Comme une coquille vide

Me souvient seulement de l’angoisse comme peur des peurs, c’est-à-dire maximale, insoutenable, totale, sans objet. Une terreur sacrée. Me revient maintenant d’autres images beaucoup plus saisissantes que celle d’un ineffable danger : l’angoisse comme fuite, dans tous les sens, toutes les directions, de l’organisme ; mouvement centrifuge et sans retour de tous les flux, de pisse, de sueur et de paroles ; fluctuation soudaine du corps, vacillement de soi, perte de toute centralité, de tout point d’équilibre, expérience de soi hors de toute mécanique du mouvement et du repos. Le corps géométrique comme une coquille vide.

Face aux noms

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Face nomNommer des choses qui demeurent muettes en notre présence, et nommer des êtres qui peuvent répondre du nom qu’on leur donne, sont deux opérations réellement différentes. La correspondance entre le nom et l’être nommé exige une adresse d’abord, c’est-à-dire cette capacité qui permet à la fois de se diriger dans la direction exacte de l’autre – celle qui l’atteindra en quelque façon – et de vérifier que la communication s’opère, qu’elle a bien lieu quelque part. Nommer un être implique toujours de recevoir un nom en retour, d’où qu’il vienne (Message bien reçu. Terminé). Il faut également une force qui puisse faire que le nommé (étant entendu qu’il le droit et le pouvoir de refuser le « don » qu’on lui fait) porte en permanence ce nom, le transporte où qu’il soit, se retourne toujours, alors, à son appel. Appeler une chose par son nom peut paraître un acte libre puisque rien n’attache le mot à la chose sinon ma décision ; appeler un être qui répond de ce nom implique toujours une correspondance donnée en amont. Mais cette communication est moins un échange de signes qu’un jet de flèches sur un bouclier percé.

Reste à comprendre comment les personnes s’attachent à un nom. Oublions ce qui vient nous répondre sans retard. Les noms n’individualisent pas, ils ne procurent ni connaissance de soi, ni prestige lié à une singularité qui serait extraite au milieu des autres. Ils ne tirent pas non plus les inconnus du néant, n’en font pas quelqu’un, subitement. Nommer ne peut se réduire au baptême, à une seconde naissance ; ni même à l’accomplissement d’une promesse souveraine. Tous les parents rêvent que leurs enfants deviennent rois. Tous les rois cachés rêvent de trouver leur couronne loin de leurs parents d’adoption. Les noms de personne sont des noms que l’on adresse à tout le monde, c’est-à-dire à personne justement. Certes, il y a toujours des noms qui sont réservés à certains groupes sociaux, à certaines occasions, mais ils valent toujours pour plusieurs individus : ils sont toujours collectifs et impropres. Au regard de la multiplicité des personnes, les noms, traits qui ne trouvent pas forcément support, confondent avant de différencier. Leur usage prive, tout en l’alimentant, le désir de nom propre. Les noms de personne anonyment ceux qu’ils dénomment.

Peut-être est-ce alors pour perdre la face que nous acceptons de nous retourner vers cette voix qui nous appelle ? Ou en gagner une nouvelle ? Ou s’en détourner d’une autre ? Il y a probablement un jeu entre l’acte de nommer et la face que l’on tourne ou détourne. Rancière rappelle justement que dénommer est une défiguration. En présentant notre face sous un nom, notre tête sort de l’ombre (jamais de la nuit), de ce demi-jour où seul un de ses profils était visible jusqu’alors : ses traits alors se déforment, les lignes se coupent, se courbent, s’entrecroisent différemment : un visage apparaît. Les Grecs ne possédaient un visage qu’à la condition qu’un face-à-face entre vivants demeurât possible ; les morts, même yeux ouverts n’avaient plus de visage, une tête seulement. Les morts étaient défigurés. Qu’en est-il pour nous aujourd’hui ? Qu’en fut-il lors des plus fameuses rencontres que les Occidentaux connurent dans leur histoire ?

Et si dénommer, substituant un nom à un autre, défigurait en « donnant » certaines faces à un être sans jamais lui accorder de visage complet ? Et si le nom, autre malchance, appelait le simulacre d’une unité entre faces pourtant impossibles à coudre ensemble, puisque coupées au préalable sans aucun plan dans les silhouettes que nous sommes, déchirées dans le flux de nos mouvements et de nos expressions de manière sauvage. (Carnage toujours déjà donné.) Nommer défigurerait alors en forçant la personne, la silhouette anonyme, à faire front de cette impossible figure, de ce visage dépareillé qu’elle serait sommée d’assumer comme le sien pourtant. Nommer ne supposerait donc pas forcément une figure sous-jacente (un modèle naturel comme le serait une tête ou artificiel comme l’est un masque) qui serait de ce fait déformée, la défiguration s’accomplirait plutôt en obligeant la personne à faire bonne figure, ou figure tout court, d’un visage pourtant monstrueux ou arlequin.

