais voir jusque-là : écharper de grandes reproductions de tableaux à coups de cutter, suppliciant l’image, lui ôtant violemment toute lettre visible, toute trace écrite qui noircirait sa surface. Et je saurais à quel point la peinture peut être encore si bavarde pour ses doigts maladroits, combien il est loin d’être prêt à recevoir lignes et couleurs comme un refuge ouvert au travers des mots, comme un lieu où s’étendre, sans trace et sans signal vers qui que ce soit, un lieu où le langage ne trouverait plus son origine, où rien n’aurait jamais commencé, ni fini, mais où on pourrait prendre congé de la langue, de la sienne et des autres ; un lieu où le langage n’aurait plus d’yeux ni d’oreille pour s’entendre parler. Un langage qui serait devenu sourd à lui-même : de trop en dire, de trop parler, de ne plus s’entendre à force de parler. Comme une façon de s’absenter carrément au milieu d’une phrase. Et continuer l’air de rien. Un langage où serait déjà capturé le silence qui viendrait après qu’on se soit tu. Comme si on en avait déjà fini avant même d’arriver à la fin, comme si les mots restaient en travers, sans plus de voix où s’engouffrer. Un silence humain, habitable et pourtant…

Le réveil a sonné. J’ai repris ma lecture ainsi : à moitié réveillée.

Dépolarisation de l’intimité

Image

Dissémination de janvier – Écriture et Image

 

Il chiffonne.

Depuis tout à l’heure, il chiffonne.

Tout ce qui passe à sa portée : les feuilles noircies, bavantes, grattées, imprimées, que ce soit de cartes, de cours, de plans, factures, billets, adresses, promesses, retournées, froissées, tachées, réécrites, qu’il prend à plein bras contre son torse, qu’il serre et presse sans les broyer, en étouffe tout filet d’air possible entre leurs plis, et les glisse sous son t-shirt, contre son corps mis à genoux, puissamment appuyé sur le cul de ses pieds déchaussés, la poitrine gonflée, inspirant doucement son poumon de papier. Tout. Puis il expire violemment, la bouche vers le ciel, les bras dépliés au bout duquel chaque main vidée, paume ouverte et creuse, attend de recueillir du bout de ses doigts la pluie de signes, de lettres et de traits qu’il vient de compresser avec son corps, presqu’avaler, recracher ; mais rien ne vient. Les signes ne décollent pas du papier. Il faut recommencer : d’abord avec ces lettres que l’on a acceptées, puis avec celles des autres que l’on aura volées, et celles de personne, catalogues et publicités abandonnés sur le côté, en marge des boîtes, déjà poussées, en route pudiquement vers la poubelle tout près. Collecter encore, chiffonner toujours, peut-être enfin respirer.

Je voyais ça tous les matins depuis quelques semaines, entre la blancheur des murs qu’un printemps de plus était venu salir et celle des lettres que je recevais, chaque jour ou presque, candides et fières d’être toutes arrivées, ou quasi, entre mes mains sans que je sache toujours tout à fait comment. Parce que…

Parce que je ne traitais pas toujours mon courrier, je m’y mettais subitement, quand les questions que suscitaient ces envois finissaient par se taire, que le mystère qu’elles creusaient jusqu’au fond de ma bouche s’écroulait sur lui-même, obstruant le passage du murmure ininterrompu qu’elles faisaient et qui, au plus fort de la journée, pouvait même recouvrir celui de la télévision. Sinon, je ne sortais pas des limites du petit écran. Et je mettais le son si fort que je n’entendais pas, quelquefois, quand le facteur m’apportait le courrier.

