Division sociale

En passant

La sociologie montre chaque société nécessairement divisée et voit dans l’unité, non un fait empiriquement constatable, mais un problème que politiques, morales ou religions pourront poser, voire éventuellement résoudre. De ce point de vue, la société n’est donc ni une nation, ni une communauté, ni une grande âme. Mais si elle se divise, elle ne le fait pas en deux. Si on suivait Durkheim, Mauss et une grande partie de l’ethnologie, on dirait que l’état social, tel que la sociologie l’a recueilli puis établi, est d’une   forme segmentaire. Une pluralité de groupes à la fois similaires et différents. 

Sujet social

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Ce n’est pas du tout que les gens ne savent pas ce qu’ils font, c’est qu’ils font apparaître, quand on s’entretient avec eux ou quand on les regarde aux prises avec d’autres personnes, et qu’ils soient entourés de machines ou en compagnie d’autres êtres vivants, toute une gamme de phénomènes habituellement invisibles sur eux. Ils rayonnent. Et d’une lumière si diffuse qu’ils ne voient pas bien quel jour elle répand, en eux, autour d’eux. Aussi, on peut bien affirmer – comme le font certains sociologues – que les faits qu’on rassemble, qu’on présente sous un jour nouveau ou qu’on examine d’un regard plus suivi, sont déjà connus des personnes auprès de qui on enquête, la différence ne tenant qu’au sens qu’on leur donne : la sociologie que l’obtiendra ne s’écartera pas, ou très peu, du sens commun. Connaissance minimale. On peut aussi affirmer que les éléments d’information qu’on dévoile, ou qu’on met en évidence, ne sont pas connus des individus qu’on interroge, ni compris, même perçus des sujets qu’on observe : ceux-ci leurs demeurent inconscients. La sociologie qui en sortira fera alors profession de rupture vis-à-vis de l’expérience ordinaire de la vie sociale. Dans les deux cas, c’est toujours un sujet défini par l’obligation d’avoir conscience de soi que l’on suppose être le vis-à-vis du sociologue.

Or, si la sociologie désire faire acte de science, il est absurde d’exiger des personnes auprès de qui on enquête qu’elles connaissent, quel qu’en soit le mode, sur celui de l’a-peu-près, de la conscience vague ou de l’habitus, le sens et surtout l’existence de phénomènes capables d’éclairer la structure des rapports sociaux, la nature du système social ou les systèmes d’interactions. Demande-t-on à une anémone de connaître la structure du patrimoine génétique dont elle est porteuse ? Et comment même pourrait-elle en avoir l’expérience puisque cette couche de phénomènes isolée depuis moins d’un siècle par la biologie se confond avec son existence même ? Si la sociologie veut affirmer sa scientificité, elle doit accepter que les phénomènes qui se font jour pour elles « dans » les conduites humaines sont radicalement inconnus des sujets qui, volontairement ou involontairement peu importe, les font apparaître dans leurs faits et gestes les plus anodins.

