La galerie de Sauvages

En passant

Du XVIe au XXe siècle, au fil des colonisations du Nouveau Monde, les explorateurs ont usé de nombreux termes pour qualifier les peuples qu’ils rencontraient : barbares, brutes, démons, cannibales, sauvages. Il ne faudrait pourtant pas croire que ces épithètes ont peu à peu disparu à mesure que nos connaissances se perfectionnaient, ou que nos sociétés, comme affirment certains, se civilisaient. Certains masques sont peut-être tombés, celui de l’Indien infidèle, du Brésilien cannibale, du géant Patagon ou du Nègre primitif – bien qu’ils soient toujours et encore confondus avec nombre visages –, plusieurs traits, quand à eux, ont obstinément et aveuglément persisté au cours des âges.

Sans doute ces attributs sont-ils des qualifications morales qu’une ethnologie rigoureuse se doit, tôt ou tard, de bannir. Ils n’en gardent pas moins une indéniable valeur descriptive comme en témoignent les nombreuses monographies ou carnets de terrain qui les utilisent. On ne s’étonnera donc pas d’entendre les propos de l’anthropologue Huxley au retour de son enquête sur les Urubu d’Amérique du Sud dans les années 1950 : « rien ne sert de nier leur sauvagerie. Avant la pacification, leur cruauté à la guerre, leur barbarie étaient notoires. Mais, sans parler de leurs vertus d’hospitalité, de courage et d’honnêteté, on peut dire beaucoup de bien d’eux. Car un Indien sait être un sauvage, sans pour autant manquer de principes.1» Comment lire de tels propos ? Faut-il y voir un raccourci commode pour peindre en peu de mots un type social ou culturel ? Est-ce l’effet d’une inexorable prégnance des préjugés culturels ? Mieux vaut, en premier lieu, s’en tenir au constat suivant : trouver un tel portrait dans un texte d’ethnographie, comme il s’en dessinait sous le crayon, sous la plume, des voyageurs, géographes, naturalistes et moralistes des XVIIe et XVIIIe siècles, témoigne d’une pratique bien ancrée, fort ancienne, dans la description des peuples. Et de fait, bien avant que les savants n’aillent voir d’eux-mêmes ce qu’il retourne au juste de tel ou tel peuple, les voyageurs émaillaient déjà leurs relations de croquis, effigies, ou caricatures de ce type.

Et dans cette immense galerie de portraits que tant de voyageurs (missionnaires, conquistadores ou marins) ont constituée pendant des siècles, un trait, plus ou moins accentué, parcourt quantité de visages : la férocité. Il y aurait sûrement beaucoup de choses à dire sur ce nom, indépendamment de son usage dans les rencontres entre l’Ancien et le Nouveau Monde. Notons seulement qu’il qualifie originellement les animaux sauvages, ou plus précisément les animaux carnassiers, chasseurs et dangereux pour l’homme, comme en témoigne l’expression « bêtes féroces ». Signifiant une attitude de fierté – mot aujourd’hui distinct mais apparenté – autrement dit, la conscience de sa supériorité et le mépris des autres ; il désigne également cette puissance de désir, cette force qui fait que celui qui en est traversé ne pourra plus être que difficilement dompté ou placé sous un joug extérieur, il qualifie l’usage ou la réserve d’une violence sans bornes, signe d’un déchaînement. Sous cette apparence, se profile sans doute, la figure politique si importante en Occident du Despote, souverain cruel et sanguinaire. Mais d’une façon générale, l’importance historique de la férocité tient dans le décalage qu’elle opère dans le portrait du sauvage, reléguant au second plan, les paysages forestiers, les silhouettes hirsutes des hommes-singes, des enfants abandonnés dans la nature, bref tout le monde qu’exprime l’étymologie du nom « sauvage » : « Sylva », la forêt.