D’ailleurs, je ne savais pas si vraiment c’était mon courrier. Je ne reconnaissais pas mon nom sur les enveloppes. Je savais le déchiffrer, bé eu èr gé eu èr, mais je ne le voyais pas. Pas vraiment. Alors quand l’homme au képi me portait un recommandé pour que je le signe (où je voulais, me disait-il, ce n’était pas difficile), je reconnaissais de bonne grâce qu’il y avait écrit les mêmes lettres sur le bordereau et sur ma carte d’identité – quoique que les caractères étaient différents – mais je me demandais toujours ouvertement si c’était bien à moi que s’adressait ce nom :

— Vous êtes sûr que c’est bien pour moi, qu’il n’y a pas quelqu’un d’autre, dans l’immeuble qui porte le même ? Et le mec d’en face, là, comment il s’appelle ? Je suis sûr que vous le savez, vous lui ressemblez même ? C’est pas un cousin à vous ?

Je l’exaspérais, pas de doute. Alors, je signais d’une croix. Il me donnait le pli et retournait vite fait sur ses pas, me laissant à mes questions qui reprenaient pour de bon : faut-il répondre et comment ? À toutes ces lettres. Suis-je leur destinataire si mon nom est écrit sur l’enveloppe ? Et si une erreur se glisse dans la mise sous pli, si la lettre à l’intérieur s’adresse à une autre personne ? Je peux la renvoyer, c’est sûr, et même avec un peu de chance effacer toutes traces de mon indiscrétion : de ce temps où elle m’a appartenu, de cette table sur laquelle elle a dormi, où piles et stylos l’ont fait sienne comme un membre à part entière de mon quotidien. Je peux oublier le fil des jours ramassé en quelques phrases pour dire que tout va bien, que la maison lui manque et qu’il n’y en n’aura plus pour longtemps. Ou rétorquer du fait que si elle m’a atteint, sans que cela soit prévu, et bien qu’elle ne s’adresse pas à moi, elle y a fait son chemin, tant elle m’a touché, tant la voix jaillissante et inattendue de cette lettre aura paru la présence la plus pure, la plus évidente de celle dont je ne connais que le nom. Et là encore, est-ce que je peux me dire qu’elle m’est adressée d’une manière ou d’une autre ? Cette lettre ? Est-ce que je peux dire qu’elle est écrite pour moi ? Pour moi aussi ? Et qui m’en empêcherait dans tous les cas ? Il suffirait que je la garde et elle serait à moi, en ma possession, personne ne s’en rendrait compte. Et je pourrais la renvoyer de même, la recopier, l’apprendre par cœur, en réciter chaque fragment le soir avant l’arrivée du sommeil, en détacher chaque syllabe au téléphone d’un inconnu pris au hasard pour qu’il soit témoin que je l’avais, moi aussi, définitivement reçu. Je peux même écrire à mon tour à la personne à qui était destiné ce courrier et la supplier de croire que je ne l’ai pas lu, m’étant simplement arrêté de lire au premier instant où je reconnus ce nom qui n’était pas le mien ; et si elle ne me croyait pas, si je sentais qu’au moment même où je m’adressais à cette personne dont je ne connaissais rien, que dont tout dans mon ton, dans mon rythme, dans mes silences, trahissait que je la connaissais, que nous partagions une intimité qui ne pouvait que nous diviser pour de bon : alors je lui avouerais que je l’avais lu de bout en bout mais ne savais rien de ce qu’il y avait d’écrit, que de toute façon cela ne nous rapprochait pas, que je pouvais garder le secret, si elle le voulait, ce secret que rien dans cette erreur ne nous destinait à l’amour, que cette intimité que je créais ainsi en moi, creusée je ne sais où, d’une lettre qui ne m’appartenait pas, qui n’aurait pas été la sienne non plus, pas encore, je la lui envoyais finalement sur du papier blanc où rien n’était nommé, rien ; qu’elle en fasse ce qu’elle veule, qu’elle me débarrasse enfin de cette intimité avec elle que je n’avais pas demandée, dont je ne voulais rien savoir, et qu’elle arrête de m’écrire. Point.

