Money

Image

Nous ne savions pas pourquoi nous rêvions de monter sur scène, nous savions seulement que nous éviterions ainsi la vie des champs, de l’usine, du bureau. Avoir de l’argent n’était même pas en jeu, suffisait seulement que la servilité de cette vie soit abandonnée sous les projecteurs – et en coulisses, connaître des filles, des tas de filles, timides comme on l’était, et jolies ! Il se trouve que la scène qui m’attirait sans partage était celle du rock’n’roll. D’autres depuis ont trouvé leur chemin dans les machines sonores qui m’environnent. D’autres et toutes à la fois. Toutes celles auxquelles je tends une oreille ou qui viennent un temps me les tirer. Mais ne vibre jamais, ou si peu, au cœur de leur écoute, au milieu de leur danse, cette pulsation vitale que le Rock compressait, accélérait, libérait à chaque fois. Et libère encore. Question alors : qu’en est-il du Rock et de cette volonté de se libérer d’une vie de travail ? Qu’en est-il de l’argent dans cette pratique musicale qui ne consent jamais tout à fait à l’art, ni au divertissement ? On voudrait suivre ici l’exemple de Peter Szendy et voir comment la musique elle-même répond à cette question, comment elle s’en empare comme un problème qui lui serait essentiel ? Et quoi de mieux sinon de le faire avec un groupe devenu multimillionnaire, et qui fut l’objet, longtemps, d’une si intense passion ?

« Money », The Dark Side of the Moon, 1973.

Sur l’introduction du morceau, c’est le bassiste du groupe, Roger Waters, qui jette des pièces de monnaie dans un récipient en céramique emprunté à son épouse. De l’argent mis dans un pot ou jeté dans les toilettes, on ne sait. Money : get away, get back ! Que faire de l’argent qu’on prend ou qu’on reçoit, qu’on vole ou qu’on gagne ? Le jeter par les fenêtres, s’acheter a football team, a lear jet ? Le mettre de côté, pour soi, en commun ? C’est une indécision morale que Waters fait entendre et qu’il sonorise dès l’entame du morceau. Un problème pratique que ni le cynisme, ni la culpabilité de l’opulence ne viennent trancher, solutions tournées chacune en dérision dans le chant. Le succès, une fois atteint, qu’en fait-on ? On le sait, Pink Floyd ne sera plus le même après cet album, les gains retirés par la vente de ce disque changeront énormément de choses : dans la musique, dans la vie du groupe, sur la scène. Mais le fait que ce titre apparaisse sur l’album qui va les rendre richissimes, donc avant que la réussite ne soit pleinement atteinte, montre l’importance de cette question. Et de fait, elle rayonne dans toute leur discographie, signalant une histoire qui, bien que restée mineure, en dira beaucoup pourtant et cela d’autant plus qu’elle sera composée d’anecdotes qui ne semblent pas en dire long.

Aux pièces de monnaie, les musiciens du groupe – Waters, Mason et Gilmour si on suit les crédits de l’album – vont ajouter une caisse enregistreuse et des billets (en fait de simples bouts de papier) : le bras de la caisse que l’on actionne, le papier que l’on déchire, le tintement du métal sur la terre durcie, tout sera séquencé, mise en boucle et diffusé tel quel, avec des variantes, durant les concerts. C’est une des constantes de la musique du Floyd de reproduire ainsi des sons environnants : horloges dans Time, voix d’aéroport dans On the run, phrases entendues à la radio, extraits d’interviews dans Money, bavardages du matin sur Alan’s Breakfast… on en finirait pas de dénombrer leurs passages. La musique ne quitte jamais la rumeur qu’elle tente de traverser pour atteindre la surface et se faire entendre quelques instants. Six minutes vingt-deux précisément. Aux musiques qui s’adaptent aux conditions de diffusion musicale qui sont celles des lieux publics, le Floyd substituait une musique impure, une musique pour laquelle les sons, les bruits, les paroles du quotidien étaient aussi bien une source, un canal, qu’un écho. Il est étrange que ce disque, dont on répète qu’il fut utilisé par les vendeurs de matériel Hi-Fi, pour vanter les qualités de leur matériel, répugne à ce point à se couper du monde. (À s’entourer de ce silence recueilli tel que le rêvaient les amateurs de musique savante et les groupes de rock progressif) Bien que de nouvelles machines furent utilisées, qu’un très bon ingénieur du son, Alan Parsons, collabora avec le groupe, la qualité si remarquable du son de l’album n’a pas tenu exclusivement à un critère technique (cette fidélité de l’enregistrement vis-à-vis de la musique dont il est la trace), elle a aussi tenu à cet attachement au monde ambiant dans lequel la musique fatalement – une fois sortie du cocon acoustique du studio sous forme de disques, d’ondes radios ou d’images vidéo – allait se diffuser : bruit supplémentaire brouillant à son tour l’espace sonore avec l’espoir d’enfin le déchirer. Le disque posé sur la platine n’avait ni besoin d’imposer le silence aux bruits du monde, ni besoin de s’en détacher pour atteindre à la plus grande pureté possible, c’est-à-dire les deux voies reconnues historiquement pour faire œuvre. Pink Floyd mettait au contraire en musique le son des différents canaux qui lui vaudraient son succès, créait une continuité directe avec les espaces sonores dans lesquels il lui faudrait diffuser son album. C’est pourquoi je vois dans cette séquence, et d’autres du même type, une métaphore de l’enregistrement sonore, une réflexion musicale sur l’écriture sonore du rock’n’roll. Dans le retrait du studio, le groupe au travail se rendait maître des bruits au milieu desquels il allait glisser sa musique. Et c’est ce parfait mélange, cette musique jouant aussi des bruits, que les vendeurs d’électrophones faisaient entendre dans la plus grande pureté. Le succès vint de se glisser entre toutes ces machines, d’accepter de s’y perdre, de s’y retrouver : To the Machine, Welcome.

