Écrire, pour qui ne vécurent jamais au cœur, ce fut toujours, ou bien souvent, franchir une limite, un pont, un mur, un détroit : passer au travers. Pour d’autres, les mêmes, mais conduits à un destin totalement différent, les murs étaient bien trop hauts, les plumes trop douces et les cartouches en trop petite quantité pour que leur écriture puisse percer outre part : celle-ci se fit donc au jet, à la peinture, à la bombe ; on ne passa plus les limites, on défia l’obstacle lui-même. Étalée, maculée, maquillée, noircie dans ses marques, retracée dans ses bornes, la limite fut chargée (dans le vide même qu’elle comblait) d’une nouvelle écriture, moins lettrée, plus soudaine. La loi, désormais, n’énonçait plus en retrait où il fallait s’inscrire, c’est-elle-même qui était forcée à sortir ; c’est elle-même qui, sur les murs aveuglés, était condamnée à venir s’afficher.
Archives mensuelles : mai 2018
Rire et savoir
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J’en reviens toujours à cet incontournable constat : pour la philosophie, ce qui fait l’essence de la dignité de l’homme, l’acte le plus haut qu’il puisse réaliser, le plaisir le plus grand qu’il puisse atteindre, est celui de penser. Or, on peut très bien penser de manière radicale et avec un plaisir extrême sans vouloir et même regarder comme obligé cette élévation permanente de ce que l’on fait. Un tel exercice de la pensée ne serait plus nécessairement philosophique bien qu’il porterait sans doute la pensée très haut. Quignard, qui est sûrement l’un des penseurs français les plus profonds de notre temps, se revendique d’une tradition anti-philosophique qu’il nomme rhétorique spéculative. Un tel exercice de la pensée implique de placer également très haut – autant que très bas – un art de la fiction, du mensonge et du leurre, une insoumission de la pensée et de la parole à l’ordre du vrai contre le faux. Je ne sais toujours pas en quoi la fiction m’est nécessaire dans les efforts, même infimes, que je réalise pour penser les choses qui me tiennent. Délirer serait peut-être cette forme de fiction se tenant en silence sous chacune des pensées qui me débordent importunément bien qu’elles se concentrent perpétuellement sur l’existence sociale des hommes. Une fiction qui, la plupart du temps, se tiendrait en retrait, et ne se manifesterait pas à grands coups de métaphores ou de comme si…, agissante et vigilante sous la lettre la plus nue ou la plus morte. Fiction à l’œuvre dans la langue la plus sèche ou la plus abstraite du corps.
Il existe évidemment d’autres actes et d’autres faits plus beaux et plus hauts que la pensée, tels, et ce ne sont pas des exemples, ceux qui me viennent par grande surprise si je m’interroge deux secondes, c’est-à-dire Rire et Savoir. Car l’un et l’autre ne seraient ni l’effet, ni l’expression, ni la conséquence d’actes de pensée ; entreraient plutôt dans d’autres rapports – que je ne connais pas, que je n’ai jamais cherchés à connaître, mais qui doivent être là, peut-être, en action. Ce que j’apprends du monde me fait rire aux larmes quand je le rapporte et l’oppose à ce qu’en disent et en montrent les puissants. Surtout ces temps-ci où je prends la mesure, et j’espère comme tant d’autres, du monde que je veux bâtir et de celui qu’ils aménagent de palais et de ruines.