Philosophie sauvage

Depuis plusieurs années je m’efforce de cerner les contours d’une expérience socialement mineure mais néanmoins obsédante dans l’histoire occidentale : il s’agit bien sûr de la sauvagerie. De nombreux chantiers ont été ouverts : une galerie de portraits représentant d’illustres ou d’obscurs hommes sauvages – exposition courant de l’époque médiévale à l’époque actuelle ; une analyse des différentes dimensions qui traversent et composent cette expérience sous des modalités diverses ; un repérage des lieux et moments dans lesquels cette expérience se joue et emporte avec elle des enjeux d’ordre plus général : tout cela en guise de reconnaissance de son histoire et pour répondre à ceux qui, à tort et souvent à raison, relèguent cette dimension culturelle au rang d’un mythe, d’un préjugé ou d’une racine de l’homme occidental.

On peut trouver ici les grandes lignes qui éclairent le point de vue sous lequel j’aborde le problème et , un des premiers portraits mis au point, en attendant que d’autres tapissent la galerie que j’espère ouvrir un jour. Mais je voudrais partager sur cette page tout autre chose.

Qu’on reconnaisse à la sauvagerie – humaine surtout – une réalité ou qu’on lui laisse uniquement la valeur d’une catégorie culturelle, ou d’une métaphore, ou même seulement le statut d’un fantasme, il est néanmoins indéniable qu’elle s’est présentée de façon récurrente aux Occidentaux les siècles derniers. Des forêts aux êtres qui les habitent, hommes ou fauves, des figures de carnaval sorties lors des festivités aux êtres étranges qui résident aux confins du monde, le Moyen-Âge a certes bien connu la sauvagerie des êtres : un homme mis au ban, un saint qui cherche une retraite, une proie qui détale, un villageois qui se masque le front, un étranger qui se perd par-delà l’horizon ; mais surtout par leur côté fuyant et, globalement, dans ses marges. Au bout d’un siècle de colonisation aux Amériques, d’autres Sauvages (les mêmes et pourtant différents) auront pourtant, quasiment, peuplé la totalité de la terre – tous ceux que l’Occident aura considérés comme étant extérieurs à sa foi et sa loi. Peut-on penser qu’un statut aussi général, aussi évident pour quantité d’Européens (avec bien sûr tout ce qu’il a pu charrier de préjugés, d’illusions, d’erreurs et de crimes) soit resté sans conséquences ?

Si l’Occident a ainsi ensauvagé la plus grande partie des peuples de la terre, exceptés ceux dans lesquels il reconnaissait une part de sa civilisation, il y en eut donc aussi quelques-uns (très peu) sortis de ses rangs, et devenus d’autant plus légendaires : des fous dans les bois, des enfants trouvés, des marins prenant femme indienne, des marins naufragés, un écrivain nostalgique, des ethnographes sans retour, et peut-être deux philosophes. Peut-être, et c’est là tout l’enjeu du travail en cours, que deux individus, non seulement ont fait de l’expérience de la sauvagerie en eux-mêmes et autour d’eux, mais ont également fait de la philosophie, pour une part au moins, un exercice d’ensauvagement. Non pas une philosophie de la sauvagerie, une réflexion sur la dimension sauvage du vivant – animal ou végétal – mais l’ensauvagement (acte ou perception peu importe à cet instant) comme pratique philosophique à part entière, spécifique et singulière ; nouvelle épreuve peut-être, proposée par certains hommes, pour accéder et tenir au rang de philosophe.

Par deux fois, au moins, ces trois derniers siècles, cette expérience a été le vecteur et le support d’une pratique réfléchie. Deux livres témoignent au plus haut point de cet événement inhabituel ; deux livres qui, à l’échelle de l’histoire occidentale, sont presque contemporains : Les rêveries d’un promeneur solitaire, rédigées entre 1776 et 1778, par Jean-Jacques Rousseau, et Walden ; or, Life in the Woods, de Henry Thoreau, ouvrage publié en 1854.

