Fog

En passant

london-fogLes Doors ont commencé à jouer en public [1] en 1966, dans un bouge du Sunset Boulevard, le London Fog Club. La scène était si étroite que Jim ne disposait que d’un mètre autour de lui pour faire sa prestation. Et comme elle s’élevait à plus d’un mètre de hauteur, il fallait qu’il se tienne au bord du vide et qu’il se retienne de tomber. On sentait qu’il pouvait chuter à chaque seconde disent ceux qui furent témoins de leurs premières prestations [2]. Mais ce n’était pas seulement en raison de l’exiguïté de l’estrade. Car si Jim jouait les funambules, c’était au-dessus d’un gouffre qu’il avait lui-même ouvert au pied de la scène. Jim préparait un saut de l’ange [3]. Ce fut son premier acte de mise en scène : se tenir à la limite de l’espace qui vous sépare de la foule, ôter toute échelle qui pourrait vous faire passer du sol à l’estrade graduellement, faire de cet espace un milieu vide et dangereux, traversé de chutes et d’ascensions. Lieu tragique par excellence.

Doit-on cette invention au simple hasard d’un dispositif matériel ? Est-ce le signe d’une trouvaille de génie ? Trop simple. Trop élogieux. Jim jouait les funambules bien avant de monter sur scène et continua longtemps de le faire, notamment lors des soirées où prenant un malin plaisir à effrayer les convives il escaladait le bord d’un balcon ou le sommet d’un toit. Tout au long de sa carrière, il s’amusera de cette manière : jouant de la peur qu’il provoquait chez les témoins forcés de son numéro, jouant lui aussi à se faire peur, vérifiant ainsi chaque fois sa maîtrise de soi en dépit des cachets et des litres d’alcool avalés. Peut-être vérifiait-il aussi le pouvoir de dégrisement de l’imminence de la mort ? Façon de revenir à soi en menaçant de tomber ? Peut-être demandait-il au public de le recevoir, de l’accueillir et de le protéger ? Comme en ce mois d’avril 1967, à L.A., où devant 3 800 personnes, dans la première des grosses salles où jouèrent les Doors, Jim reprend son petit jeu sous une forme nouvelle : le voilà qui marche sur le rebord de la scène comme s’il marchait sur un fil. Et le public qui s’inquiète. Car la scène est haute de plus de 2,50 m. Morrison tombe. Le public est là, amortit sa chute. Une fois encore, Jim s’en tire indemne.

Jim Morrison & Robby Krieger, NYC Central Park, 1968

Et quand il ne chutait pas, Jim sautait carrément dans la foule. Au grand dam du service d’ordre qui essayait de le retenir et qui, s’il n’y parvenait pas, se devait d’aller le repêcher au milieu de la foule. Peut-être qu’une fois que Jim eût compris que le public pouvait le retenir, qu’il était possible pour lui de descendre dans la fosse sans toucher le sol, sans redescendre sur terre, qu’il était possible de s’enfoncer plus profondément encore, peut-être qu’il ne pensait plus qu’à se jeter dans cette mer humaine et s’y noyer. Là est sans doute l’origine du saut de l’ange : l’accomplissement et non la décadence de l’ancien funambule, la recherche d’un nouvel abîme où sombrer avec pour seule sécurité ce fil de micro qu’on emporte avec soi comme seul lien avec la scène.


 

1. J’allais écrire « véritablement jouer en public » puisqu’avant cela les Doors participaient à des fêtes mais ne donnaient pas de concerts. Un véritable concert définit un moment où la musique fait événement en tant que telle au lieu d’accompagner  d’autres événements : mariage, anniversaire, fin d’année… La musique alors déroule son propre cercle dans le temps ordinaire des hommes. Retour au texte

2. Anecdote racontée par Ron Allan dans Un Festin entre amis. C’est ainsi que Jim depuis plusieurs années dans les soirées privées faisaient frémir les invités : monter sur la rambarde d’un balcon au milieu d’un trip puis revenir sur terre brusquement. Quand Jim rencontra Nico, il l’invita à venir avec lui marcher sur les toits. Retour au texte

3. Le saut de l’ange ou stage diving, qui consiste à se jeter dans la foule, est une manière d’établir un contact direct avec le public, modifiant du même coup le rapport du spectacle au spectateur. Morrison est considéré comme un des premiers à l’avoir tenté avant qu’Iggy Pop n’en fasse un acte essentiel de son show et que cette pratique devienne courante dans certains concerts rock. Retour au texte

 

 

 

 

En suspens

Il y a plusieurs façons de voir ça. Vraiment. Il y en aurait même des dizaines mais là il faut aller vite, elle va se réveiller, je l’entends qui respire de plus en plus irrégulièrement, alors on va essayer comme ça. Peut-être, après, on pourra essayer différemment.

