L’âge classique saisissait ce qu’on appelle la société à partir d’un certain seuil : celui du temps que durait, entre plusieurs hommes, la rencontre qui les alliait. En deçà de ce seuil, les rassemblements, ententes, concordes pouvaient bien se multiplier, les associations qu’elles impliquaient ne donnaient pas lieu, nécessairement, à une société. Il fallait qu’elles soient stables, solides, ces associations; que jamais, alors qu’on les savait périssables (comme toute chose en ce monde), alors que demain, oui demain, une sédition allait mettre fin à leur existence, on ne doutât jamais de leur persistance. La confiance, l’assurance, la certitude de les voir exister, à aucun moment, ne devait être ébranlée. L’existence de la société se devait d’être sûre car c’est d’elle que dépendait notre vie et notre bonheur. C’était là le bénéfice majeur qu’on était en droit d’attendre en tant qu’associé permanent.
Tous les hommes qui s’associaient ne faisaient donc pas société. Manquait toujours quelque chose pour que, alors même qu’ils s’étaient rapprochés pour s’entendre, se parler, ils ne puissent jamais plus se quitter (même et surtout s’ils n’étaient plus en mesure de se voir). Réaliser un lien social supposait d’échanger des paroles (serments, accords, pactes), d’être présent en personne pour les donner et les recevoir, éventuellement d’échanger une poignée de main ou un objet en guise de gage. Voix vives et mains pleines, voici les éléments par lesquels s’opéraient ces liaisons qu’on considérait comme sociales à l’époque. Scène majeure, primordiale, déclinée aussi bien dans les traités de politique, les relations de voyage que dans les manuels d’économie. La téléphonie a bousculé tout cela. On pouvait se parler au creux de l’oreille alors même qu’on ne pouvait plus se prendre la main. Dispositif de confessionnal ? La télé-réalité l’a pour elle-même répliqué.
Les disputes, à cette époque, éclataient sur ce qui réellement unissait les hommes. Il y avait ceux pour qui l’unité trouvait son fondement et la garantie de sa durée dans la Nature, dans les liens qui spontanément rapprochaient les hommes (par amour, pitié, plaisir) : il y avait donc des sociétés plus ou moins naturelles (entre homme et femme, mère et enfant, frères et sœurs, etc.). Il y en avait pour qui la Nature était notoirement insuffisante pour unir les humains, car les puissances qui les conduisaient à vivre ensemble les amenaient aussi bien à se défaire. Aussi, alors même que leur coexistence, leur co-présence, montrait qu’ils étaient liés entre eux, fallait-il un peu de raison, d’artifice, de contrainte dans cette affaire, pour parvenir enfin à les unifier. Familiarité, fréquentation, voisinage, accouplement ne créaient pas de liens assez solides pour eux. Célibat, concubinage, mariage, union libre, pacs, nous expérimentons aujourd’hui les multiples situations que la philosophie politique classique examinait indirectement de près.
Mais quoiqu’il en soit, que le lien social se forme artificiellement ou non, spontanément ou pas, la société qui en découlait se devait d’être à sa manière un état, avec les mêmes qualités de continuité et de stabilité qui la rendaient analogues à son double majuscule, cet État qui, en dernier ressort, lui conférait sa suprême garantie d’unité. Au XIXe siècle déjà, les publicistes, dans les journaux, dans leurs essais, craignaient de voir la société dissoute par l’État et son administration. La bureaucratie menaçait d’atomiser la société, d’individualiser à outrance, de faire de chacun un numéro que même les proches, les voisins, ne connaîtraient et ne reconnaîtraient plus. Et puis la ville, aussi, dont le développement rapide et l’anonymat qu’elle conférait à ses habitants promettait de conduire tous les liens du sang et de la terre à s’effacer devant ceux du plaisir et de l’argent (il y faudrait l’histoire affreuse des nations pour les reformer). Nombre de sociologues continuent aujourd’hui d’annoncer la mort de la Société (désinstitutionnalisation, individualisation excessive, subjectivation clivante, etc.). On dirait que dès qu’un lien n’est plus sanctionné par une autorité publique quelconque, ils tombent aux mains des individus qu’il assemble et menace alors illico de se rompre. Ces sociologues ne distinguent plus le niveau intermédiaire que reconnaissait l’âge classique. Cette cécité, c’est sans doute leur manière à eux, indéfiniment, de se défaire des théories de la société qui les ont précédés. Pour les rassurer, il faudrait leur répondre : « Non une société n’est pas forcément un état, ni ne découle de lui, ni n’en possède nécessairement les qualités. Mais entre la niveau de la société et celui des individus, il y a celui des associations que nous formons chaque jour et celles-ci ne faiblissent pas ». Mais ils n’écouteraient pas.