Sign at Thoreau's cabin site by binarydreams

J’aimerais faire une comparaison systématique de ces deux ouvrages et des expériences auxquelles ils renvoient ; faire une comparaison qui bien entendu établirait les éléments communs aux deux pratiques mais qui ne chercherait pas, pour autant, à les assimiler, mais au contraire à souligner leurs différences : celles que l’on pourra trouver entre elles mais aussi à l’égard des expériences contemporaines ou antérieures de sauvagerie. Établir ainsi la singularité de ces pratiques et questionner ainsi les relations possibles que l’on peut reconnaître entre elles.

On trouvera donc ici, répartis selon un ordre, un espace, encore provisoire, les différents éléments (remarques, descriptions et analyses) propres à faire avancer une telle recherche : à la fois balises, directions et sillages. Toutes les propositions, les indications, les remarques, les critiques, les encouragements, les astuces mais aussi les blagues ainsi que les divertissements sont les bienvenus. Allons il est temps, levons l’ancre.

Manifestations de Sauvagerie

Occurences du terme

« Nous portons tous en nous un farouche sauvage et peut-être sommes-nous quelque part enregistrés sous un nom qui ne l’est pas moins. » (Frédéric Gros, Marcher, p.103)

Écriture du texte

Rédaction

Thoreau

Séjour de deux ans, deux mois, deux jours. Il multipliait les rencontres avec ses amis, vivait et se rendait dans son village situé à quelques kilomètres de là. Walden est le nom du lac auprès duquel il vivait. Lire ce texte : est-ce se rapprocher à nouveau de ce lieu ?

Expérience d’emblée provisoire (1845/47). Sauvagerie en tant qu’expérience. Réécrit le texte jusqu’en 1854. Temps d’écriture largement plus long et postérieur à celui du séjour. Pas de misanthropie : vit en famille ou chez Emerson. La fin de l’expérience n’est pas un retour : « À présent me voici pour une fois encore de passage dans le monde civilisé » (p.7). Vies civiles ou sauvages sont des points de passages, des arrêts momentanés dans une course, un voyage ou un pèlerinage.

Expérience en opposition à la société, retrouver le fondamental, le nécessaire. Geste philosophique ancien renouvelé. Comparer avec les cyniques et les saints. Projet d’écriture inscrit d’emblée dans l’expérience. Simplicité volontaire. Expérience rationnelle et non une aventure (Into the Wild). Nécessité d’incursions régulières dans la nature.

Les deux premières questions que j’ai proposé d’éclaircir sont : Quel est ce texte, nommé Walden, que nous avons dans les mains ? De quoi parle-t-il ? On se doute bien que ces questions ne vont pas être résolues d’un coup mais qu’il va falloir se guider sur elles et porter toujours attention à ce qui pourra y répondre. Surtout que le problème n’est pas tellement de ne pas avoir de réponses mais d’en avoir trop. Car les analystes, comme nous pouvons nous en rendre compte facilement nous aussi, montrent la pluralité de modes de discours qui composent le texte de Walden.

Pour nous le problème n’est pas de savoir quelles sont les formes de discours à l’œuvre dans Walden mais plutôt si, d’une part, il existe un ordre au livre, une « syntaxe » supérieure qui en ordonnent les différentes composantes, bref selon quel type de livre Thoreau donne lieu à la pluralité de ses langages, et, d’autre part, quels rapports ce livre entretient avec les autres pratiques de Thoreau, à savoir la conférence, la marche et le journal. C’est seulement au moment où nous saurons ce qui donne une unité (ou pas) à ce livre que nous pourrons analyser correctement son insertion dans des pratiques hétérogènes. Ensuite, établir ces rapports nous permettrait d’avoir une vue plus large sur la pratique philosophique, de style transcendantaliste, de Thoreau. C’est le dispositif par lequel ces nombreuses activités se relient et fonctionnent ensemble qui donne à une philosophie sa réalité pratique. C’est cela qui doit guider notre recherche.