J’étais importuné comme ça, presque tous les matins. Et ce que le printemps aurait pu glisser jusqu’à moi – de nouveau j’entends – dans ce tourment, ne vint pas ; m’assurant, comme on dit avec raison, que l’hiver n’était pas fini, que je n’en finirai pas avec ces lettres que je recevais, sans arrêt, qui m’étaient bien adressées – le lieu était correctement indiqué ainsi que le nom, même si je ne me souvenais pas de l’avoir donné, et comment se souvenir et comment avais-je pu le donner, ce nom, pourquoi était-ce aussi nécessaire de donner son nom ? – ; ces lettres de qui et à qui je devais rendre des comptes, je veux dire à ceux qui me les avaient envoyées, car quand ce n’était pas des gens inconnus, c’était des compagnies d’électricité ou de gaz qui venaient jusque chez moi pour me parler, et qui me rappelaient que je devais payer ceci ou cela : pourquoi leur aurais-je répondu ? Comment se permettaient-elles ainsi de m’adresser la parole ? J’avais la sensation, les ouvrant toutes, ces lettres régulières, ne se trompant pas, mais ça devait arriver parfois, qu’elles me parlaient comme si je n’avais pas la possibilité de rester coi, comme si je n’aurais jamais le courage de ne pas leur répondre. Ce n’était même pas un dialogue qu’elles appelaient, puisque le transfert financier était leur seule préoccupation, mais une réponse à échéance quasi immédiate. Péremptoire. Longtemps cet ordre qui m’était intimé, cet appel qui s’adressait à moi, fut la seule loi, le seul témoignage de mon existence. La seule correspondance possible avec moi-même, celle du moins qui pouvait se voir et se toucher. Le reste, il était là sans que je n’en sache rien puisqu’il était là bien avant que je ne m’éveille à cette vie. Plus ancien que moi mais plus jeune que ma naissance.

Je sentais l’ivresse qui s’emparait de moi quand j’étais à deux doigts de jeter tous ces papiers dans la poubelle : manière de vivre, entre deux relances, entre deux rappels, dans un lieu sans adresse. Un lieu connu, accessible, qu’il était possible de visiter, mais qu’il était impossible de joindre si on y avait jamais pénétré. Un lieu perdu dans la jungle des immeubles et des cités.

Mais je n’osais jamais. Le couvercle de la poubelle restait là, redressé, actionné par mon pied, ouvrant la gueule, affamé. J’y répugnais. J’avais, au moment de me débarrasser des factures parmi les épluchures d’aubergines, de carottes ou les fibres de thé gonflées, une répulsion à mêler et salir ce beau papier. Son blanc, son bleu, son brun léger. J’entendais : Attention ! et je renonçais, acceptant à nouveau d’ensevelir ma vie.

J’enviais l’assurance de ces lettres qui s’entassaient chez moi. Je la redoutais mais je rêvais de la conquérir. Même si elle n’en voulait qu’à mon argent, du moins à celui que me remettait l’établissement qui m’employait, cette hydre lointaine qui s’infiltrait jusque sous ma porte (et dont la casquette bleue n’était qu’un organe) me fascinait. Je n’étais pas inquiet de ce qu’elle voulait, il n’y avait rien de plus clair, et ce cynisme valait mieux que tous les climats de terreur dans lesquels on pouvait tomber, de ceux que la paranoïa quotidienne relance sous chaque objet dérogeant à sa place, chaque anomalie dans les gestes du voisin, chaque bruit inconnu derrière les murs, tous ces menus événements qui deviennent dans la lumière noire le signe et la preuve d’une volonté massive – et ô combien lucide – de détruire tout ce que l’on peut même imaginer. Troisième œil au fond de mon crâne envoyé tout droit par courrier : il ne fallait pas s’en inquiéter. Rien d’effrayant dans tout ça. Ce qui me faisait peur, beaucoup plus, c’était cet intérêt qu’un étranger vous portait, ce désir de vous parler, même purement mercantile, qui passait dans l’innocence du papier, sur cette peau qu’avant de déchirer je caressais de l’œil et qui me révélait, soudain, au bord du précipice, cherchant et refusant à la fois le signe qui l’aurait retenu : une main tendue. Un clin d’œil. Aussitôt, je déchirai les lettres à coups de cutter.