Les voyageurs appréhendaient par cette férocité les dangers, la méfiance, l’hostilité qui pouvaient surgir de leurs rencontres avec d’autres hommes. Que ces préventions aient été confirmées par une franche agressivité ou qu’elles ne trahirent en fait que leurs soupçons aiguisés par la crainte et l’incertitude, importe peu. Le fait est que la férocité, réelle ou illusoire, des sauvages importait au plus haut point pour les voyageurs puisqu’elle décidait de la nature de leurs rencontres : pacifiques ou belliqueuses. La férocité qualifie, bien sûr, la manière dont les sauvages conduisent leurs guerres et traitent leurs ennemis, mais plus profondément encore, elle interroge l’être même des Sauvages et jusqu’à quel point celui-ci se constitue dans et par son rapport aux ennemis.

Parcourons donc quelques allées de cette immense galerie et suivons notre goût ou le hasard d’une certaine nonchalance – les circuits bien fléchés de la chronologie ne mènent au mieux qu’à la sortie, au pire vers les issues de secours. Empruntons-donc ce labyrinthe et commençons tout de suite par nous alléger de toute documentation auxiliaire, vu qu’il nous sera inutile de chercher derrière les portraits les authentiques visages des Sauvages : les figures telles que nous les rencontrerons suffiront, je le crois, à notre curiosité. Il faudra néanmoins s’approcher assez près des planches, des croquis, des tableaux, pour que les figures, sans se dissoudre dans la couleur et se faner dans le dessin, puissent vibrer encore suffisamment pour que leur unité éclate et laisse alors échapper pour eux-mêmes leurs multiples et fins détails. Enfin, n’hésitons pas à décrocher les tableaux de leur socle pour les confronter l’un à l’autre de manière à ne pas trop alourdir notre mémoire : emportons-les par paires, par grappes et voyons alors si les toiles choisies se regardent ou s’ignorent. Soyons en somme un peu conservateurs, jouons aux commissaires d’exposition.

Voiles et mirages de la férocité

Jetons sous le même regard ce texte :

Ils mangent peu de viande, à part la chair humaine, car votre Magnificence doit savoir qu’en cela ils sont à un tel degré inhumains qu’ils dépassent sur ce point les coutumes les plus bestiales. En effet, ils mangent tous les ennemis qu’ils tuent ou qu’ils font prisonniers, aussi bien les femmes que les hommes, avec une telle férocité que le dire est déjà une horreur, mais que le voir est bien pire. Il m’est arrivé de le voir très souvent, en de nombreux endroits. Ils s’étonnaient de nous entendre dire que nous ne mangions pas nos ennemis. Votre Magnificence doit croire cela comme chose certaine. Leurs autres coutumes sont si barbares que ce que l’on pourrait en dire serait en-dessous de la vérité. 2

et celui-ci :

Les tribus indiennes de la région les considèrent depuis longtemps comme de redoutables guerriers, une opinion que finirent par partager la plupart des voyageurs. Cette réputation des Yanõmami s’est trouvée récemment encore renforcée par la publication d’une étude anthropologique qui leur attribuait le nom de peuple « féroce », il est vrai que leur comportement peut paraître farouche. Mais les manifestations de la férocité sont souvent trompeuses. Les Yanõmami font grand cas des vertus guerrières et parlent volontiers d’attaquer leurs ennemis mais, le plus souvent, ce genre de bravoure verbale est un substitut à la violence physique. Selon certains anthropologues, de nombreux traits de comportement qui peuvent paraître belliqueux chez les Indiens sont en fait conçus comme une exhibition de force à caractère dissuasif destinée à décourager d’éventuels agresseurs. 3

D’un fragment à l’autre, le même signe revient, la férocité. Signe distinctif des sauvages, au moins aux yeux des autres, il constitue également la part de discours qu’on leur réserve et celle que l’on garde de leur rencontre. Le voyageur Vespucci rapporte cette férocité malgré l’horreur qu’elle inspire ; à leur tour sauvages et ethnologues surnomment ainsi les peuples qu’ils côtoient. Les féroces : une marque, un nom.