Il y a, je crois, un premier écueil à éviter quant à la réponse à apporter à la première question : quel est donc cet ensemble de textes nommé Walden ? Une grande partie du matériel du futur livre a été donnée en conférence, et notamment le premier chapitre Economy, si important car en plus d’ouvrir le livre il se donne lui-même comme la reprise ou la mise en scène d’une intervention publique. On aurait donc, avec Walden, la transcription, du moins la transcription simulée, d’une conférence. Walden, en tant que livre, n’introduirait rien de neuf ou de marquant dans la continuité des pratiques philosophiques de T, il mettrait seulement par écrit ce que celui-ci donnait à voix haute un peu partout en Nouvelle-Angleterre. Le livre ne serait alors tout au plus qu’une version remaniée du dossier préparatoire de ses conférences.

Le fait ne serait pas isolé puisque puisque de nombreux textes ont été prononcés en conférence avant d’être publiés dans des magazines, des journaux ou des revues. C’est le cas notamment d’un texte comme Resistance to Civil Government. Ces deux textes majeurs sont-ils seulement ou essentiellement la transcription, bien entendu infidèle car adaptée à l’écrit, de prises de paroles publiques ? Quel serait donc la nécessité du passage de l’oral à l’écrit et le rôle d’un livre dans le destin d’un tel discours pour Thoreau ? Il est certain que le passage au livre, donnant à entendre à un plus large public les propos de T., le conduisait à parler à des gens qu’il ne connaissait pas, qui ne lui étaient pas proches, qui n’avaient même aucune proximité donnée avec lui : ni lien de parenté ou de voisinage assignable. Le travail d’écriture, ou plutôt de réécriture de Thoreau consisterait-il, pour l’essentiel, dans une adaptation du texte à cette nouvelle distance, aveugle et sourde, entre le conférencier et ses auditeurs, un remaniement du texte en vue de sa nouvelle adresse ? Si l’on acceptait cette première interprétation, il y aurait beaucoup de questions à poser : qui a le dernier mot quand un texte existe sous deux formes différentes ? L’oral ou l’écrit ? Le passage à l’écrit vient-il clôturer la série des « livraisons » publiques d’une pensée au sens où le livre serait à chaque fois la forme définitive et la fois dernière sous laquelle une conférence serait donnée ? En d’autres termes, Thoreau arrête-t-il de faire des conférences une fois que son texte est publié comme si toucher une plus large audience était la pente, sinon le but de ses prises de paroles ? La publication écrite clôt-elle le cycle de conférences ou bien l’écrit n’est-il qu’un moyen de compenser le fait que Thoreau ne peut se rendre partout où il voudrait pour faire entendre sa voix, et bien que touchant potentiellement plus de monde, le livre ne serait qu’un mode secondaire d’intervention auprès des citoyens américains ?

