Philosophie sauvage

Depuis plusieurs années je m’efforce de cerner les contours d’une expérience socialement mineure mais néanmoins obsédante dans l’histoire occidentale : il s’agit bien sûr de la sauvagerie. De nombreux chantiers ont été ouverts : une galerie de portraits représentant d’illustres ou d’obscurs hommes sauvages – exposition courant de l’époque médiévale à l’époque actuelle ; une analyse des différentes dimensions qui traversent et composent cette expérience sous des modalités diverses ; un repérage des lieux et moments dans lesquels cette expérience se joue et emporte avec elle des enjeux d’ordre plus général : tout cela en guise de reconnaissance de son histoire et pour répondre à ceux qui, à tort et souvent à raison, relèguent cette dimension culturelle au rang d’un mythe, d’un préjugé ou d’une racine de l’homme occidental.

On peut trouver ici les grandes lignes qui éclairent le point de vue sous lequel j’aborde le problème et , un des premiers portraits mis au point, en attendant que d’autres tapissent la galerie que j’espère ouvrir un jour. Mais je voudrais partager sur cette page tout autre chose.

Qu’on reconnaisse à la sauvagerie – humaine surtout – une réalité ou qu’on lui laisse uniquement la valeur d’une catégorie culturelle, ou d’une métaphore, ou même seulement le statut d’un fantasme, il est néanmoins indéniable qu’elle s’est présentée de façon récurrente aux Occidentaux les siècles derniers. Des forêts aux êtres qui les habitent, hommes ou fauves, des figures de carnaval sorties lors des festivités aux êtres étranges qui résident aux confins du monde, le Moyen-Âge a certes bien connu la sauvagerie des êtres : un homme mis au ban, un saint qui cherche une retraite, une proie qui détale, un villageois qui se masque le front, un étranger qui se perd par-delà l’horizon ; mais surtout par leur côté fuyant et, globalement, dans ses marges. Au bout d’un siècle de colonisation aux Amériques, d’autres Sauvages (les mêmes et pourtant différents) auront pourtant, quasiment, peuplé la totalité de la terre – tous ceux que l’Occident aura considérés comme étant extérieurs à sa foi et sa loi. Peut-on penser qu’un statut aussi général, aussi évident pour quantité d’Européens (avec bien sûr tout ce qu’il a pu charrier de préjugés, d’illusions, d’erreurs et de crimes) soit resté sans conséquences ?

Si l’Occident a ainsi ensauvagé la plus grande partie des peuples de la terre, exceptés ceux dans lesquels il reconnaissait une part de sa civilisation, il y en eut donc aussi quelques-uns (très peu) sortis de ses rangs, et devenus d’autant plus légendaires : des fous dans les bois, des enfants trouvés, des marins prenant femme indienne, des marins naufragés, un écrivain nostalgique, des ethnographes sans retour, et peut-être deux philosophes. Peut-être, et c’est là tout l’enjeu du travail en cours, que deux individus, non seulement ont fait de l’expérience de la sauvagerie en eux-mêmes et autour d’eux, mais ont également fait de la philosophie, pour une part au moins, un exercice d’ensauvagement. Non pas une philosophie de la sauvagerie, une réflexion sur la dimension sauvage du vivant – animal ou végétal – mais l’ensauvagement (acte ou perception peu importe à cet instant) comme pratique philosophique à part entière, spécifique et singulière ; nouvelle épreuve peut-être, proposée par certains hommes, pour accéder et tenir au rang de philosophe.

Par deux fois, au moins, ces trois derniers siècles, cette expérience a été le vecteur et le support d’une pratique réfléchie. Deux livres témoignent au plus haut point de cet événement inhabituel ; deux livres qui, à l’échelle de l’histoire occidentale, sont presque contemporains : Les rêveries d’un promeneur solitaire, rédigées entre 1776 et 1778, par Jean-Jacques Rousseau, et Walden ; or, Life in the Woods, de Henry Thoreau, ouvrage publié en 1854.