Cette férocité, en tant que manifestation visible des sauvages, apparaît, malgré quatre siècles d’écart, sous un jour similaire : risque d’erreur, danger pour la connaissance des sauvages. Au XVIe siècle, elle menace le récit du témoin car s’il a la tâche de dire ce qu’il voit, la fidélité de sa parole restera toujours en défaut sur la vérité inouïe du spectacle. En effet, la férocité n’est qu’un résidu, la part audible et visible du caractère barbare des coutumes sauvages et si elle fait signe vers cette vérité qu’elle ne peut faire entendre entièrement, c’est tout au plus pour souligner l’extrémité où se tient ce qui reste encore à dire, l’horreur indicible. Au XXe siècle, la férocité égare encore mais pour de toutes autres raisons. L’erreur surgit si la vue se bloque sur cette immanquable marque du Sauvage. Fascination dont il faut alors se défaire en voyant plus et mieux. Il ne suffira plus de faire halte parmi eux, de les percevoir suivant la façon dont ils se présentent eux-mêmes et sous leur jour le plus étrange, le plus criard. Il faut cesser d’être un voyageur : doit venir le temps des longs séjours pour pouvoir tourner autour des sauvages et restituer tous les aspects de leur présence. Les démonstrations de férocité continueront bien de paraître, mais dépassées et complétées, elles cesseront d’être un leurre. Le discours devra donc changer, et ce sera à l’ethnologie de saisir ce bloc solide et inégal que sera devenue la vérité des sauvages. Aussi, d’un siècle à l’autre, épingler leur férocité, c’est faire surgir les mots qui viennent au premier coup d’œil mais et c’est à chaque fois ne pas en dire assez : à la fois limpide voile de la part sombre et indicible de leur barbarie et mirage dans lequel se perdent les regards de surface.

Signe encore car elle représente dans les deux cas autre chose qu’elle-même. Défaut de langage, elle en dit aussi plus qu’elle-même. À la Renaissance, elle montre la laideur de la vie sauvage mais sous son jour le plus supportable, pâleur suffisante pour que le lecteur-spectateur ne détourne pas son regard. Et ce faisant elle protège la crédibilité du récit, elle en dit peu pour empêcher la monstruosité du spectacle de refermer le langage sur lui-même. La férocité se charge alors d’une part invisible de barbarie dont elle désarme l’excès et que pourtant elle signale. Quatre cents ans plus tard, les stigmates de la barbarie se sont entièrement dissous dans les signes de férocité. Au-delà ou en deçà du discours féroce, brutalité et bestialité subsistent à peine comme traces mais séparées de tout support, vestiges incertains de mœurs invisibles. La barbarie s’est à présent réfugiée autour du langage, la férocité des paroles, bravades et défis, est devenue ou restée l’idiome des barbares.

Que s’est-il donc passé d’une époque à l’autre ? Peut-on mettre cela sur le compte d’une lente mais efficace pacification des sauvages si bien que Vespucci, malgré tout, avait raison ? Seulement, là où lui ne voyait que des actes barbares, tout ou presque aurait disparu ? Effacement du fait même ? La disparition de la barbarie n’est-elle pas l’effet plutôt d’une vision plus élargie des voyageurs, s’étant progressivement hissée au point de vue supérieur et décentré de l’anthropologue ? Encore une fois, au lieu même de la barbarie, là où surgissent les mêmes coutumes, les ethnologues auraient donc vu une culture, une civilisation. Une perspective plus large. Et pourtant ce n’est pas encore tout à fait cela, c’est dans la manière dont on rapporte aux sauvages férocité et barbarie, que quelque chose s’est transformé.

Le caractère sauvage et la barbarie ne sont pas uniquement des qualifications géographiques et morales, ce sont aussi des techniques de mise à distance. Chacune induit une distance avec les étrangers : la première par la fuite, le retrait, la dissimulation (de nombreux peuples de la forêt se sont enfoncés plus profondément dans les terres à l’arrivée des Européens) ; la seconde par la répulsion, le détournement, le desserrement du contact (horreur et laideur du barbare). Pour comprendre tout cela, écoutons un autre célèbre voyageur, Jean de Léry, nous parler des indiens Ouetacas d’Amazonie, « sauvages si farouches et estranges, que comme ils ne peuvent demeurer en paix l’un avec l’autre, aussi ont-ils guerre ouverte et continuelle, tant contre tous leurs voisins, que généralement contre tous les estrangers. Que s’ils sont pressez et poursuyvis de leurs ennemis (lesquels cependant ne les ont jamais sceu veincre ni dompter), ils vont si bien du pied et courent si viste, que non seulement ils evitent en ceste sorte le danger de mort, mais mesmes aussi quand ils vont à la chasse, ils prennent à la course certaines bestes sauvages, especes de cerfs et biches. […] Bref, ces diablotins d’Ouetacas demeurant invincibles en ceste petite contrée, et au surplus comme chiens et loups, mangeans la chair crue, mesme leur langage n’estant point entendu de leurs voisins, doyvent estre tenus et mis au rang des nations les plus barbares, cruelles et redoutées qui se puissent trouver en toute l’Inde Occidentale et terre du Bresil. 4»