Money fut distribué en single et signa le grand retour de Pink Floyd au 45 tours. Étrange. Le groupe n’avait plus édité de musique sous ce format depuis décembre 68. Reprise inattendue donc – même si l’idée fut proposée par la maison de disques – à l’heure surtout où il n’était plus nécessaire de le faire pour remporter un succès : Led Zeppelin avait envahi le marché américain sans aucun single. Le single fut essentiellement adressé à ce public, le plus étendu, le plus décisif, économiquement parlant. Pratiques commerciales qui se croisent. En sens contraire. Mais Led zeppelin avait déjà réalisé le hold-up parfait, quasiment dès le premier coup. Pink Floyd voulait réussir. Et de fait, déjà reconnu par la critique et une partie du public, le groupe va devenir multimillionnaire. Dark Side of The Moon n’est sorti des 200 meilleures ventes de disques aux USA qu’en 1988 (40 millions d’ex. vendus). Un record inégalé. À titre de comparaison, un succès commercial reste en moyenne 40 semaines dans les charts. Mais ce succès aura ses revers immédiats. C’est en raison du brouhaha que faisait leur nouveau public durant les concerts, réclamant sans cesse le seul titre qu’ils avaient en tête, que le bassiste, dans un coup de colère, cracha sur une personne dans l’assistance. Étincelle de violence d’où jaillira l’incendie visuel qu’est The Wall.

Le titre est situé sur la seconde face de l’album, au tout début. Cette position a également son importance. Elle met en jeu le format d’écoute de l’époque, le 33 tours, format que de nombreux groupes de rock progressif essaient de conquérir, d’apprivoiser. Au bout de la durée d’écoute que permet ce support, il y a la comparaison possible avec les formes monumentales de la musique savante ; il y a l’œuvre et la reconnaissance d’un statut d’artiste. Les Floyd depuis leurs premiers bœufs avec Syd Barret, ne cessent de travailler le format long, des premières improvisations aux suites plus ou moins instrumentales qu’ils agencent et développent et qui dépassent largement le temps calibré des passages radio. Atom Heart Mother prenait une seule face du disque, la première ; Echoes, une autre face, la seconde. Dark Side of the Moon est une seule pièce musicale, coupée seulement en deux à l’écoute sur disque, le concert rétablissant la continuité du morceau en faisant entendre le tintement des pièces de monnaie dès les dernières notes de la version de A Great Gig in the Sky. Il fallut le disque laser et l’enregistrement de Pulse, donc après la mort du groupe, pour que l’album, joué d’une seule traite (ou présenté comme tel), soit audible sous sa forme véritable dans la discographie officielle, c’est-à-dire sans qu’il n’y eut plus de face cachée dans la musique, celle-ci se déroulant d’un seul jet, sans manipulation aucune. Reste qu’en concert, le groupe passait des bandes enregistrées, la scène ne pouvait à elle seule rétablir la continuité rompue sur le disque. Il fallut le magnifique travail de la compagnie Inouïe pour que ce qui n’était alors joué qu’en studio le soit enfin totalement en concert. Dark Side devenait ainsi, et enfin, autonome vis-à-vis du disque, quelque soit son mode de gravure et de lecture. Et ainsi joué par d’autres, révélant une écriture indépendante de toute forme de pressage, Dark Side of the Moon a peut-être ainsi accédé au statut d’oeuvre musicale. Mais combien différente de celles qui s’écrivent sur des portées puisque leur mode d’inscription privilégié se tient sur une scène éphémère et pourtant indéfiniment réouverte. Il n’y avait, avant que la compagnie de Thierry Balasse ne rejoue cet album cette année, en 2013, que sur les disques pirates que l’on pouvait entendre cette pièce musicale telle qu’elle avait été conçue dans les studios et telle qu’elle était exécutée sur scène. Pink Floyd avait atteint par le haut les limites du long play. Les concerts pouvaient seuls réaliser ce que le vinyle ne permettait pas. Sauf bien sûr ces fameux bootlegs au mauvais son. Et c’est donc paradoxalement dans la basse fidélité de ces enregistrements plus ou moins légaux, dans leur son low-fi, que l’œuvre musicale au son si épuré devenait accessible dans son intégralité. En raison de cette petite coupure au milieu de l’album, Pink Floyd ne fit jamais œuvre en 1973 – si du moins on entend celle-ci comme le lieu fixe où la musique devient intégralement fidèle à elle-même et prend ainsi valeur d’original – mais au moins fit-il recette.

