Y a-t-il dans la perte de liberté, ou dans la découverte de son caractère illusoire (ce qui est au fond la même chose), quelque chose d’analogue à une mort organique ? Cette perte n’est-elle pas aussi vive – mais selon d’autres traumas – que la perte d’un membre que l’on vous coupe ou qui reste immobile malgré les ordres qu’on lui donne ? N’est-ce pas toute une vie qui s’enfuit dans la perte d’une aptitude, d’une capacité, d’une force que l’on n’exerçait pourtant qu’avec l’appui de certains parties précises de notre corps ? Comment fait-on le deuil de ces vies qui demeuraient enveloppées, localisées, quelque part en nous : dans une main agile, un œil vif, une voix qui porte ? Comment faire le deuil de ces vies qui étaient les nôtres et auxquelles nous survivons à notre plus grand étonnement ?
Notre médecine, on le sait, a franchi un seuil décisif quant à son efficacité le jour où la mort fut conçue comme une durée plurielle et non plus comme ce moment insécable qui sépare la vie du trépas. Mais il ne suffit pas de déplier la mort en autant de phases qu’il y a d’organes qui s’éteignent : cœur, poumon, cerveau (idem pour les étapes du deuil qui ne font que reproduire ce même schéma suivant les instances psychologiques en jeu), il faut aller jusqu’à dire, comme Gilles Deleuze le faisait, que la mort est coextensive à la vie, que nous mourrons plusieurs fois de notre vivant, que nous sommes tous, et ce bien avant la naissance, des survivants. L’histoire politique du siècle récent nous l’enseigne, les blessures et les pertes civiles du moment nous l’apprennent également.