Les Ouetacas sont farouches et étranges, c’est-à-dire introduisent deux formes de distance aux autres, sauvages et barbares. Ils sont sauvages car ils s’isolent des peuples civilisés mais aussi des sauvages voisins. Ils sont barbares car malgré les contacts qui s’établissent, les voisins les maintiennent à distance et renforcent leur isolement. Comment les sauvages peuvent-ils être à la fois sauvages et barbares, fuir et être fuis ? C’est leur férocité qui leur permet d’être les deux à la fois, c’est-à-dire de s’isoler en effrayant leurs ennemis et s’approcher d’eux en les agressant cruellement. La férocité est une manière de transformer le contact en distance (barbarie) et la distance en contact (réputation). Qu’était la férocité au XVIe siècle ?  Une pratique conjuguant le dessin du territoire et l’affront aux ennemis, en somme, une maîtrise à travers les mêmes gestes et paroles, du proche et du lointain. Tandis qu’au XXe siècle, si la férocité protège encore un peu les sauvages de leur isolement et leur permet donc d’être encore sauvages, elle n’est plus une pratique barbare, elle attire et attise la curiosité des ethnologues. Leur rudesse et leur grossièreté repoussante, étaient en fait une ruse destinée aux ennemis potentiels. En somme, nous dit l’ethnologie, Vespucci a été victime d’une illusion car cette part invisible et terrifiante qu’il faisait miroiter au-delà de son récit n’était qu’un leurre tendu par les sauvages. C’est seulement face à l’ethnologie que le discours violent des sauvages a rencontré un contre-discours assez patient, assez soupçonneux pour lire sous la méfiance première et la menace tactique l’existence paisible qui est la leur. La férocité est devenue en tant que signe la seule réalité de la barbarie en même temps qu’un stratagème destiné aux étrangers. Discours de guerre sur fond d’existence paisible.

Aux prochains numéros, d’autres portraits viendront, d’autres visites se feront. À chacune de nos poses, fascinées ou écœurées, un nouveau recoin de la galerie des sauvages pourra se dessiner.


Notes :

1. Francis Huxley, Aimables sauvages, Terre Humaine, Plon, 1960, p. 10. Retour au texte

2. Amerigo Vespucci, Lettre d’Americ Vespuce sur les îles nouvellement découvertes dans ses quatre voyages, in « Le nouveau monde, Les voyages d’Amerigo Vespucci (1497-1504) », Chandeigne, 2005, p. 159-160. Retour au texte

3. Robin Hanbury-Tenison, Les aborigènes de l’Amazonie, Les Yanõmami, Edition du club France-Loisirs, Paris, Coll. Peuples en péril, 1982, p. 16. Retour au texte

4. Jean de Léry, Histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil, Bibliothèque classique, Le livre de Poche, 1994, 2ème édition de 1580, p. 152-153. Retour au texte

Utopies. III

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Nulle part sauf ici

 