Sign at Thoreau's cabin site by binarydreams

J’aimerais faire une comparaison systématique de ces deux ouvrages et des expériences auxquelles ils renvoient ; faire une comparaison qui bien entendu établirait les éléments communs aux deux pratiques mais qui ne chercherait pas, pour autant, à les assimiler, mais au contraire à souligner leurs différences : celles que l’on pourra trouver entre elles mais aussi à l’égard des expériences contemporaines ou antérieures de sauvagerie. Établir ainsi la singularité de ces pratiques et questionner ainsi les relations possibles que l’on peut reconnaître entre elles.

On trouvera donc ici, répartis selon un ordre, un espace, encore provisoire, les différents éléments (remarques, descriptions et analyses) propres à faire avancer une telle recherche : à la fois balises, directions et sillages. Toutes les propositions, les indications, les remarques, les critiques, les encouragements, les astuces mais aussi les blagues ainsi que les divertissements sont les bienvenus. Allons il est temps, levons l’ancre.

Manifestations de Sauvagerie

Occurences du terme

« Nous portons tous en nous un farouche sauvage et peut-être sommes-nous quelque part enregistrés sous un nom qui ne l’est pas moins. » (Frédéric Gros, Marcher, p.103)

Écriture du texte

Rédaction

Thoreau

Séjour de deux ans, deux mois, deux jours. Il multipliait les rencontres avec ses amis, vivait et se rendait dans son village situé à quelques kilomètres de là. Walden est le nom du lac auprès duquel il vivait. Lire ce texte : est-ce se rapprocher à nouveau de ce lieu ?

Expérience d’emblée provisoire (1845/47). Sauvagerie en tant qu’expérience. Réécrit le texte jusqu’en 1854. Temps d’écriture largement plus long et postérieur à celui du séjour. Pas de misanthropie : vit en famille ou chez Emerson. La fin de l’expérience n’est pas un retour : « À présent me voici pour une fois encore de passage dans le monde civilisé » (p.7). Vies civiles ou sauvages sont des points de passages, des arrêts momentanés dans une course, un voyage ou un pèlerinage.

Expérience en opposition à la société, retrouver le fondamental, le nécessaire. Geste philosophique ancien renouvelé. Comparer avec les cyniques et les saints. Projet d’écriture inscrit d’emblée dans l’expérience. Simplicité volontaire. Expérience rationnelle et non une aventure (Into the Wild). Nécessité d’incursions régulières dans la nature.

Les deux premières questions que j’ai proposé d’éclaircir sont : Quel est ce texte, nommé Walden, que nous avons dans les mains ? De quoi parle-t-il ? On se doute bien que ces questions ne vont pas être résolues d’un coup mais qu’il va falloir se guider sur elles et porter toujours attention à ce qui pourra y répondre. Surtout que le problème n’est pas tellement de ne pas avoir de réponses mais d’en avoir trop. Car les analystes, comme nous pouvons nous en rendre compte facilement nous aussi, montrent la pluralité de modes de discours qui composent le texte de Walden.

Pour nous le problème n’est pas de savoir quelles sont les formes de discours à l’œuvre dans Walden mais plutôt si, d’une part, il existe un ordre au livre, une « syntaxe » supérieure qui en ordonnent les différentes composantes, bref selon quel type de livre Thoreau donne lieu à la pluralité de ses langages, et, d’autre part, quels rapports ce livre entretient avec les autres pratiques de Thoreau, à savoir la conférence, la marche et le journal. C’est seulement au moment où nous saurons ce qui donne une unité (ou pas) à ce livre que nous pourrons analyser correctement son insertion dans des pratiques hétérogènes. Ensuite, établir ces rapports nous permettrait d’avoir une vue plus large sur la pratique philosophique, de style transcendantaliste, de Thoreau. C’est le dispositif par lequel ces nombreuses activités se relient et fonctionnent ensemble qui donne à une philosophie sa réalité pratique. C’est cela qui doit guider notre recherche.