Il est vrai que Thoreau, interrogé sur ce point, fit profession d’homme de lettres et qu’à ce titre, une publication imprimée s’avérait nécessaire. Il faut également tenir compte du fait que Thoreau lisait un texte déjà écrit durant ses conférences et d’une façon assez monotone selon le témoignage de certains. Ses interventions publiques n’étaient donc pas le fait d’un rhéteur qui, de mémoire, livrait une parole toute entière orale, cherchant du regard la réaction de ses auditeurs : sa voix, son rythme, ses tournures s’appuyaient autant, sinon plus, sur un texte déjà abouti que sur les réponses et répliques du public qui était présent – et qui riait beaucoup, d’ailleurs, à ce qu’il semble. Quelles que soient les libertés que l’orateur se donnait vis-à-vis des notes, du texte, qu’il avait apportés avec lui, une conférence demeurait une lecture. Aussi, est-il difficile de croire que les parties ou futurs chapitres de Walden publiés dans des revues ou conservés dans ses carnets, c’est-à-dire les différentes versions du livre qui sera publié en 1854, aient été de simples pièces préparatoires, des fragments inachevés, il s’agissait plutôt d’états publiables et donc parfois publiées. Qu’elle soit faite à l’oral ou à l’écrit, la publication d’une pensée exigeait non seulement une mise en forme écrite mais également « littéraire », au sens où celle-ci était conçue d’emblée pour la lecture, de l’orateur et/ou de ses éventuels lecteurs. Thoreau, dans ses conférences, donnait une parole immédiatement lisible, et ainsi potentiellement au-delà de sa seule personne. Il se présentait devant les autres en tant que son premier – et peut-être pas le meilleur – lecteur. Ainsi que Thoreau ait donné ou non des conférences à partir d’un texte déjà imprimé ne change au rien au fait que ses textes étaient faits pour être lus et non pas dits devant une assemblée. Ils étaient voués d’emblée à demeurer sur le papier. Que les conférences aient été bien souvent les premières formes de publication, et sans doute, les moteurs privilégiés d’une correction et d’une réécriture du texte, ne contrarie pas le fait qu’elles furent secondaires dans la forme que Thoreau souhaitait donner à son livre.

On aurait pu imaginer, en effet, au regard de l’activité de conférencier de Thoreau, un livre intitulé Walden qui aurait trouvé, plus que son origine, le lieu de sa ressource permanente dans une prise de parole initiale. Ce livre n’aurait été alors qu’une conférence indéfiniment étirée. Au lieu d’être une forme repérable qui aurait eu, certes, une fonction séminale, voire cardinale, dans le texte, autrement dit une valeur indubitablement structurante, la conférence, en tant que type discursif, aurait été élevé à un rang supérieur afin qu’elle puisse englober tout le reste du livre. Le livre aurait ainsi trouvé son unité en voyant passer un élément de la multiplicité qui le constitue au rang d’unité supérieure, forme au-dessus des formes. Or, je crois que bien des chapitres de Walden ne se présentent pas du tout sur ce mode-là : ainsi le chapitre « Mes voisins les animaux » qui commence comme un dialogue entre deux personnages, l’Ermite et le Poète, ou « L’étang en hiver », qui tend vers la description naturaliste et poétique. Difficile d’imaginer que Walden se compose comme une suite de conférences, comme l’activation répétée sur dix-huit chapitres d’un même schéma rhétorique. Mais peut-être Thoreau, dont les qualités de conférencier étaient discutées donc discutables pour ses proches, usait-il de procédés oratoires innovants ou de procédés plus courants que nous ne repérons pas dans les chapitres et qui structurent, malgré tout, en sous main, la totalité du livre. On sait notamment l’importance que revêt la Jérémiade, sorte de sermon lié à la prédication, aux yeux des spécialistes, importance quant aux formes qu’épousent spontanément le ton caustique de Thoreau. De ce nouveau point de vue, Walden n’aurait plus besoin d’être unifié sur le mode de la conférence – une conférence exceptionnelle, démesurée, riche de tous les procédés utilisés à l’époque, même ceux qui semblent les moins oraux – tout en restant fondamentalement une œuvre d’orateur, parole pour laquelle le ton de la conférence ne serait plus qu’une modalité parmi d’autres. Aussi, même donnée sous forme de livre, Walden, son action, sa lecture, sa lettre même, continuerait d’être indexé au rapport de face-à-face, d’interaction immédiate, d’entente commune qui caractérise la position d’orateur public. Même réduit au silence dans l’écriture, la parole de Thoreau serait encore, par les ressources même de son écriture, de son brio rhétorique, à portée de voix.

Rousseau

Texte sorti d’une malle, texte posthume. Texte dépouille qui doit l’introduire naturellement à sa mort. La fin de l’écriture devra coïncider avec celle de sa mort. Texte interrompu par sa mort. Événement de la rupture aménagé dans le texte. Le texte touche à sa fin. À la différence de T., l’écriture se fait conjointement aux promenades et par phases discontinues (chaque chapitre correspondant à l’une de ses phases). Le fil de l’écriture est à la fois noué et rompu par les promenades. Le texte ne s’ancre pas dans un lieu qui est un point de passage mais se découpe suivant la même unité qu’est la promenade. Le texte s’avance vers la fin des promenades, celui de T. ouvre un passage vers un autre lieu.