Vous auriez peine « à me persuader, dit Pierre Gilles, qu’il existe dans le nouveau monde des peuples mieux gouvernés que dans celui qui nous est connu. […]
– Il vous faudrait avoir été en Utopie avec moi, avoir vu de vos yeux leurs coutumes et leurs institutions, ainsi que j’ai pu le faire, moi qui ai vécu plus de cinq ans dans leur pays, que jamais je n’aurais voulu quitter si ce n’avait été pour faire connaître cet univers nouveau. Vous confesseriez alors n’avoir jamais vu nulle part un peuple gouverné par de meilleures lois. […]
– Eh bien, cher Raphaël, […], décrivez-nous cette île, nous vous en prions instamment. Ne cherchez pas à faire court. Donnez-nous un tableau complet des cultures, des fleuves, des villes, des hommes, des mœurs, des institutions et des lois, enfin de tout ce qu’à votre avis nous désirons connaître. Et sachez que nous désirons connaître tout ce que nous ignorons.
– Il n’est rien que je fasse plus volontiers, car tout cela m’est présent à l’esprit. Mais il nous faudra du loisir »[1].
Le tableau, dressé par Raphaël Hythlodée, tapissera la totalité du second livre de l’Utopie. A travers la diversité des données topographiques et anthropologiques qui le composent, il permettra de distinguer l’île de toute autre terre en la rendant du même coup repérable. L’affirmation « qu’il n’existe nulle part un peuple plus excellent ni un Etat plus heureux » [2] complète cette individualisation à l’aide d’un autre système de coordonnées. En effet, elle positionne la civilisation des Utopiens le long d’une échelle de perfection qui englobe toutes les cités connues. Aussi, l’expression « Nulle part » qui définit habituellement l’« utopie », ne signifie pas uniquement, du moins dans le cas d’Utopia, qu’elle n’existe pas sur terre mais également qu’on ne peut lui trouver de territoire équivalent dans l’ancien Monde. Utopia est donc une civilisation unique située sur une seule terre. L’étonnant dans la composition de ce tableau est que les deux manières de situer l’île n’aient pas le même degré de précision : ses coordonnées « politiques » sont claires puisqu’Utopia, pour Raphaël Hythlodée, se situe à l’échelon supérieur de la hiérarchie des cités existantes. Par contre, ses coordonnées géographiques, dans la mesure où aucune latitude et longitude ne sont rapportées, ne peuvent lui donner l’aspect d’un point sur une carte. Comment expliquer ce décalage dans la localisation de l’île ?
Au fil de notre enquête, nous avions affirmé que le silence du compagnon de Vespucci sur la position absolue de l’île n’était sans doute pas étranger aux anciennes pratiques des marins, à leur manière de dresser des cartes. Les indications données dans le texte sont les mêmes que celles qui étaient consignées sur les portulans, c’est-à-dire les directions nécessaires pour se diriger vers les lieux recherchés et la topographie des côtes. Il est en effet bien mentionné dans l’ouvrage de Thomas More que l’île Utopia est dans la zone tempérée de l’hémisphère sud près d’une terre assez étendue pour être un continent, c’est-à-dire l’Amérique du sud actuelle. Ainsi comprenions-nous l’absence de coordonnées exactes dans la série des données géographiques de l’île.
Les choses sont pourtant un peu plus complexes. Vespucci, comme Colomb, savait calculer sa position sur la terre, même si avec le recul nous savons que les calculs de la latitude étaient bien meilleurs que ceux de la longitude. Le personnage d’Hythlodée, même si on ne peut lui attribuer les mêmes connaissances que Vespucci, devait connaître l’art de la navigation ; il raconta même, à propos des peuples rencontrés, « avoir gagné un grand prestige auprès d’eux en leur expliquant l’usage de l’aiguille aimantée »[3]. Il aurait donc pu, selon la cohérence induite par les éléments de la fable, faire les mêmes calculs que les grands navigateurs ou même seulement indiquer la latitude atteinte au moment où son périple s’est séparé de celui de Vespucci. Or, il n’en est rien. Alors, si les données géographiques d’Utopia sont bien celles d’un portulan, on ne peut que se questionner sur le choix d’un tel mode de localisation alors que d’autres étaient disponibles dans la fable.
La recherche doit donc continuer et pour cela, il faut remanier quelque peu nos affirmations initiales. Il ne suffit plus de se demander pourquoi parmi tant de données géographiques, More reste silencieux sur l’une d’entre elles, il faut s’interroger plus radicalement encore : les données manquantes appartiennent-elles vraiment à la géographie ? Est-ce bien sur la terre que son inscription fait défaut ou bien dans un autre espace ? L’absence de coordonnées exactes est-elle une lacune ou bien le tableau d’Hythlodée peut-il tout à fait être complet sans ces paramètres ?