Il y a, je crois, un premier écueil à éviter quant à la réponse à apporter à la première question : quel est donc cet ensemble de textes nommé Walden ? Une grande partie du matériel du futur livre a été donnée en conférence, et notamment le premier chapitre Economy, si important car en plus d’ouvrir le livre il se donne lui-même comme la reprise ou la mise en scène d’une intervention publique. On aurait donc, avec Walden, la transcription, du moins la transcription simulée, d’une conférence. Walden, en tant que livre, n’introduirait rien de neuf ou de marquant dans la continuité des pratiques philosophiques de T, il mettrait seulement par écrit ce que celui-ci donnait à voix haute un peu partout en Nouvelle-Angleterre. Le livre ne serait alors tout au plus qu’une version remaniée du dossier préparatoire de ses conférences.

Le fait ne serait pas isolé puisque puisque de nombreux textes ont été prononcés en conférence avant d’être publiés dans des magazines, des journaux ou des revues. C’est le cas notamment d’un texte comme Resistance to Civil Government. Ces deux textes majeurs sont-ils seulement ou essentiellement la transcription, bien entendu infidèle car adaptée à l’écrit, de prises de paroles publiques ? Quel serait donc la nécessité du passage de l’oral à l’écrit et le rôle d’un livre dans le destin d’un tel discours pour Thoreau ? Il est certain que le passage au livre, donnant à entendre à un plus large public les propos de T., le conduisait à parler à des gens qu’il ne connaissait pas, qui ne lui étaient pas proches, qui n’avaient même aucune proximité donnée avec lui : ni lien de parenté ou de voisinage assignable. Le travail d’écriture, ou plutôt de réécriture de Thoreau consisterait-il, pour l’essentiel, dans une adaptation du texte à cette nouvelle distance, aveugle et sourde, entre le conférencier et ses auditeurs, un remaniement du texte en vue de sa nouvelle adresse ? Si l’on acceptait cette première interprétation, il y aurait beaucoup de questions à poser : qui a le dernier mot quand un texte existe sous deux formes différentes ? L’oral ou l’écrit ? Le passage à l’écrit vient-il clôturer la série des « livraisons » publiques d’une pensée au sens où le livre serait à chaque fois la forme définitive et la fois dernière sous laquelle une conférence serait donnée ? En d’autres termes, Thoreau arrête-t-il de faire des conférences une fois que son texte est publié comme si toucher une plus large audience était la pente, sinon le but de ses prises de paroles ? La publication écrite clôt-elle le cycle de conférences ou bien l’écrit n’est-il qu’un moyen de compenser le fait que Thoreau ne peut se rendre partout où il voudrait pour faire entendre sa voix, et bien que touchant potentiellement plus de monde, le livre ne serait qu’un mode secondaire d’intervention auprès des citoyens américains ?

Il est vrai que Thoreau, interrogé sur ce point, fit profession d’homme de lettres et qu’à ce titre, une publication imprimée s’avérait nécessaire. Il faut également tenir compte du fait que Thoreau lisait un texte déjà écrit durant ses conférences et d’une façon assez monotone selon le témoignage de certains. Ses interventions publiques n’étaient donc pas le fait d’un rhéteur qui, de mémoire, livrait une parole toute entière orale, cherchant du regard la réaction de ses auditeurs : sa voix, son rythme, ses tournures s’appuyaient autant, sinon plus, sur un texte déjà abouti que sur les réponses et répliques du public qui était présent – et qui riait beaucoup, d’ailleurs, à ce qu’il semble. Quelles que soient les libertés que l’orateur se donnait vis-à-vis des notes, du texte, qu’il avait apportés avec lui, une conférence demeurait une lecture. Aussi, est-il difficile de croire que les parties ou futurs chapitres de Walden publiés dans des revues ou conservés dans ses carnets, c’est-à-dire les différentes versions du livre qui sera publié en 1854, aient été de simples pièces préparatoires, des fragments inachevés, il s’agissait plutôt d’états publiables et donc parfois publiées. Qu’elle soit faite à l’oral ou à l’écrit, la publication d’une pensée exigeait non seulement une mise en forme écrite mais également « littéraire », au sens où celle-ci était conçue d’emblée pour la lecture, de l’orateur et/ou de ses éventuels lecteurs. Thoreau, dans ses conférences, donnait une parole immédiatement lisible, et ainsi potentiellement au-delà de sa seule personne. Il se présentait devant les autres en tant que son premier – et peut-être pas le meilleur – lecteur. Ainsi que Thoreau ait donné ou non des conférences à partir d’un texte déjà imprimé ne change au rien au fait que ses textes étaient faits pour être lus et non pas dits devant une assemblée. Ils étaient voués d’emblée à demeurer sur le papier. Que les conférences aient été bien souvent les premières formes de publication, et sans doute, les moteurs privilégiés d’une correction et d’une réécriture du texte, ne contrarie pas le fait qu’elles furent secondaires dans la forme que Thoreau souhaitait donner à son livre.