Le facteur, dans le couloir, continuait sa tournée.

Le ciel chargé pesait ingénument sur les tours, les immeubles, les pavillons. L’après-midi se faisait maussade pour de bon. Je voyais des ombres courant par le monde qui envahissaient les maisons.

La mienne.

Et la sienne aussi. Car manifestement, s’il avait fini d’amorcer sa lente explosion silencieuse et s’était fixé à genoux sur le plancher, s’il bougeait encore comme pour trouver la meilleure position, pas forcément la plus confortable, toujours les fesses sur les pieds et le corps à genoux, il avait fini par s’immobiliser complètement : monument d’opacité froide et silencieuse. Cela dura. J’arrêtai de faire tourner la cuillère dans ma tasse de thé. D’un coup, il saisit une feuille pliée en eux qui boudait à proximité d’un de ses bras, le gauche, le droit, peu importe, il l’ouvrit rageusement des deux mains, comme il l’aurait fait d’une carte sans trop savoir comment la lire, désorienté, respirant fort, compulsivement, haletant, c’est ça, hoquetant même, puis dans l’aire étroite que ses bras étirés, que son buste redressé – large pourtant – lui accordaient sous son nez, il étouffa le papier d’un coup sec. La carte disparut de son périmètre de vision. On aurait presque dit qu’il était parti avec elle. Mais tout de suite il déplia à nouveau la feuille en la tirant brutalement en tout sens. Elle ne déchira pas mais elle était si froissée que sa surface naguère lisse et unie était à présent rompue d’innombrables et irrégulières facettes. Le voilà alors qui redresse la tête, bouge les lèvres, se met en position de réciter à haute voix, mais si ostensiblement qu’il en affirme au contraire le silence. En tout cas pour moi. Du moins au début. Car sa lecture paraissait si délicate à ce moment-là, si empruntée, qu’il semblait toujours épuisé pour commencer. À court de mots dès l’ouverture. Mais il s’acharne : les phrases et les mots sur la feuille sont morcelés de tant de pliures encore sensibles dans le papier, semblables à du langage désuni qu’on aurait recollé un peu au hasard, que son débit en est forcément haché. On sait pourtant à son visage qu’il comprend encore ce qu’il raconte. Une sorte de sourire glacé s’est emparé de son buste. Un rire, non pas retenu, mais rendu à sa plus simple expression. Une joie absolue dans la défiance.

Et parfois, il continuait longtemps, lisant d’un seul tenant, à grande vitesse, en tournant et retournant en tout sens le papier taché d’une seule longue phrase, d’un unique texte assemblé, bifurquant à chaque pliure dans une nouvelle direction. De carte, la feuille se faisait volant. Mais on ne savait pas où il allait. J’imaginais, je voulais croire, qu’à chaque fois qu’il faisait ça, je comprenais ce qu’il me disait, moi précisément, directement, d’une fenêtre à l’autre et, sans que j’y prête attention, je me saisissais d’une des enveloppes qui dormaient sur le compotier en attendant que je l’ouvre pour tenter d’y répondre et je me mettais à griffonner le peu de paroles que je pensais voler à son sourire. Son étrange cirque s’installait chez moi, un instant, sur ces plages de papier que les enveloppes laissaient vierges, le plus souvent, et qui seraient bientôt noircies de débris de paroles que je nettoyais pourtant du plus gros de leur sens :

(sur la carte, on avait collé et plié, salement plié, des morceaux d’enveloppe sur lesquels était griffonné ces bouts de texte à la main)