La chute contre le chien se fait quelques mois avant la rédaction du texte. Journal d’une chute.

Portrait d’un romantique

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(...) super terram by Roderick UsherLe romantique ne connaît du présent que deux choses : les vestiges d’un ordre disparu (Ruines) ; les signes d’une décomposition en cours dont il connaît le terme (Symptômes). Pour lui le présent est fondamentalement désordre, défaut. Temps incomplet. Temps de l’inaccompli. Creusé d’une perpétuelle absence, il regarde la mort aussi bien du côté du passé que de l’avenir. Chaque chose naissante est pour lui en passe de disparaître, elle offre déjà son visage d’outre-tombe. Ci-gît sa mélancolie. Mais le présent est une voie toute aussi sûre vers la mort de par son anticipation permanente d’un futur sur lequel il n’a guère de prise. Chaque chose ancienne, chaque présence durable dans le monde annonce la mort ; une mort en action : corruption, dégradation, décadence. Aussi le seul futur qui lui échappe momentanément est-il celui d’une restauration d’un ordre ancien. Nostalgie revenant à Mélancolie qui observe la fuite du temps.

Le futur est sans nouveauté pour un(e) romantique. Il n’offre que le visage d’une mort certaine qui hante déjà le présent (il est réalisation d’un événement infiniment répété, d’un passé non révolu, d’un passé qui ne passe pas). Le futur entretient le rêve d’un retour de l’Ancien (il répète le passé mort, révolu, sous la forme d’une réanimation, reviviscence, résurrection). L’avenir est derrière nous, sous nos pas, au fond du passé.

Mélancolie et Nostalgie composent une seule et même forme de sensibilité au temps qui constitue l’expérience de vie romantique. Elles ne sont ni des maladies, ni des complexes éternels, mais des épreuves radicales d’un certaine issue fatale du monde.

Perplexes

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Webassociation des auteurs

                      Désorganisons le web littéraire, disséminons les écritures !

 Dissémination juin — Expérimentation de l’écriture numérique

 

Sebastien Cliche. Principes de gravité

Le mois dernier, au moment où il devenait grand temps d’écourter mes improlifiques dérives américaines – je ne cessais d’échouer encore et encore sur les même terres d’histoire et d’utopie – je découvris, in extremis, les admirables travaux d’un écrivain et plasticien montréalais. Insérant textes et lecteurs dans des dispositifs extrêmement variés, aussi bien dans les expériences visées que dans les technologiques employées, les inventions étranges, hypnotiques, parfois inquiétantes de Sébastien Cliche, me semblent à même, pour cette dissémination de juin, de répondre aux voeux de Noëlle Rollet sur l’expérimentation numérique. Ici et là sur la toile, le texte, en l’occurrence chez Sebastien le récit et sa conduite, se voit plongé, et depuis un certain temps déjà, dans un univers sensible radicalement différent : dans sa matérialité, ses dimensions ou son appréhension temporelle. Ses propriétés littéraires, à l’état numérique, sont remises à l’ouvrage.

Il fallait donc poursuivre. Et entamer un dialogue avec Sebastien. S’entretenir avec lui sur des réalisations, achevées ou à venir, qui allaient probablement devenir, pour moi et pour d’autres, un objet permanent de réflexion, d’interrogation, de recours aussi, pour imaginer les conditions nouvelles, les dimensions renouvelées, dans lesquelles il devient possible, et souhaitable de forger un texte aujourd’hui, c’est-à-dire d’en articuler différemment écriture et lecture. Voici donc cette entame :

 Sebastien Cliche. Paysajes

StudioNuit :

1. Les années 60 et 70 ont été une période d’usage intensif des diagrammes, schèmes, structures et autres topiques, et ce dans des domaines aussi différents que l’histoire de la pensée, le déchiffrement du désir humain, l’analyse des systèmes de parenté ou la critique des œuvres littéraires. Dans les nombreuses œuvres que vous avez réalisées, des diagrammes sont à l’œuvre justement : quel sens revêt pour vous un tel usage ?