On aurait pu imaginer, en effet, au regard de l’activité de conférencier de Thoreau, un livre intitulé Walden qui aurait trouvé, plus que son origine, le lieu de sa ressource permanente dans une prise de parole initiale. Ce livre n’aurait été alors qu’une conférence indéfiniment étirée. Au lieu d’être une forme repérable qui aurait eu, certes, une fonction séminale, voire cardinale, dans le texte, autrement dit une valeur indubitablement structurante, la conférence, en tant que type discursif, aurait été élevé à un rang supérieur afin qu’elle puisse englober tout le reste du livre. Le livre aurait ainsi trouvé son unité en voyant passer un élément de la multiplicité qui le constitue au rang d’unité supérieure, forme au-dessus des formes. Or, je crois que bien des chapitres de Walden ne se présentent pas du tout sur ce mode-là : ainsi le chapitre « Mes voisins les animaux » qui commence comme un dialogue entre deux personnages, l’Ermite et le Poète, ou « L’étang en hiver », qui tend vers la description naturaliste et poétique. Difficile d’imaginer que Walden se compose comme une suite de conférences, comme l’activation répétée sur dix-huit chapitres d’un même schéma rhétorique. Mais peut-être Thoreau, dont les qualités de conférencier étaient discutées donc discutables pour ses proches, usait-il de procédés oratoires innovants ou de procédés plus courants que nous ne repérons pas dans les chapitres et qui structurent, malgré tout, en sous main, la totalité du livre. On sait notamment l’importance que revêt la Jérémiade, sorte de sermon lié à la prédication, aux yeux des spécialistes, importance quant aux formes qu’épousent spontanément le ton caustique de Thoreau. De ce nouveau point de vue, Walden n’aurait plus besoin d’être unifié sur le mode de la conférence – une conférence exceptionnelle, démesurée, riche de tous les procédés utilisés à l’époque, même ceux qui semblent les moins oraux – tout en restant fondamentalement une œuvre d’orateur, parole pour laquelle le ton de la conférence ne serait plus qu’une modalité parmi d’autres. Aussi, même donnée sous forme de livre, Walden, son action, sa lecture, sa lettre même, continuerait d’être indexé au rapport de face-à-face, d’interaction immédiate, d’entente commune qui caractérise la position d’orateur public. Même réduit au silence dans l’écriture, la parole de Thoreau serait encore, par les ressources même de son écriture, de son brio rhétorique, à portée de voix.

Rousseau

Texte sorti d’une malle, texte posthume. Texte dépouille qui doit l’introduire naturellement à sa mort. La fin de l’écriture devra coïncider avec celle de sa mort. Texte interrompu par sa mort. Événement de la rupture aménagé dans le texte. Le texte touche à sa fin. À la différence de T., l’écriture se fait conjointement aux promenades et par phases discontinues (chaque chapitre correspondant à l’une de ses phases). Le fil de l’écriture est à la fois noué et rompu par les promenades. Le texte ne s’ancre pas dans un lieu qui est un point de passage mais se découpe suivant la même unité qu’est la promenade. Le texte s’avance vers la fin des promenades, celui de T. ouvre un passage vers un autre lieu.

La chute contre le chien se fait quelques mois avant la rédaction du texte. Journal d’une chute.

