Je n’entends rien à l’art du dialogue, à la dialectique. Je n’entends que les malentendus qui s’y montrent, les cris de dispute qui claquent, les bruits d’émeutes qui grondent.
Faut-il une certaine surdité pour bien (ou même seulement) dialoguer ? Sinon, serions-nous conduits à nous taire ?
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On distingue les dialogues suivant les objets privilégiés qu’ils abordent, les relations qui existent entre les partenaires, les formes qu’ils prennent – du monologue silencieux jusqu’au bruissement de la multitude –, ainsi qu’en fonction des lieux et occasions où ils s’accomplissent et prennent date. Nous sommes probablement tous, dans le plus quotidien de nos jours, engagés dans plusieurs types de dialogue. Je ne cesse de me heurter à cette forme hautement politique qu’est le débat. Je m’y confronte moins aux autres qu’à moi-même qui ne s’y retrouve pas. Je ne crois pas jouer sur les mots en disant que je m’y débats, cherchant la sortie par la seule victoire, afin de supprimer cette contradiction avec moi-même que l’autre interlocuteur me renvoie. L’autre trouve écho et appui au fond de moi et voilà que je suis acculé, sans repli où pouvoir me défendre : plus possible de coexister avec soi : énervement, rage, colère. Le débat tourne alors rapidement à la dispute qui fut une forme de dialogue longtemps utilisée au Moyen Âge – aussi bien dans les universités que dans les salles de torture des institutions judiciaires. Bien après Socrate, questionner, dialoguer y réaffirmèrent leur étrange affinité.
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Les sciences empiriques qui se développèrent au XVIIe siècle prétendirent elles aussi dialoguer avec la Nature. « Le savant n’est pas l’homme qui fournit les vraies réponses ; c’est celui qui pose les vraies questions » disait Claude Lévi-Strauss. La pratique de ces sciences ne fut pas seulement obnubilée par la requête de témoins fiables, de données sûres ou d’indices positifs, mais elle devient aussi, et surtout, la source de questionnements impérieux. Elles se posent en batterie maintenant et ce n’est plus la nature seulement qui est sommée, pressée, enjointe de répondre. Le dialogue par questions et réponses se subordonna aux nécessités de l’Enquête. Au point de ne plus parfois signifier sa présence que sous la forme de fictions. Car la recherche que mènent ces sciences naturelles ne commence bien souvent qu’à l’instant où le dialogue, irréparablement, ne donne plus de réponses, ou des réponses seulement entendues, les questions alors ne demeurant que feintes. Ou si elles font du questionnement un exercice sérieux, comme le souligne Lévi-Strauss et tant d’autres avec lui, c’est en se séparant du dialogue, trouvant à savoir dans le dédale d’une quête radicale, le suspens qu’une question sans réponse (et il faut beaucoup de surdité pour ne pas entendre de répondant dans les réponses qu’on nous lance, une incroyable dose de mauvaise foi, de méfiance (?), pour ne pas faire confiance aux paroles qui sont données). Il y a une telle mise à distance des questions et des réponses dans le cours d’une enquête, ou une telle proximité qui confine à un jeu de sous-entendus, que la place du dialogue s’y réduit considérablement. La vérité ne sourd plus de l’élément de la parole plurielle.
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J’ai longtemps cherché à comprendre ce qu’il y avait de dialectique dans les textes de Marx. J’ai fini par penser que s’il y a bien une implication positive de la pratique et de la théorie de Marx dans le marxisme, et non une simple trahison ou travestissement du premier par le second, c’est dans cet exercice, à la fois grossier et inapparent, de la dialectique : les procès-aveux du régime stalinien sont à mes yeux une forme de dialectique marxiste. Ni sa vérité, ni un accident, mais un avatar essentiel de son histoire.
Il y a sûrement des manifestations plus fines de la dialectique qui sont visibles dans les textes de Marx. Dans ceux qu’il consacre à l’analyse et à la description de l’actualité, l’extraction des classes sociales comme personnages historiques s’accomplit par le recueil, la sélection, des propos, devises, emblèmes et fanions, que les groupes sociaux portent avec et devant eux durant leurs conflits. La dialectique se lit et s’entend dans la rue. Il y a néanmoins un paradoxe entre l’oreille et la langue de cet homme : on sent qu’il n’y a pas d’accord possible dans la dialectique sur laquelle il fait fond, que le désaccord en est la condition et qu’il ne cessera pas (même au prix des espoirs et des nostalgies de réunion et d’accord qui divisent encore plus qu’elles ne réunissent. Nouvelle donne : les volontés d’association les plus fermes, les plus universelles sont celles qui divisent le plus, qui dissocient le plus. Vouloir faire société désocialise). Le langage commun, toutefois, qu’entend Marx et selon lequel il rapporte les propositions les unes aux autres est celui de l’argent, dans lequel tous les registres moraux, économiques, politiques et juridiques s’échangent et communiquent. L’argent n’est pas seulement un instrument et un signe économique mais aussi un élément de communication (abstrait donc transcendant) dans lequel toutes les autres dimensions, devenant valeurs, s’échangent. L’argent est une langue que tous s’arrachent.
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Ne pouvant dialoguer ouvertement, je dialogue dans mon crâne : est-ce un dialogue quand un seul interlocuteur parle ? Est-ce parler ce flux insensible qu’on a longtemps identifié à la pensée même ? Un individu peut-il dialoguer avec lui-même ? Cherchant un lieu pour méditer, je marche sur la terre ferme, parvenant dans l’incertain à la solitude du monologue-dialogue. Je suis cartésien ou rousseauiste : je cherche quelque chose de sûr pour dialoguer, une enceinte ou un lieu ouvert, un site où le dialogue puisse se poursuivre sans délire.