Sébastien Cliche : 

Étant issu des arts visuels, j’ai d’abord un intérêt esthétique pour les diagrammes et les schémas. Cela s’inscrit dans mes recherches sur les « esthétiques fonctionnelles » qui englobent aussi les illustrations didactiques ou, du côté du texte, les modes d’emploi et les descriptions techniques. Cependant, j’utilise rarement les diagrammes sans leur donner une fonction. Dans une œuvre hypermédiatique comme Paisajes, il joue le rôle d’une carte qui schématise le territoire à explorer en reprenant la structure interne du projet. Je pense que pour les œuvres qui misent sur la désorientation et une logique combinatoire ouvrant sur une multitude de variations, il est important que le lecteur puisse référer à ce genre de plan. Ça lui donne une certaine idée des limites du projet et c’est encore mieux si une trace vient lui indiquer la partie du territoire qu’il a déjà exploré. Autrement, le sentiment d’impuissance et de confusion dans un horizon d’infinies possibilités peut rapidement décourager le lecteur et jouer contre l’immersion. D’une certaine façon, je cherche à donner des balises pour que le lecteur puisse décider de clore la lecture sans simplement l’abandonner.

 

2. Dans Principes de gravité, on découvre une main s’apprêtant à ouvrir un livre : main qui attend notre intervention pour agir. Cette main est si transparente que la couverture du livre, le livre lui-même, ne disparaît jamais même derrière la main qui s’avance pour l’ouvrir. Est-ce une manière de manifester qu’une main est toujours nécessaire pour que le livre s’ouvre, même si celle-ci est réduite finalement à un doigt ou à un clic ? Est-ce, à l’inverse, une manière de dire que la main, que beaucoup de lecteurs maintenant associent au plaisir quasi érotique de lire, n’a jamais véritablement effleuré, caressé, le livre en tant que tel – sauf bien sûr chez les bibliophiles qui eux ne s’intéressent pas au texte en tant que tel ? Quelle place donnez-vous à la main dans la découverte de vos œuvres ?

Sebastien Cliche. Principes de gravité

La plupart des textes d’analyse qui ont porté sur Principes de gravité se sont arrêtés sur cette figure de la main clignotante et sur la séquence animée d’ouverture. Il y a, dans votre question, des hypothèses très intéressantes pour en faire l’interprétation, mais j’hésite à aller trop loin dans son décryptage symbolique. Pour moi, les choix se font souvent de façon assez directe, lors du travail en atelier. Je sais que pour Principes de gravité, je voulais utiliser la représentation du livre pour créer une forme de recueil numérique très près du modèle papier (index, table des matières, pagination), mais pour mieux m’en détacher. La main clignotante affirme sa virtualité en incitant à l’action et lorsqu’elle ouvre pour nous la première page puis disparait, cela marque en quelque sorte la transition entre la main et le curseur, entre la page blanche et le fond noir de l’écran.

 

3. Une œuvre comme Paisajes est-elle un nouveau livre, un nouveau volume sensible dans lequel du texte se trouve et se perd ?

 

Sebastien Cliche. Paysajes

D’abord, il est important de rappeler que Paisajes reprend l’intégralité d’un texte de Johanne Jarry qui a été publié sous format imprimé. Il s’agissait donc au départ d’une oeuvre finie et autonome et ce que j’ai voulu mettre en forme c’est ma propre lecture de ce texte. J’ai travaillé à partir d’éléments personnels en créant des associations libres pour éviter le piège de l’illustration. Je voulais questionner le hors champ du texte, les flux de pensée et les événements qui se déploient en parallèle dans le processus de lecture. L’une des prémices dans la structure du programme était de faire en sorte qu’un fragment textuel ne soit pas présenté avec l’élément (visuel ou sonore) auquel il est associé. C’est plutôt la logique de l’un ou l’autre. Cela n’empêche pas un texte de se superposer à un son ou une vidéo, mais pas avec l’élément auquel il a été jumelé au départ.