Sex, drugs and Money, ainsi se complétera la brève légende du rock’n’roll. 

The Wall. V

Image

L’œuvre totale

 

Après Animals, reprise, nouveau départ. Fini les longs morceaux de plus d’une dizaine de minutes, ces longs tunnels où les soirs de mélancolie, vous étiez porté jusqu’au sommeil, dans la rage ou l’accalmie, sans lancer un seul appel à la moindre Morphée. Cet allongement du chant que l’on avait baptisé du nom de rock progressif, cette manière de franchir d’un bond le domaine ouvert par l’éclatement du rock’n’roll, l’étirement maximum de sa pulsation toujours vibrante, la recherche du pôle extrême, se dispersait en de multitudes petites pièces enchâssées les unes aux autres dans le bruit d’événements les plus divers : crash d’avion, conversation téléphonique, pales d’hélicoptère, crissements de pneu, émissions radio, etc. Le dinosaure, comme les punks l’appelaient, s’était éteint de sa belle mort. Ou bien courrait-il après le présent, espérant renaître ?

Pourtant, Pink Floyd, quoiqu’on en dise, avait toujours embrassé plusieurs territoires musicaux. Comme d’autres formations anglaises, le groupe avait d’abord trouvé son unité dans le blues au point que ce fut au cours de leurs longues improvisations, peu à peu, ménagées en plein cœur des standards qu’ils trouvèrent leur timbre singulier. Et ce fut dans ce temps ouvert qu’ils lanceraient leurs voyages sonores et visuels les plus sidérants : Interstellar Overdrive. Au fil des albums, ils continueront à s’essayer à la country, au hard-rock, ils flirteront avec le jazz, la musique symphonique, introduiront toujours plus de musique concrète dans leurs chansons. Bref, ce rock progressif dont la presse avait fait du Floyd l’un des hérauts ne fut tout ce temps qu’une des formes d’expression du groupe. Et pour beaucoup, bien sûr, la plus novatrice, la plus parfaite : Wish You Were Here, d’ailleurs, avec ses longues plages instrumentales, est peut-être le l’album le plus abouti dans ce genre, beaucoup plus même que The Dark Side dans sa version finale. Mais avant cela, Meddle, bien qu’encadré de One of These Days et d’Echoes, déployait encore des morceaux beaucoup plus ramassés comme A pillow of winds ou Seamus ; de même Atom Heart Mother n’occupait qu’une seule face de l’album du même nom.