On l’aperçoit chez elle, dans la chaleur fade d’un appartement anonyme, plongée dans un grand lit. Son bras et sa jambe droite prennent l’air, une bonne moitié de la couverture pendouille au sol, le tissu assez rugueux pour l’empêcher de se répandre sur le plancher. Elle dort encore. Que ce soit elle, que l’on puisse en témoigner, ce n’est possible que par un aperçu étrange qui serait trop long à expliquer, on se trouve en effet de plain-pied dans son appartement. On peut le fouiller, s’y déplacer, contourner certains meubles, comme cette énorme bobine de fil électrique posée au milieu de salon, on est là comme chez nous, comme si nous faisions partie des murs, comme si nous étions les murs mêmes. Et pourtant. Et pourtant on sait bien que pour être ici auprès d’elle, pour la voir d’aussi près, il a fallu traverser maintes et maintes parois d’acier, de bois, de béton sans rompre le fil de notre regard, sans quitter d’un pouce le site inconnu où nous sommes tenus. Mais que dire de plus ? De l’extérieur de la ville, sans rien d’une paire de jumelles, ni même d’un télescope ultra sophistiqué, nous sommes arrivés là, yeux mobiles et incorporels, dévisageant les faits et gestes de cette femme. Tout près donc, bien qu’une distance toujours nous sépare, à peine quelques mètres, une sorte de recul impraticable dans l’exigu réduit, la cage ordinaire où elle habite.

Enfin, elle est là, silhouette en demi-teinte, aux lignes par endroit partiellement estompées bien qu’il fasse jour et que la matinée est déjà bien avancée. Mais le temps de parler, la voilà qui s’éveille. Elle a entendu quelque chose qui n’en finit pas de la tirer hors du sommeil. Je dis quelque chose parce qu’elle n’en sait pas plus, elle ne sait pas si ce qui vient de percuter les quatre murs de son studio et qui continue de marteler les fines parois de son crâne est un bruit ou un cri. Nous non plus d’ailleurs on aurait du mal à le savoir. On ne peut donc pas lui dire, rien faire entendre qui lui dirait : « ce son que tu entends, comme nous il vient de loin et il s’approche. Comme nous il ne s’approche pas de toi, il ne vient pas à ta rencontre, il va passer à ta portée, voilà tout. Et cela est bien suffisant que quelque chose se passe. Ici. » Ça suffit en tout cas pour qu’elle se lève, impavide, haletante d’un sommeil encore frais, tirant dans un lent mouvement un peu plus la couverture hors du lit, tapis maintenant froissé sur le parquet. Quelques pas. On la suit. Debout, en attente de savoir ce que ce son pourrait bien véhiculer, en attente sur un pied, puis un autre et comme ça quelques pas encore jusqu’au milieu du salon, suspendue par ce son qui s’approche, de plus en plus, désordonné et fuyant. Si elle vient au devant sans trop savoir pourquoi, c’est probablement que son oreille ne sait pas encore où lui dire de tourner la tête et qu’en s’avançant même au hasard, le son qui l’a réveillée, qui la tire encore plus loin du sommeil, même venant d’aussi loin, offrirait peut-être à son ouïe ce qu’il savait de lui-même, signal égaré dans la proximité incalculable qui les sépare encore. Et c’est pour ça qu’elle se déplace si lentement, la tête inclinant de tout côté, pour entendre, ignorant encore d’où la vibration va d’un coup s’amplifier, être là, reconnaissable, à tel point qu’on pourra dire et même affirmer « C’était ça ! » ; c’est pour ça qu’elle frôle le sol sur la pointe des pieds, caressant ce plancher vitrifié si luisant que chaque matin on le dirait lavé à grandes eaux avant son réveil, puis couvert d’une pellicule huileuse et glissante, menaçant au saut du lit – surtout ne pas sauter, surtout pas, mais poser délicatement ses pieds au sol, surtout quand on est pas encore bien réveillée, les jambes engourdies, l’oreille vagabonde –, menaçant de vous emporter dans un formidable vol plané, de vous porter soudain au beau milieu d’un burlesque dont il n’y aurait que vous pour en rire ou le voisin d’en face qui, le plus souvent, derrière ses rideaux, ne manque pas comme au lever du Roi le dernier abandon des couvertures. C’est par ce qu’elle écoute mais ne peut entendre et que cela n’en finit pas qu’elle se dirige vers la lumière qui rentre par la fenêtre – elle ne ferme pour ainsi dire presque jamais ses rideaux, même si peu habillée : à ce qu’on peut voir, quelque chose de court et de fin, ce n’est pas qu’il fasse chaud mais dans cette quasi-nudité et sur ce plancher fuyant elle se sent plus légère et puis elle a appris à voleter dans le moindre de ses déplacements, du lit à la table, du bureau à l’évier, quelques mètres entre lesquels, si on évite le tapis qu’il va falloir jeter un jour tellement les bords sont élimés, elle sent bien qu’elle finira par décoller.

Ça y est, nous aussi on l’a compris. C’est un cri.