 

II

Donner la longitude et la latitude d’un lieu, déterminer le climat qui règne sur certaines zones, indiquer les fleuves qui parcourent une région, l’implantation des villes ou la manière dont les terres se découpent en territoires ne relevaient pas à la Renaissance du même savoir. Ce que nous disposerions aujourd’hui au sein de la géographie était distribué tout autrement à l’époque où fût publiée l’Utopie.
La terre et sa description relevaient en effet d’une science, déjà fort ancienne, la Cosmographie, « c’est à dire la description du monde », qui comprenait « deux parties : l’une est la Geographie, c’est à dire description du globe de la terre & mer, & l’intelligence de l’estendue d’icelles & ceste cy est tres necessaire à un Prince & à un chef d’armee. L’autre partie est l’Astrologie ou Astronomie, qui parle, enseigne, & nous descrit les cieux, & la loy qu’y tiennent les astres »[4]. La géographie était donc adossée à l’astronomie et non à l’histoire comme elle l’est actuellement. Et bien que partageant toutes deux le même domaine empirique, dénommé le monde, le cosmos ou l’éther suivant les auteurs, les deux disciplines n’avaient pourtant pas le même statut. L’astronomie était perçue par de nombreux savants de l’époque comme la cosmographie proprement dite, si bien que, suivant les traités, le nom de « cosmographie » désignait, tantôt la science dans sa totalité, astronomie et géographie incluse, tantôt seulement une de ses parties, l’astronomie. Ce glissement de sens n’était pas le signe d’une confusion ou d’une indétermination mais se fondait dans la nature même du cosmos, lequel était « le Ciel Total, & tout ce qui par le circuit d’iceluy est contenu & compris : duquel les deux principales parties sont la région céleste, & élémentaire »[5]. Il peut paraître étrange, pour les yeux d’aujourd’hui, de voir ainsi le monde s’apparenter au ciel et non au vide de l’univers. Il faut se rappeler que pendant de longs siècles, jusqu’à l’astronomie du XVIIe siècle, il apparaissait comme « un tout fini et bien ordonné, dans lequel la structure spatiale incarnait une hiérarchie de valeur et de perfection, monde dans lequel « au-dessus » de la Terre lourde et opaque, centre de la région sublunaire du changement et de la corruption, s’« élevaient » les sphères célestes des astres impondérables, incorruptibles et lumineux »[6].

 

La région céleste
Gemma Frizon, Les principes d’Astronomie & Cosmographie avec l’usage du globe, 1556.