The Wall, en ce sens, peut bien s’écarter du rock progressif qui fut la signature du Floyd, il ne rompt pas avec les différentes expériences du groupe. Au contraire, mieux encore que The Dark Side, il parvient à resserrer dans ses deux faces la totalité de la palette du Floyd. Tous les genres que nous venons d’énumérer s’y trouvent, le hard rock de Young Lust, le symphonique de The Trial, les explosions à bride abattue de Run like Hell, les pièces acoustiques sombres, Mother. Et puis surtout la folie, dont le groupe, de par son histoire, s’était trouvé chargé de faire voir et entendre (du délire psyché aux aliénations quotidiennes), cette folie qui n’était plus seulement dans la face cachée de la lune, plongée dans les paroles ou les courtes expérimentations sonores, mais qui baignait tout l’album. Entre les murs de The Wall, Pink Floyd réussit, au bout d’un peu plus de dix années d’existence, à recueillir en un seul geste, un seul timbre toutes les voix qu’il avait expérimentées depuis l’éviction de Syd. Aussi la profonde homogénéité de l’album ne vient pas seulement de la prise de pouvoir de Waters mais de la musique du Floyd retrouvant son unité. C’est pourquoi, délaissant les morceaux longs, et malgré la signature du Comfortably Numb de Gilmour qui passe pour une des plus belles de l’album (jugement qui semble surtout destiné à diminuer l’intérêt des courtes pièces sonores de Waters), il est difficile de dire que The Wall rompt, et avec l’histoire du groupe, et avec le rock progressif. Sur ce dernier plan, il renoue plutôt avec sur une de ses dimensions premières.

En effet, si on défait cette dimension progressive de ses contre-sens de progrès musical ou de perfectionnement formel, pour lui assigner comme seule tâche d’épingler ce mouvement qu’eut le rock’n’roll de quitter, progressivement, le blues pour s’ouvrir à d’autres genres, l’histoire musicale de Pink Floyd ne prend pas le même sens. Non seulement cette dimension progressive peut désigner, à titre de tendance, un mouvement coextensif au rock (et le post-rock actuel, dont le Careful with that Axe, Eugene de l’année 69 est un bon exemple, n’est que la poursuite de ce mouvement), mais signale aussi, à titre de moment cette fois, la formation d’un nouveau code de la musique pop, c’est-à-dire de la musique de variétés (ce que fait aujourd’hui le rap avec le R’n’b). Quelle que soit l’avis que l’on prendra, il est clair que le moment progressif signifia, dès son émergence dans le Sergent Pepper des Beatles, le décentrement de cette musique de scène dans laquelle on danse (gesticule ?), fiévreusement enveloppé de corps et de cris, vers le studio d’enregistrement. C’est l’arrêt des concerts qui permit de créer Sergent Pepper et qui ouvra la voie au rock sans le roll : rapidement cette recherche d’une expérience sensorielle valorisera l’écoute attentive aux dépens de la perception globale et immédiate des corps dansants. Les premiers concerts du Floyd à l’UFO se faisaient assis, chacun engoncé dans son trip, son long train de perceptions. Ce sera aux ingénieurs désormais que l’on demandera de produire cette pulsation sauvage que l’on retirait aux aléas des relations avec le public, de son humeur et du moment. Ce sera aussi le grand défi du Floyd de retrouver à grands coups de films, de fumées odorantes, de feux d’artifice, de quadriphonie et d’objets volants, c’est-à-dire par un spectacle multi-sensoriel, cette unité simple de corps se prêtant à la musique d’un seul bloc, spontanément, sans effort, ni attention précise.

Donc The Wall, de même que Sergent Pepper, tient du rock progressif par sa forme d’album concept. Ce mot, quand je l’appris, fut pris aussitôt d’un grand respect. J’y voyais, comme on le fait encore, la reconnaissance d’une valeur à ce que j’écoutais, une force capable de rivaliser avec les musiques les plus sophistiquées, les plus savantes, celles, justement que je ne connaissais pas. Qui parle de seulement se divertir, de passer le temps, ou même de s’abrutir ? Non, nous préparions notre arrivée, nous affûtions notre regard sur le monde. En fait d’horizon grand ouvert ou de surplomb sur le monde, je naviguais entre quelques albums. Et quelles pensées je pouvais en recueillir ? Or The Wall, paradoxalement, peut-être le plus clos, le plus serré de tous les albums concept (cette fois les artistes n’exténuaient plus les chansons pour remplir le format standard des disques puisque c’étaient elles qui exigeait que le support s’étende pour l’accueillir), de surcroît mis en boucle sur mes écouteurs, m’ouvrit le monde comme jamais aucune musique ne le fit plus tard. L’univers et l’époque dans lesquels je vivais prirent une autre envergure, une tout autre texture.