 

                                                        Celer  II 04-338 Communicature Générale
Zone C1224

il y avait ce départ de ligne
grise infléchie vers le bois
torsadée de laine
embrouillé d’une herse

invisible

Resplendissait le bruit de
la machine
à
baisser et lever

(une radio s’allume)

Seuls ses dons paraissaient
tiges débris dépôts blocs sonores d’acier
ou de pierre
se cueillant au-delà du soleil noir
infranchi

Devant d’où venaient les sermons
la nuit se répandait tambour
échu attendait de
tonner

victoire et écho
écoutaient
sciant les flèches
lançant des crocs échouaient
touchaient, touchaient pas

il entendait faites ceci
oublier cela
puis
inentamé craché sans accroc pourquoi pas                                                    la voix

traquez la bouche et
les dents polies
les reflets rapides du métal
les nervures mêlées végétales
gardent le silence au long
pas

(les poubelles passent dans la rue)

Il rit vibrant des grilles
qui continuent
détournent et lacèrent le jour déclinant encore
puis l’écho se terre
l’abattage s’éteint
la ligne s’épaissit se divise et gonfle
pointent mille points se rejoignent
parfois un corps se lève juste le temps de s’estomper

Les copeaux jonchent le sol petits mots
sans couleur troués de lèvres et de
langues
trouvant entre eux des cordes composition encore intacte
resserrée en un seul nœud

Pas de lynchage aujourd’hui.

MR Berger Louis

42, avenue du président

C 668b44 Mil

Quand je n’avais que peu de lettres en souffrance – non pas que je les aurais traitées comme elles auraient dues mais plutôt que j’en avais pas reçues beaucoup ces temps-ci – une fois passé au verso, je revenais au recto déjà utilisé et remplissait les marges barbouillées dans un autre sens. N’y avait-il que si peu de place d’un bord à l’autre pour l’écriture de nos vies, quelques bandes dans le bas, puis d’autres en haut à droite, pour finir dans un coin dont on ne pouvait même plus dire dans quel sens il pointait, vers quelle étoile ou lune effondrée ? Les lignes pourtant fraîches et ombragées, alignées à l’instant, ne laissaient plus aucun sens couler en parallèle. Il n’y avait plus d’effort à faire, aucun effort qui soit utile, pour essayer de trouver dans les décombres des signes déjà inscrits des zones encore libres ou dévastées qui auraient pu en accueillir de nouveaux et étirer encore et encore la phrase autour de ce papier mourant, fripé, ridé de tant d’attention. Faute de papier, je me reportais à nouveau vers la rage patiente de ses gestes acharnés, constants, réguliers qui sans faire d’effort particulier pour se faire entendre ou voir – sa chambre n’était plus qu’une lampe recourbée sur elle-même éclairant le carreau de la fenêtre – continuait de faire tourner les paroles en tout sens. Je restai là, à distance, devant l’écran fasciné de sa retorse syntaxe.

La pluie avait fini par tomber dans le soir. Elle avait été forte et sonore. Je finissais mon repas les yeux plongés au dehors, pataugeant dans les brumes qui refusaient de partir. De l’autre côté de la rue, tu chiffonnais encore mais bien autrement. Je te voyais sans te voir faire mine de rengorger tout ce qui demeurait d’écrit autour de toi : des petits mots éclatés, sans suite, griffonnés toute la journée sur les surfaces libres des enveloppes et des papiers accumulés ; des paquets de mots que tu régurgitais sans intention, rapace aux yeux ronds et pourtant sans couvée, que tu recrachais un peu partout dans la pièce, contre les murs, à même le plancher poussiéreux, derrière les piles de livres, entre les deux matelas de cette banquette triangulaire, fatiguée, jetée dans un coin sur laquelle tu t’enfonçais pour dormir. Je te suivais dans le sommeil sachant que toi, tu ne dormais pas, véritablement, mais essayais de trouver un recoin dans cette chambre aux volets repliés, un coin sans rebord où pouvoir respirer sans parler ou parler en respirant, ne plus suffoquer.