Maintenant, pour répondre plus directement à la question, par rapport au livre imprimé de Johanne, « mon » Paisajes est en quelque sorte un livre augmenté (comme dans réalité augmentée). Si je me permets de dire cela, c’est que j’ai la conviction qu’on n’ajoute rien sans d’abord perdre quelque chose.

 

4. Les sons qui, fréquemment, accompagnent les interactions qui sont nécessaires au déploiement de vos œuvres (vous parlez d’échos) permettent, bien entendu, de bien localiser, fixer, assurer que l’on se trouve en un lieu sur l’écran où une action est possible. Au voisinage de certaines zones définies par vous, ils appuient, ancrent, amplifient de manière diffuse la disposition de l’espace à l’écran. Dans Principes de gravité, par exemple, au milieu des textes qui émergent de l’écran noir, c’est un son répété, s’intensifiant qui prévient, avant même que l’œil ne se fixe sur cette zone, qu’une action est possible à cet endroit. Quelle place occupe le son dans votre travail et à quel moment intervient-il dans le processus de création ?

Sebastien Cliche. Principes de gravité

Mon travail peut être parfois assez conceptuel, mais il y a aussi une large part qui repose sur l’ambiance. C’est peut-être antinomique, mais ces deux dimensions sont importantes pour moi. Le son arrive souvent pour lier les éléments et donner une profondeur à l’ambiance que dégage un projet. C’est aussi par le son que je crée des effets narratifs à partir de situations qui à priori n’inciteraient pas une telle lecture. La trame sonore me permet aussi de déployer d’autres lignes temporelles qui défilent en parallèle avec celles de l’image. Ces deux temporalités, si elles ne sont pas synchronisées, permettent de générer assez rapidement un grand nombre de variations dans l’œuvre même à partir d’un nombre restreint d’éléments.

D’un autre côté, la synchronisation de sons ponctuels en concordance avec les actions du lecteur est un moyen efficace pour lui faire ressentir son impact dans le déploiement de l’œuvre. Un minimum de rétroaction est incontournable si l’on veut travailler en interactivité. Par contre, j’aime bien quand cela conditionne le lecteur à percevoir des synchronismes entre ses actions et des sons alors que certains ne sont que pures coïncidences !

 Sebastien Cliche.

5. Dans Ruptures, des séquences sonores identiques sont associées à des textes différents mais disposés de la même façon le long des écrans. Première question : quelle valeur, quels effets, attendez-vous de ces variations ? Et la seconde : dans la mesure où ces variations prennent tout leur sens quand le visiteur reprend plusieurs fois le chemin de votre œuvre, cette répétition est-elle nécessaire, essentielle, au plaisir et à la compréhension de votre travail ?

Répétition et variation sont des paramètres très importants. Je suis vraiment attaché à l’idée d’oeuvre générative et j’essaie de voir comment je peux appliquer ce concept à différents systèmes et cela, sans nécessairement recourir à des algorithmes très complexes. Pour répondre à la deuxième partie de la question, oui, dans ces oeuvres, le temps passé par le lecteur à l’exploration est très important pour en saisir l’essence. J’aime l’idée de revoir, de relire, de réentendre. Dans le quotidien, rien n’est jamais vu deux fois de la même façon parce que la situation, tout comme celui qui regarde, change et vient modifier même très subtilement la perception. De la même façon, jamais un texte ne pourrait être lu deux fois sans subir une variation ne serait-ce que parce qu’on l’a déjà lu, qu’il est déjà en nous.