Peuples sauvages

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Interseccion (Poliptico) Federico Silva by Lucy NietoCombien Il est difficile de savoir ce qu’apercevaient exactement les européens quand ils parlaient de sauvagerie à propos des hommes qu’ils rencontraient aux Amériques. Le monde occidental comprenait déjà plusieurs lieux sauvages : la silva romaine désignait à l’origine les bois à proximité des cités, d’où étaient issus les premiers peuplements de la ville ; mais des forêts la sauvagerie s’était progressivement étendue aux montagnes, aux déserts, autrement dit vers des espaces qui n’avaient plus rien d’essentiellement sylvestre. Ce même espace, au cours du long déplacement qui le fit basculer du monde méditerranéen au monde européen, c’est-à-dire vers la chrétienté occidentale, fut également peuplé d’êtres les plus divers : arbres de multiples essences aux architectures les plus variées, bêtes féroces, sanguinaires et légendaires, monstres, démons et divinités mineures, et, parmi les hommes, tout un menu peuple d’ermites, de chasseurs, de paysans et autres chevaliers, fols, magiciens ou géants, chacun étant bien entendu sauvages, d’une façon ou d’une autre. Mais ce n’est pourtant qu’aux xve et xvie siècles, et de manière irréversible avec la rencontre de l’Amérique, que des Sauvages apparurent, c’est-à-dire que des hommes furent nommés et reconnus selon cette singularité plurielle. Les hommes sauvages n’étaient plus ces figures plus ou moins légendaires, isolées et repliées au fond de lieux inaccessibles et hostiles, ils formaient désormais une imposante et foisonnante population.

Il était rare parmi les voyageurs de justifier le nom que l’on donnait aux hommes que d’aventure on rencontrait. Jacques Cartier, lors de son premier voyage au Canada (1534), en donne pourtant l’exemple : « il nous vint un grand nombre de sauvages, qui étaient venus dans cette rivière pour pêcher des maquereaux, dont il y a grande abondance. Et il y avait, tant hommes et femmes qu’enfants, plus de deux cents personnes, qui avaient environ quarante barques, et qui, après que nous nous fûmes un peu familiarisés à terre avec eux, venaient franchement avec leurs barques à bord de nos navires. Nous leur donnâmes des couteaux, de la verroterie, des peignes, et autres objets de peu de valeur ; ce pour quoi ils faisaient plusieurs signes de joie, levant les mains au ciel, en chantant et dansant dans leurs barques. Ces gens-là se peuvent appeler sauvages, car ce sont les plus pauvres gens qui puissent être au monde ; car tous ensembles ils n’avaient pas la valeur de cinq sous, leurs barques et leurs filets de pêche exceptés. Ils sont tous nus, sauf une petite peau, dont ils couvrent leur nature, et quelques vieilles peaux de bêtes qu’ils jettent sur eux en travers. Ils ne sont point de la nature, ni de la langue des premiers que nous avons trouvés. » (Jacques Cartier. Voyages au Canada, avec les relations des voyages en Amérique de Gonneville, Verrazano et Roberval, La Découverte, 1981. p.144-145). On ne le croira peut-être pas mais c’est la figure de l’ermite que Cartier reconnaît dans l’aspect de ces hommes et de ces femmes dépourvus de vêtements. Figure démultipliée et métamorphosée.

D’abord, bien sûr, au vu du nombre d’individus qui viennent à leur rencontre et qui effacent d’autant le visage solitaire de l’ermite ; ensuite, devant l’intensité de leur pauvreté que leur nombre, qui devait être le signe de leur aisance, amplifie et marque d’autant sur chacun de leurs corps. C’est donc ainsi dans le dénuement qu’il fut possible de voir chez ces gens de la sauvagerie. C’est selon cette dimension, en y plongeant sa perception, qu’il put à la fois voir ce qu’il avait déjà vu : des hommes quasi-nus, vivant de peu de choses, c’est-à-dire une figure d’ermite, de saint parti au désert ; et voir ce qu’il n’avait jamais vu jusque-là, même sur cette terre nouvelle, des êtres humains d’une pauvreté extrême. L’incroyable et l’immémorial. La solitude du sauvage n’était plus l’une des voies royales pour se dépouiller du monde, pour s’en retirer – quitte à retrouver la compagnie des bêtes comme on peut le voir dans de nombreux récits ou tableaux de saints partis en forêt –, un dénuement plus essentiel encore était possible au milieu des hommes assemblés. L’esseulement n’était donc plus la condition première du dénuement qui conduirait à la sainteté, à l’acquisition d’une vertu supérieure. L’expérience de la sauvagerie tournait maintenant, et en premier lieu, autour du dénuement, avec comme signe majeur, la nudité.