On ne peut toujours pas l’entendre, on le sait à voir son corps frappé d’immobilité, brusquement traversé d’une présence dont elle fait tout pour se séparer : les deux mains, paumes grandes ouvertes, fermement appuyées sur ses tempes, le crâne enlacé, écrasé, ruisselant d’extravagantes mèches transpirant d’entre ses doigts. Un être humain hurle au dehors.

Elle se précipite vers la fenêtre et quand enfin, la voilà qui baigne presque tout entière dans la clarté naturelle du jour, l’ombre d’un corps vivant, l’espace d’un instant, enténèbre la pièce. Dehors, dans le vide, dans la rue, quelques secondes plus tôt, un homme s’est jeté. Je le sais, j’ai vu un bref instant son ombre tacher sur moi. À peine le temps de deviner ses membres comme disloqués, sans autre retenue que ce buste où encore ils se rattachaient, cette tête bringuebalante qui cognait l’air de ses hurlements avant de disparaître au-delà du balcon, plus loin, en bas, quatre étages plus bas pour être précis. Si loin déjà, au-delà même de l’agonie, et si près pour moi, à peine moins d’un mètre au-delà du balcon, passer la tête, entrer pleinement dans le jour et reprendre contact avec lui, le temps d’un coup d’œil… non, non, elle ne le fera pas, elle restera là à entendre encore ce cri cogner dans sa tête, les yeux noyés dans ceux du voisin d’en face qui bien sûr est debout lui aussi, qui la dévisage, pour une fois pleinement, sans ombre où se retirer, les yeux chargés d’un plaisir qu’elle n’accorde d’habitude qu’au vent, en silence, de ces yeux qui même à travers le vide de la rue où la mort déjà s’écoule en ruisseaux, vous touchent et vous sondent sans même savoir vous effleurer.

Le bruit s’est tu. Ses yeux restent attirés par le balcon. Visualiser le parcours des quatre étages, de jardinières en séchoirs, de badauds accoudés en badauds accoudés, frôler la dépouille de cet homme écrasé sur la chaussée. Elle recule, encore et encore, mais elle a beau faire, les yeux du voisin ne la quittent plus, remontent encore le long de ses cuisses, dans son ventre, lentement, imperturbablement, l’appartement se met à chavirer. Les lames du plancher grincent d’un cri effroyable. Le lit, le bureau s’ébranlent et crissent de leur poids agrippés par l’attraction terrestre ; les bibelots, les disques, les livres sont projetés plus bas dans la pièce, éclatés contre les murs qui bientôt deviendront le sol ; toutes ces affaires s’engouffrent l’une après l’autre par la fenêtre grande ouverte, les meubles avancent, avancent à mesure que le parquet s’incline, les placards de la cuisine résonnent du foutoir qui se fracasse derrière leurs portes aimantées, la bobine déjà s’est renversée, cahotant agilement sur le tapis recourbé pour venir lourdement s’écraser sur le balcon de fer forgé. Une couverture hideuse, sculptée comme un fantôme haletant, franchit la balustrade, caressant le bois poli de toutes les heures passées à contempler la rue et ses mouvements.

Mathilde, car elle s’appelle ainsi, il n’y a pas à douter de cela, Mathilde toujours en suspens, contemple avec horreur cette fenêtre où d’ordinaire elle se repaît d’espace et de lumière, laissant la brise passer en elle, sentir la mince couche de vide entre sa robe et sa peau comme son volume le plus intime, comme si le vent la décollait d’elle-même. Cette fenêtre était maintenant un orifice béant dans lequel irrémédiablement la gravité l’appelait. Il n’y avait plus rien d’autre à faire, se dénuder encore, se ronger même la peau pour devenir aussi légère que le vent, pour ne pas sombrer. Et à chaque fois c’était pareil, immanquablement elle se disait ça et immanquablement elle précipitait sa chute : son corps devenait aussi lourd que la pierre et malgré ses efforts, la fenêtre l’avalait et l’invitait à rejoindre plus bas cette homme qu’elle venait de voir tomber. Et c’est là, et seulement là, les yeux bien clos, qu’elle revoyait ce regard qu’elle était presque sûre d’avoir croisé pendant le bref instant où l’ombre de l’ange sans aile passa devant sa fenêtre, ce regard qui la dérangeait, l’air impossible d’une pierre dans l’abîme, un air indéfinissable de plaisir et de terreur, la peur de s’écraser et le plaisir de voler.

C’est à ce moment que chaque fois nous prenons du recul, que les murs de son appartement se referment devant nous, que nous désertons imperceptiblement les immeubles, les rues, les incandescences orangées de la ville, pour rejoindre la nuit noire. À peine quelques secondes plus tard, Mathilde, d’un coup bref, le buste relevé, les cheveux dans le regard, sort généralement de son cauchemar. Son premier coup d’œil est toujours pour la fenêtre. Elle sait qu’il est là, en face, de l’autre côté de la cour, le regard prêt à décoller.