 

6. Dans Paisajes toujours, une main présente un tesson de poterie, ce qui est, techniquement, un symbole en puissance. Et la main qui tourne sur elle-même devant la caméra qui la filme semble vouloir montrer qu’elle épouse le tesson, comme si l’autre partie du symbole, celle qui doit être appariée à nouveau au premier pour en délivrer le message, n’était autre que la main elle-même. Le symbole n’est donc pas ouvert, brisé, mais uni et fermé à nouveau. Vos créations nécessitent-elles d’êtres déchiffrées, c’est-à-dire lues du coin de l’œil d’un regard soupçonneux, ou vous semble-t-il qu’un autre regard, un autre type de coup d’œil, leur conviendrait mieux ?

Sebastien Cliche. Paysajes

Encore une fois, c’est très intéressant d’être en contact avec d’aussi fines hypothèses d’interprétation. Mais comme je le disais plutôt, j’essaie d’introduire dans le travail des actions libres avec des matériaux que j’ai sous la main. Je me définis comme un bricoleur, et l’œuvre que je crée est fortement teintée de ce qui se passe dans ma vie au moment ou je la réalise. Ce qui traîne dans l’atelier est donc susceptible de devenir un matériau si je sens qu’il y a une connexion avec ce que je suis en train de faire ou de penser. Avec un peu de recul, l’image de la main et de la poterie rassemblait plusieurs éléments : quelque chose que l’on montre et que l’on cache, un fragment délicat et en même temps dangereux, voire même violent (la pointe menaçante). Le mouvement rapide de la main qui fait disparaître la pièce de céramique me fait aussi penser à un tour de magie que l’on fait à un enfant. Je ne vais pas plus loin, ça reste très ouvert.

Maintenant, à savoir si mes créations nécessitent d’être déchiffrées, je ne dirais pas ça (quoiqu’il serait légitime de les approcher ainsi). Mes projets prennent souvent la forme de systèmes dont on cherche à comprendre la logique, mais habituellement, je m’assure qu’ils demeurent suffisamment opaques ou paradoxaux pour qu’il y ait toujours une partie qui échappe au spectateur. En fait, je pense que cette obsession de tout comprendre est un moteur qui nourrit la curiosité, mais comme spectateur ou comme lecteur il faut savoir quand lâcher prise pour s’adonner à d’autres points de vue : des relations esthétiques, des associations libres ou des échos avec notre propre histoire. Il faut être curieux d’une autre façon.

 

7. Quand on regarde et lit vos œuvres à la suite, on se prend à rêver d’un texte qui serait mis en image et son de telle façon qu’il vous donnerait l’impression de l’infini, parole absolument perdue dans une page infiniment déroulée ou pouvant l’être indéfiniment. Le labyrinthe, le graphe, n’est-il pas, chez vous, une manière de faire comprendre le nouvel espace, l’espace singulier, qui existe, à l’heure d’Internet, entre le texte, l’image et le son ?

Sebastien Cliche. Le château

Je pense que cet espace dont vous parlez a toujours existé. Ce que permettent l’hypertexte et les algorithmes c’est de facilement se l’imaginer et de le mettre en forme. Je suis très prudent quand vient le temps de parler de nouvelle forme d’écriture, mais il est certain que la facilité avec laquelle on peut maintenant articuler différents médias vient transformer notre rapport avec eux. Depuis que texte, image et son peuvent être ramenés à un même encodage numérique, on envisage d’autres façons de les articuler et d’en organiser la séquence. Mais une fois ce regard changé, ce que je trouve encore plus intéressant, c’est de revenir vers des médiums non informatisés ou vers des technologies plus simples avec cet état d’esprit renouvelé.

 

Enfin, pour finir, si je vous dis écran noir, vous me dites ?

Miroir.

Sebastien Cliche. Paysajes

Merci à Sébastien Cliche d’avoir répondu à nos questions, et de nous avoir permis d’éclairer la nuit de ce sombre studio avec les intrigantes captures et photos de ses œuvres.