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Si les Européens peuplèrent le Nouveau Monde de ces barbares que décidément ils ne pouvaient quitter des yeux, ils remplirent également ces mêmes terres d’une sauvagerie inconnue jusque-là. Aux Amériques, à l’instar du Barbare, l’homme sauvage fut visé lui aussi sous le signe du substantif. Aux côtés des Barbares et bientôt des Civilisés, les Sauvages entrèrent à leur tour dans l’histoire des peuples telle que se la raconte depuis bientôt six siècles l’Occident.

 

 

 

Une histoire de tact

Carte de la Barbarie, de la Nigritie et de la Guinée par Guillaume de l'Isle, 1707Hélas pour ces voyageurs des océans, si leurs espoirs de contact ne furent pas déçus, si leurs ingénieux navires leur permirent d’aborder des peuples toujours plus nombreux, sur le plan de l’humanité, leurs rencontres furent assez sommaires. Certes, comme les récits de voyage en témoignent, ils furent confrontés au cours de leurs explorations à une telle diversité de groupes humains qu’à l’instar de Colomb ou de Vespucci, les visiteurs européens ne manquèrent pas de s’émerveiller devant l’ampleur de leur découverte. Mais dans cette multiplicité confuse et houleuse de visages, de statures et d’allures, ils ne reconnurent en fait que deux types humains : des barbares et des sauvages.

Ces hommes, à coup sûr, étaient de vieilles connaissances pour les Occidentaux – on ne compte pas les récits, traités, essais ou études qui mentionnent leur présence tout au long de leur histoire –, mais on aurait tort de croire, qu’après tant de voyages menés autour du monde, ils soient enfin parvenus à faire venir dans la pleine clarté du concept ce que le regard, pourtant, accueillait déjà comme une évidence : barbares et sauvages, pour eux-mêmes ou entre eux, ne furent jamais faciles à définir, ni même véritablement l’objet d’une réflexion précise.

Les différents profils du Barbare étaient néanmoins fixés depuis fort longtemps puisque, comme on le sait, les Grecs distinguaient déjà parmi eux, et non pas uniquement parmi les étrangers les plus distants, ceux dont les paroles, en raison de leur accent, ne sonnaient pas tout à fait comme les autres. La barbarie saisie dans le corps sonore du langage signalait l’expérience d’une latitude perçue au cœur même de l’identité, un intervalle si important qu’il produisait en quelque sorte du bruit dans la communication : le nom barbare, rappelons-le, est une onomatopée, la répétition et le renvoi ironique de ce que les Grecs pouvaient entendre d’autres grecs quand ils parlaient pourtant la même langue. L’Antiquité approfondira encore cette perception, non seulement en désignant toujours plus de peuples comme étant barbares mais en élargissant également la barbarie à bien d’autres dimensions que celle du langage : que ce soit l’aspect des corps, la manière de faire la guerre, etc. Si bien qu’il finit par y avoir, et dès cette époque, des hommes plus barbares que les autres, des hommes qui étaient donc d’une si éblouissante barbarie que même leur nom propre – celui qu’ils se donnaient, celui qu’on leur prêtait – n’avait plus qu’à s’effacer lui aussi devant celui, beaucoup plus commun, de barbares.

D’une sensibilité à quelques traits rustiques parmi les siens, de cette façon d’envisager les peuples toujours sous le même profil, jusqu’à la perception d’une pleine barbarie chez nombre d’entre eux, s’est égrenée toute une histoire qu’on aurait peine à ressaisir sous les auspices d’un simple passage de l’adjectif au substantif, du particulier au général : du barbare aux barbares, des barbares à la barbarie, c’est une histoire de tact et de contact qui se joue ainsi entre les peuples, une histoire d’égards.