Guerre des mémoires III

Guerre des mémoires

Nous ne sommes plus à l’âge où l’Histoire, pour s’affirmer en tant que science, devait impérativement s’arracher, s’écarter, des mémoires qui voilaient ou ternissaient l’événement qu’elle prenait pour objet. Les témoins pour un temps ne professent plus, désormais, de vérités à leur insu. Hier interrogés par d’autres qui savaient quoi faire de leur frêle ou rageuse parole, ils revendiquent désormais un droit de regard sur ce qui en sera fait. L’Histoire est devenue une mémoire parmi d’autres, et l’historien un témoin singulier. Car le moindre érudit, le plus petit possesseur d’une archive, orale ou écrite, incarnée ou objectivée dans un document, est désormais en mesure de contester l’histoire, du moins celle écrite, en continu, par les historiens. Rassembler et transmettre une mémoire, aujourd’hui, tend à devenir un acte d’Histoire, un geste historial comme le disent certains.

Mais malgré ces transformations, ces remaniements entre expérience et savoir, une certaine opposition demeure entre Histoire et Mémoire (pourtant d’ores et déjà déjouée par l’étude des lieux de mémoire). Au mieux ce dualisme se présente comme un seuil, primordial, sur le long chemin qui mène à la science historique ; au pire comme le signe d’une division originaire, récurrente, dont notre présent aurait la conscience la plus aiguë, la plus vive – dramatique époque que la nôtre, il nous faut bien l’avouer, déchirée entre le traumatisme de l’oubli et le trop-plein de mémoire, souvenirs coincés entre charnier et musée. Il me semble pourtant que la Mémoire était, bien avant que l’on ne l’oppose à l’Histoire, un champ d’étude, une possibilité d’investigation immanente à la pratique de l’histoire ; et non une lutte, éternelle, entre deux principes étrangers, ou un combat, politique, entre deux groupes au statut et finalité étrangères : l’un professionnel et scientifique, l’autre amateur et partisan. C’est Georges Duby qui nous en donne l’énigme et l’exemple :

« Les événements sont comme l’écume de l’histoire, des bulles, grosses ou menues, qui crèvent en surface, et dont l’éclatement suscite des remous qui plus ou moins loin se propagent. […] Ces traces seules lui confèrent l’existence.

Des traces, il en est de deux espèces. Les unes diffuses, mouvantes, innombrables, résident, claires ou embrouillées, fermes ou fugaces, dans la mémoire des hommes de notre temps. De ces traces actuelles, impalpables, mais qui s’intègrent à la représentation d’un passé collectif, il serait tentant de dresser l’inventaire, de mesurer, aux divers niveaux d’une culture, la vigueur, la précision et les résonances affectives. Une telle enquête préparerait l’étude, passionnante, d’une conscience de l’histoire ; mais elle requiert des méthodes et des instruments qui ne me sont pas familiers. Historien, ce sont les autres traces qui me concernent, celles du second genre. Celles que nous appelons, nous, des documents.

Présentes elles aussi, actuelles. Mais d’une actualité, d’une présence celle-ci matérielle, et par conséquent tangibles, cernables, mesurables. Mortes cependant : ce sont les concrétions du souvenir. Elles constituent l’assise, solide encore, bien que fort abîmée ici et là, fissurée, effondrée, sur quoi prennent appui les autres traces, celles qui vivent dans les mémoires. Un répertoire, une ressource, une couche mère. Une réserve de matériaux dont le nombre est fini et n’a plus désormais de chance de s’accroître. En effet, le travail des érudits est achevé. Patiemment, ils ont peu à peu repéré tous ces vestiges ; ils les ont recueillis, époussetés, embaumés, catalogués, étiquetés. Rangés. Afin que, portant à jamais témoignage, ils fussent comme le cénotaphe de l’événement. Tous sont usés, racornis, troués, élimés. Quelques-uns sont peu lisibles. Sur certains se voit encore l’empreinte originelle. Beaucoup ne montrent que la trace d’une trace première, aujourd’hui disparue. »