<

 

The Wall. IV

Image

Court-circuit

 

J’en savais plus encore – un plus qui ne serait qu’un doute aujourd’hui, un soupçon porté sur l’authenticité de mes paroles et de mes gestes -, j’apprenais à jouer ainsi ce que je savais être ma vie future, que je reconnaissais de loin et que je ne reconnaissais pas, que je faisais mienne, ici et maintenant dans le désespoir profond de Don’t Leave me now, la plainte de Vera Lynn, le désir brutal de Young Lust… Je les répétais en moi, les activant par le murmure aux lèvres serrées qui passait sur mon visage baissé en marchant sur le trottoir. Il était baissé de regarder ses pieds, comme une timidité sortie d’on ne sait où, mais de cacher aussi ses formidables moments d’intimité ouverte dans la rue, hors de chez moi, de ma chambre, du lieu partagé avec frères, sœurs et parents. Longtemps encore, je marcherais les épaules voûtées, la tête inclinée vers la terre, protégeant des regards ce que je ne savais pas être tout à fait moi mais seulement moi en train de mettre le masque, ne sachant pas trop encore s’il était bien mis, si l’on s’en apercevrait. Bien à l’abri du mur, je faisais mes essais de vie sociale, de ces moments où celui que l’on est doit émerger, apparaître, où il faut croire à un tel être. Je compris surtout que j’étais, non pas moi, mais quelqu’un et peu importe qui, là dans ce plaisir de jouer les autres qui me seraient donnés de voir, d’entendre et toucher. Parfois même à mon insu.

Une année seulement pour apprendre l’amour blessé, la mélancolie, la rage envieuse, l’ennui morbide, la jalousie galopante…

La terreur fascinée des premières écoutes du Floyd, avant The Wall qui allait tout rassembler : la longue montée de Shine on youpart I sur Wish You Were Here, des minutes et minutes interminables de musiques sans voix. Aux siècles passés, l’avènement de la musique instrumentale avait été un choc, pour le gamin sans autre culture musicale que les hits passés en boucle sur télés et radios, la stupeur fut aussi forte. Si le nom de rock progressif a voulu dire quelque chose, c’était ça, retrouver la force du rock’n’roll par d’autres moyens, conjurer l’essoufflement en recourant à d’autres puissances. Pas la longueur des morceaux, non, ça bien d’autres l’avaient fait avant cette année 75, mais l’effacement prolongé de la voix et plus encore, la certitude, à mesure que le morceau lentement se développait, que rien d’humain ne sortirait de là, Welcome To The Machine. La terreur passa ainsi, dans le souffle coupé du silence musical. Un précieux moment. Le moment précis où le monde s’assombrissait d’une crise qui n’en finirait pas. Mad Max, pour s’être jeté en elle le premier, nous guidait toujours. Fantasme ou pas, nous marchions dans ses pas.

Ce que cette longue plage instrumentale coupait, c’était plus que la possibilité de passer à la radio, le cap était déjà passé et les formats standards s’allongeaient déjà, elle nous délivrait de la radio elle-même, elle nous débranchait : quoiqu’elle diffuse, quoiqu’elle annonce, la radio est toujours en alerte, la radio alarme, inquiète, la radio seconde et soutient toutes les sirènes. C’est ainsi que j’entendais l’arrivée de Wish You Were Here dans l’album du même nom, l’ironie du Floyd de simuler une main tournant les boutons, à la recherche d’on ne sait quoi sur les ondes radio, et tombant par hasard sur leur titre. Ce passage, pour moi, ne confirmait pas la radio dans son rôle central de diffusion musicale, il en signait au contraire la capture par le disque. Waters, deux décennies plus tard, ferait de même avec la télévision [1]. La continuité des plages dans le disque, la constitution d’un flux musical comme le fit Pink Floyd avec The Dark Side of The Moon devint pour moi une réponse aux médias de masse, une manière de leur dire qu’ils ne feraient jamais passer sur leurs platines que des morceaux, c’est-à-dire des titres incomplets, découpés. Les DJ pouvaient bien avoir le disque en main comme nous, l’enceinte gigantesque et démesurée dans laquelle ils voulaient le faire résonner ne pouvait que les contraindre à mutiler son intégrité. Or, la chanson Wish You Were Here, en se jouant elle-même passant à la radio, permettait au disque de se boucler sur lui-même, d’intégrer dans son flux la façon même dont s’enchaînaient les titres sur les radios.

1.Le mur était d’ailleurs, probablement, un premier détournement des écrans de télévision : cubes aussi vides que le blanc des yeux, encastrés les uns aux autres, ne diffusant plus rien par eux-mêmes, sommés d’être le support de fantasmes extérieurs. Le spectacle de The Wall faisait pièce à l’individualisation du visionnage d’écrans ; Amused to death de Waters fera, quant à lui, passer l’œil humain dans le cube de télévision, ce dernier n’ayant plus, comme seul spectateur, qu’un singe captivé. Retour au texte