Sociologue et sujet social vivent bien dans le même monde, voient des réalités sociales similaires – car il existe un secteur social institutionnalisé depuis deux siècles, car il existe une sociabilité à laquelle les gens sont attentifs, car il existe des tribunaux qui jugent au nom de la société – mais les lumières que le premier perçoit sur la conduite du second doivent être si radicalement étrangères à ce dernier qu’il lui sera impossible, sans recourir aux conditions d’expérience sociologique, de les connaître, et même a fortiori de les reconnaître comme tels. De la société vaguement désignée comme champ d’expérience du sociologue, les sujets sociaux ne peuvent avoir ni la compréhension, ni la perception. Et c’est justement cette familiarité, le fait qu’ils vivent en société, qu’ils en sont traversés de part en part, que la pluralité humaine est leur premier environnement, qui explique qu’ils ne transforment pas spontanément cette dimension de leur existence en expérience concrète, qu’ils ne l’individualisent pas. Il n’y a que par accident que certains groupes humains – des groupes comprenant d’1 à n « personnes » – se découvrent, brutalement ou lentement, sujets sociaux. Et de cette expérience – « ma conduite est d’abord et avant tout régie par des rapports aux autres spécifiques avant de l’être par moi » – qui demeure fondamentalement un événement (plus ou moins probable suivant les formes sociales et d’autres conditions), on est encore loin d’en faire une connaissance. Il y a bien, hors de la sociologie, une expérience possible du fait social – bien qu’il ne soit pas sûr que la façon dont on se découvre comme sujet social amène à considérer cette rencontre comme un accomplissement ou même comme une situation stable et durable – mais celle-ci demeure rare, hasardeuse, sans promesse aucune de la voir se diriger sur la voie d’une science. On peut même affirmer, s’exposant au plus lourdes erreurs, que si certains individus, s’étant découverts comme sujets sociaux, ont trouvé dans cette expérience un quelconque sens de vérité, ce sera plutôt dans la littérature qu’ils auront essayé de l’exprimer ou d’en témoigner. La science, faut-il le rappeler, et cela est au cœur même de la situation épistémologique des sciences sociales, n’a pas le monopole de la vérité. En tant que chercheurs, et nous le voyons encore plus aujourd’hui dans nos rapprochements justifiés et productifs avec la littérature, nous sommes souvent plus enclins à devenir de simples savants ou même des écrivains que d’abscons scientifiques.

Le pauvre trésor de la langue

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Qui voudrait connaître le mode de reproduction des abeilles ne se contenterait pas d’ouvrir un dictionnaire à la lettre R(eproduction) puis à la lettre A(beilles), pour essayer de savoir de quoi il retourne en la matière. Et c’est pourtant ce que l’on fait assez fréquemment pour ces phénomènes qu’on appellera sociaux, historiques ou culturels. On agit comme si la connaissance en était donnée toute prête dans notre vocabulaire. Trésor détenu, à l’abri, bien tapi, sous la langue de tout le monde. Le dictionnaire n’est pourtant que la mémoire instituée de l’usage des termes. Il ne peut nous donner que le sens le plus utilisé, usé, usité, des mots que nous employons sur le moment. On n’en apprendra donc que peu sur l’expérience passée et présente du sauvage en demandant à la courte mémoire actualisée de la langue de nous donner une réponse. Et la méprise est au plus haut quand, quittant le terrain soi disant gelé ou figé de l’analyse « conceptuelle » pour se diriger vers la finesse et les nuances de la parole subjective, on pense alors accéder à la plus riche expression du sensible – là où, en pratique, on ne fait que recenser (même pas de façon exhaustive et comment le pourrait-on ?), les significations listées dans le plus ordinaire des dictionnaires.
Si l’on voulait seulement savoir ce qui est en jeu dans le fait de parler de sauvagerie, ou, plus radicalement encore, de parler en tant que sauvage, il faudrait alors sortir du seul cadre sémantique et lexical pour se diriger vers un examen plus pragmatique des énoncés qui lui sont liés. Avec un corpus étendu à ses usages politiques, moraux, esthétiques et scientifiques et une attention soutenue à l’exercice même du langage, qu’il soit verbal ou gestuel, on serait alors en mesure de comprendre dans quelles conditions, avec quels effets, dans quels buts et par qui, depuis des siècles et des siècles, le long de multiples traverses, un certain langage continue à faire signe de sauvagerie.
On ne construirait pas ainsi une conception du sauvage à part des autres, isolée au loin des autres significations ou les surplombant, mais un terrain d’enquête indéfini évitant aussi bien le piège de la définition exclusive – en recherchant plutôt le maximum de compréhension – que l’écueil de la délimitation d’un domaine homogène – acceptant de se laisser surprendre d’invraisemblables et permanentes extensions. Exil dans le no man’s land, errance dans les outre-mondes.