Duby, Le dimanche de Bouvines, 1973

¤

L’historien de métier, au moment même où il écartait l’examen des faits de mémoire, admettait la possibilité, autant que l’intérêt, de mener une enquête de ce type. Il ne lui semblait tout simplement pas être assez familier des méthodes requises pour analyser ces traces bien particulières. Il avait donc le choix, facultatif mais bien réel, d’étendre son champ d’investigation au-delà de l’Histoire proprement dite. Seulement ce dernier comprenait la mémoire comme conscience – savoir partiel, situé et confusément clair – et de plus uniquement, semble-t-il comme conscience du passé, sur le modèle dont le temps des hommes, sans cesse, nous retient et nous tient à l’un de ses moments toujours singuliers. Conscience-souvenir, donc, qui pouvait bien être celle de ce témoin particulier qui s’appelle l’historien – et ce sera l’ancrage de son historicisme, de la refondation incessante de son savoir –, mais aussi bien de ceux, témoins également, qui non seulement vivent l’Histoire mais la disent, la transmettent (sans entreprendre, pour autant, de le faire avec tout le sérieux, toute la minutie, de la science). L’étude de l’Histoire, celle de la Mémoire, pouvaient par conséquent se compléter, la seconde pouvant prolonger et même éclairer la première, mais celle-ci ne faisait pas partie de celle-là : l’Histoire se constituait hors de toute Mémoire. La science admettait les deux mais pas au même niveau de son activité.

Duby, en effet, ne s’en remettait pas aux témoins pour pénétrer l’Histoire, il laissait le champ libre aux archivistes, aux érudits, qui lui préparaient le terrain. Sans doute les rivages de la Mémoire lui semblait trop proches des océans de l’éventuel, et y naviguer, même dans les eaux calmes et limpides d’une mémoire transmise et filtrée, lui semblait trop dangereuse ; il préférait voyager sur la terre ferme de l’accompli, marcher à pas lents entre des ruines humaines. Contempler les hauts faits mémorables que le temps n’avait pas abattu. L’Histoire en ces temps était une archéologie toute empreinte de géologie : les événements ne s’observaient réellement qu’au pied d’une falaise, au bas d’un promontoire, au milieu de monuments écroulés. C’était déjà mener une autre archéologie que de rejoindre la plage, de s’y mouiller un peu. On pouvait alors toucher l’Histoire qui ne se vivait pleinement qu’en haute mer.

¤

La mémoire fut ce qui se logeait, emportée et roulée, dans les anneaux réguliers de la mer. Noyade du temps.                                                                                                         L’histoire était cet îlot qui, émergeant au-dessus des flots, venait en briser le mouvement saccadé. Elle rendait inoubliable sa Terre.

¤

Bergson tenait à nous avertir de la perte que nous subissions lorsque nous percevions ou représentions le temps au travers de l’espace. Plus d’intuition possible de la durée quand celle-ci est spatialisée en points, lignes, flèches, cercles et courbes. Mais sans doute faudrait-il raffiner encore cette nuance et faire la différence entre cette géométrie au sein duquel on compte, accumule et prévoit le temps, et cette géographie, ou plutôt cette cartographie de paysages qui ne rendent pas sensibles les manifestations du temps sans indiquer simultanément le lieu où il est possible de les percevoir. La mer, la terre, les vagues et les sommets ne sont pas des images, de fausses ou approximatives représentations, elles indiquent les formes mêmes de la perception coutumière du temps. Sites d’appréhension familiers, fréquentés, et non métaphores usées, éculées, trop courantes.