Autre défiguration, plus simple en un sens : le nom toujours prononcé au sein de la nébuleuse d’autres noms qu’il évoque – surnoms qui ne sont pas des ajouts mais la constellation silencieuse et plus ou moins permanente qu’il enveloppe, noms qui distribuent les tons avec lequel on interpelle : du plus injurieux au plus laudatif – un tel nom fonctionnerait comme un masque auprès de celui qu’il désigne. Interpeller quelqu’un serait déjà préjuger de la face, ou des différentes faces, qu’il va pouvoir et devoir nous présenter. Et peut-être est-ce déjà dans cet acte simple que se forme ce masque monstrueux qui est le nôtre. Car l’interpellation, non seulement fait toujours tourner les mêmes profils devant la voix qui appelle, mais laisse dans l’ombre, et voue à la honte, la pudeur ou l’oubli, un certain nombre de faces, visibles pourtant par ailleurs. Il y a des visages que l’on ne montre à personne et que l’on n’ose à peine nommer, même dans l’obscurité ou le clos d’une chambre secrète. Ces visages ne sont jamais appelés. Le nom peut devenir un masque, en ce sens, par le fait qu’il pourrait, grâce aux surnoms, envelopper la personne d’un certain nombre de regards et de traits, recouvrant ainsi le visage que la personne cherche à défendre, exhiber, ou tenir devant les autres. Mais aussi bien en faisant le partage entre ce qui fréquemment pourrait se porter à la lumière et ce qui resterait le plus souvent dans l’ombre : le nom supposerait une région d’infamie et d’opprobre dans laquelle sa prononciation jetterait, pas tellement la personne, mais une face possible d’elle-même. Et que faire d’une face que l’on ne peut tourner vers personne, si l’on peine également à la tourner vers soi ? Que faire ?

Il existe donc une expérience, il me semble, une défaite du visage qui ne pouvant montrer toutes ses faces, est toujours en défaut sur lui-même et par conséquent se défigure. Une face que le nom jamais n’interpelle et sur lequel il fait donc silence puisque rien ne le porte à la voix.

Se trouver en face d’un visage n’est jamais neutre, même au plus gris du gris des jours qui s’accumulent quotidiennement. Les visages n’ont pas vocation à se tourner l’un vers l’autre sinon dans l’intimité de l’amour, du défi guerrier, la prononciation d’une sentence. Aussi, tomber par hasard sur un visage se présentant de front attire notre attention, produit un contact, même visuel. Le plus étonnant, dans cette expérience, est la certitude qui vient presque immédiatement : l’assurance de pouvoir se comprendre seulement du regard, bouche close. Jaillissant du versant d’autrui subitement tourné vers nous, le regard interpelle. Pourtant muet comme le sont les choses naturelles, le visage d’où il sort nous appelle, nous réclame, exige que nous lui fassions face nous aussi. Est-ce une voix alors que l’on entend, que cette figure murmure imperceptiblement ? Est-ce bien ça que l’on désigne quand on dit que des traits du visage évoquent quelque chose, comme si une inaudible voix sortait du cœur des choses, ou des êtres, pour se confier à celui qui les contemple ? N’y a-t-il pas dans cette évocation, cet appel des choses muettes, la scène d’un rapprochement propice à la levée des secrets, des paroles interdites, honteuses, de celles que l’on dit à voix basse, des choses justement ? Et si, à l’inverse, il y avait un sens de l’appel, dans la manière dont un regard nous fait signe, qui ne passait pas par la voix ? Un appel sans évocation, sans rappel d’autre chose de plus lointain ? Que serait cet appel, quel serait son nom et les noms qu’il élance ? Peut-être justement tout autre chose qu’une confidence ou qu’un secret en cours de levée, un murmure qui nous forcerait donc à tendre l’oreille et s’approcher : la perception plutôt, injustifiable autant qu’injustifiée, donnée sur la foi de rien ou presque rien, d’une fuite, d’un dépérissement, d’une déperdition des forces qui soulèvent la langue et élèvent sa parole dans l’air. Ce visage tourné vers nous n’indiquerait plus cette bouche fermée sur elle-même dont les lèvres incessamment pourraient s’ouvrir et délivrer aussi bien un baiser qu’une parole (une claire érotique se loge dans ce pouvoir d’évocation), ce visage demeurant donc, à tout moment, capable de faire claironner sa voix, mais il montrerait plutôt, dans ces lèvres aussi bien scellées que légèrement entrouvertes – avalant de l’air – une figure proche de la mutité. Un visage que la bouche viendrait seulement animer de souffles, de soupirs, de frissons. L’âme visible et sensible à même la face de la rencontre. Le mouvement du visage à l’approche de la mort, de l’aphasie, du plus grand abattement.

Je crois que nous n’avons pas de visage, que ce qui nous fait face n’est qu’un pan de nous-mêmes, qui présente certains aspects et laisse les autres dans l’ombre – tandis qu’il reste inconcevable que certaines surfaces de notre corps puissent devenir un jour un visage, sinon dans le rire et l’humiliation, je veux parler de nos sexes. Certaines nomenclatures ne disent que ces aspects qu’elles découpent et distribuent dans leur lexique bien sagement : ce qui est visible est bien dicible et inversement ; d’autres, comme les surnoms, désignent ces faces qui se tiennent dans l’ombre et que l’on ne voit qu’au détour de certaines situations : les noms tirent alors dans la lumière ce qui ne choisit que son heure pour saillir, trancher dans le visage que l’on montre, les noms sont défis et exhortations. Il y a encore, sans doute, bien d’autres formes de nomenclatures du visage qu’il faut apprendre à percevoir.

Les amours féminines

En passant

 

 

De même que nous ne pouvions, il n’y a pas si longtemps, aimer les hommes sans d’abord donner notre amour à Dieu – puisque les hommes étaient trop vils, trop laids pour être aimés pour eux-mêmes ; de même, l’on nous dit aujourd’hui que Père et Mère sont le tiers nécessaire de notre amour pour autrui, la chair impalpable que nous caressons sous sa peau. Pire, nous allons même jusqu’à dire que notre amour ne prend forme que dans la première aimance maternelle et que cette carence nous resterait à jamais en défaut. En travers de la gorge. Si bien qu’à nos amant(e)s silencieusement, nous crions à notre insu : Maman ! Les amours, de nos jours, peuvent être mises au pluriel, leur féminin est forcément maternel.