Les astres n’étaient donc pas comme aujourd’hui des corps comparables à la terre ; visibles et situés dans les cieux, ils possédaient de fait une affinité avec la substance principale du monde, c’est-à-dire cette matière incorporelle et parfaite qui définit le ciel.
De même, l’astronomie avait un pouvoir de compréhension supérieur à celui de la géographie. Les lignes que nous voyons tracées sur les globes terrestres, telles que l’équateur, les tropiques, les méridiens et les parallèles, appartenaient et décrivaient en premier lieu les cieux, c’est-à-dire la structure même du cosmos. Ce n’est donc qu’après avoir observé le ciel, les étoiles et cartographier la voûte céleste que « pour tirer quelque fruict de cela à l’intelligence de la description de la terre, attendu que tout ce partement du ciel doit avoir lieu semblablement sur le globe de la terre, il nous faut imaginer que les mesmes cercles ont lieu sur icelle, pour entendre quel endroict de la terre correspond à chascune desdictes zones »[7]. A la Renaissance, la géographie était donc incluse dans la cosmographie à condition d’être subordonnée à l’astronomie. Elle « ne peult bien ny avec utilité estre entendue, si la cognoissance du ciel ne precede : car sans icelle lon ne peult scavoir quelle contree de la terre est plus vers le Levant, le Couchant, Midy, ou Septentrion : ny pourquoy c’est qu’en un païs, ou climat, fait plus froid ou plus chauld qu’en un autre : & oultre pourquoy les iours sont plus courts ou plus longs en un lieu qu’en un autre, & en certain lieu tousiours egaux à la nuict : &, qui est plus merveilleux, en certaines saisons, par tout le monde egaux : ny finablement pourquoy les vents venans d’un costé, sont plus chaulds, plus froids, plus humides, ou plus secs, que d’un autre »[8]. Le globe terrestre miniature, en matérialisant la fiction d’une vue céleste, permettait donc d’inscrire sur la terre les révolutions que les astres décrivent au-dessus d’elle. Opération fondamentale puisque sans ces cercles qui divisent et quadrillent la surface du globe, on ne pouvait localiser les différents éléments qui se répartissent sur elle. La terre, pourtant située dans le monde, aurait alors été privée d’orientation.
Le domaine d’investigation de la géographie se situait donc dans la région élémentaire du monde, c’est-à-dire un domaine tout à la fois enveloppé dans les cieux et délimité par eux. Or, le nom « Terre » se réfère à deux objets distincts : soit un globe qui comprend, on l’a vu dans les définitions précédentes, à la fois la terre et la mer ; soit un élément, c’est-à-dire uniquement la substance terrestre. De quel objet la géographie était-elle donc la science, quel était précisément son domaine, pouvait-il s’élargir aux autres parties de la région élémentaire se réduisait-il à la partie terrestre du monde et sous quelle forme, une sphère, une substance matérielle ? Poursuivons notre enquête. A la Renaissance, donc, le « monde est une sphere, ou globe composé des quatre Elemens, & du Ciel qui en forme ronde les environne, comme l’escaille d’un œuf est entour le rouge & l’aubin. Les Elemens ont en iceluy situation convenante à la propriété naturelle de chacun. Car la Terre, plus solide partie d’iceux, s’est desmeslee des autres & referree, & est le centre des autres Elemens qui l’environnent.
L’Eauë moins solide, & plus liquide, est dessus la Terre, laissant par le vouloir de Dieu certains endroicts descouverts, pour l’habitation des hommes & autres animaux terrestres. L’Air plus rare, & plus clair, est au dessus de tous deux, les environnant de toutes parts, comme l’aubin d’un œuf autour du noyau. Le Feu plus leger, subtil & agile, est au dessus de l’Air, l’environnant de tous costez, & le plus prochain du ciel. Le Ciel ou firmament, est une cloture qui environne tout de matiere de nous incogneuë, transparente, exquise, incorruptible, & non subiecte à changement » [9]. Les quatre éléments et les cieux, bien que distincts, sont juxtaposés les uns aux autres en une série de cercles concentriques, comme on le voit dans la figure suivante.

 

La disposition des quatre éléments
Gemma Frizon, Les principes d’Astronomie & Cosmographie avec l’usage du globe, 1556,

 

Par conséquent la géographie pouvait très bien décrire la terre sans faire référence aux autres éléments. Mais dans ce cas, elle ne pouvait appartenir à la cosmographie et ceci pour une raison fondamentale : un monde se définissait à l’opposé d’un élément. Ce dernier est en effet une matière qui ne peut rien contenir d’autre qu’elle-même, c’est-à-dire d’autres parties homogènes mais plus petites. Au contraire, un monde a pour principale propriété de contenir, de renfermer autre chose que ce qui le compose, comme le ciel total avec les quatre éléments. Or, bien que des débats divisaient les savants pour savoir si la mer ne perturbait pas la rondeur de la terre ou si la terre n’était réellement un globe qu’avec son concours, la terre devait être appréhendée comme une sphère ou un disque pour pouvoir envelopper d’autres éléments qu’elle. A cette condition, la terre pouvait devenir un microcosme de l’univers et la géographie nommée ou incluse dans la cosmographie.

C’est pourquoi on pouvait intituler « Cosmographie Universelle » une œuvre en « laquelle suivant les auteurs plus dignes de foy, sont au vray, descriptes toutes les parties habitables, & non habitables de la Terre, & de la mer, leurs assiettes & choses qu’elles produisent : puis la description & peinture Topographique des regions, la difference de l’air de chacun pays, d’où advient la diversité tant de la complexion des hommes que des figures des bestes brutes. Et encore l’origine, noms ou appellations tant modernes qu’anciennes, & description de plusieurs villes, citez & Isles, avec leurs plantz, & portraitz […]. S’y voyent aussi d’avantage, les origines, accroissements, & changements des Monarchies, Empires, Royaumes, Estatz, & Republiques : ensemble les mœurs, façons de vivre, loix, coustumes, & religion de tous les peuples, & nations du monde »[10], bien qu’aucune description mathématique ou coordonnée mathématique ne soit mentionnée. Le traducteur de l’œuvre s’en explique d’ailleurs avec ses lecteurs en disant : « si je nomme cette œuvre Cosmographie, ce n’est [pas] sans raison, prenant la partie pour le tout, [mais] à cause que la terre est embrassée des autres parties qui font la perfection du globe du monde »[11].
A la Renaissance, le savoir sur le monde, rassemblé dans une seule science nommée cosmographie, offrait donc deux possibilités de description de la terre à la fois divergentes et complémentaires. Bien que la géographie soit subordonnée à l’astronomie, chacune avait sa consistance propre, la seconde « détermine seulement & partist la terre par les cercles du ciel » et la première « par montaignes, mers, fleuves & rivières »[12].

 

III

Nous nous étions demandés pourquoi manquaient les coordonnées précises d’Utopia et ce dans la mesure où le personnage Raphaël Hythlodée est présenté comme un compagnon de Vespucci qui était un excellent cosmographe. Ce problème était le signe d’une confusion à présent dissipée : les différentes données apparemment géographiques ne relevaient en fait pas du même savoir bien qu’elles appartenaient à une même science. Quand Hythlodée situe Utopia dans la zone tempérée de l’Hémisphère sud, il fait appel au savoir cosmographique puisqu’il découpe la terre suivant les divisions de la voûte céleste. Quand il décrit l’embouchure du fleuve Anhydre, il se réfère cette fois à la géographie. Le regard que porte le navigateur sur l’île inconnue ne passe pas par la contemplation de la voûte céleste, il décrit et voit Utopia d’un point de vue exclusivement terrestre. Son tableau est donc un exemple parfait de description géographique selon les règles de l’époque. L’absence de coordonnées n’était donc que l’envers d’un choix positif recoupant la disposition des sciences de la Renaissance.
D’autres questions doivent maintenant se poser. Pourquoi la géographie occupe tant de place dans la fable de More alors que la Cosmographie était la science majeure ? Serait-ce le signe que la terre utopienne, tout en continuant d’appartenir au monde, est incapable d’être un microcosme, une figure similaire et jumelle de l’univers ? Aurait-elle perdu toute similitude avec le reste du monde terrestre sans pourtant devenir une figure céleste ? Par ailleurs, la géographie était-elle plus appropriée que la Cosmographie pour prouver, illustrer ou fonder la supériorité d’Utopia face aux autres civilisations ?
D’autres enquêtes devront bientôt suivre. Certaines interrogeront le rapport que l’utopie entretient avec le ciel et la terre, d’autres les relations qui, à travers elle, unissent Terre et Politique.

 

Notes

1. Thomas More, L’Utopie, Garnier-Flammarion, Paris, 1966 (Réed. 1987), p. 131-133. Retour au texte
2. ibid, p. 185. Retour au texte
3. ibid, p. 88. Retour au texte
4. Gallard-Terraube, Bref discours des choses les plus nécessaires & dignes d’estre entendues dans la cosmographie, 1558, feuillet 6.
5. Gemma Frizon, Les principes d’Astronomie & Cosmographie avec l’usage du globe, 1556, folio 4. Retour au texte
6. Koyré Alexandre, Du monde clos à l’univers infini, Gallimard, Coll. Tel, 1973 (1ère édition, John Hopkins Press, 1957), p. 11. Retour au texte
7. Gallard-Terraube, Bref discours des choses les plus nécessaires & dignes d’estre entendues dans la cosmographie, 1558, feuillet 5. Retour au texte
8.ibid, feuillet 14. Retour au texte
9.ibid, feuillet 6. Retour au texte
10. Munster Sebastian, La cosmographie universelle de tout le monde, p 1. Retour au texte
11. ibid, p 7. Retour au texte
12. Pierre Apian, La cosmographie, 1553, folio 2. Retour au texte