Au théâtre, au cinéma, le spectacle n’a cessé de voir son ordre contesté tout au long du XXe siècle. À commencer par le public. Et le rock n’y a pas fait exception. Assigner le public à une place (achetée et attitrée par contrat de vente individuel), réduire son activité au seul exercice d’un regard (auditif, aussi, bien sûr mais principalement visuel, d’où sa fonction de spectateur), dresser devant lui l’inatteignable proximité d’une scène (où l’idole et le freak pourront être exhibés), autant de contraintes habituelles du spectacle qui ont vu leur exercice régulièrement perturbé par les attroupements passionnés des amateurs de rock. Dans le vide innocent ménagé entre la salle et la scène, de nombreux et menus événements sont venus déranger l’attraction : autant d’éléments potentiels d’une histoire mineure du rock et du roll.
Ainsi, que la distinction des deux espaces composant le spectacle s’efface soudain, que les deux se recouvrent, que la salle envahisse la scène, ne se montre guère sous le jour d’un phénomène isolé ou récent. De nombreuses anecdotes désuètes signalent à quel point le pouvoir d’illusion du théâtre était tel, pour certaines assemblées, que de faux meurtres accomplis sur scène pouvaient conduire à de vrais meurtres commis sur les planches : dans la pièce, un personnage se meurt et soudain une ou plusieurs personnes dans le public quittent leur poste – ainsi que leur rôle de spectateur – et endossent immédiatement celui d’acteur, mais dans un nouveau sens, celui de l’histoire, et elles tuent, alors, le comédien qui venait de brillamment interpréter son faux crime. Fin du spectacle, sans doute, que ce passage de vrais hommes sur scène : fin, autrement dit seuil et arrêt du spectacle, mais surtout sortie par le haut, fin supérieure, apothéose de son pouvoir de confusion entre le vrai et le faux, le bien et le mal. La scène n’est plus représentative mais effective et insupportable présence. Le vrai meurtre tuant le faux meurtrier ne conteste pas le spectacle, il en accomplit la fonction.
Les émeutes qui jalonnent l’histoire du rock, qui font que la salle efface la scène, qui montrent la foule escaladant cette rampe par laquelle on protège les musiciens, perturbent autant le spectacle qu’elles le renforcent : on anéantit les rangées de chaises qui interdisent au public de se tenir debout ; on investit le plateau sur lequel ne reste plus que les instruments, les micros, les consoles, les amplis, que les musiciens annoncés sur l’affiche ont abandonnés précipitamment. Que font les fans une fois parvenus sur ces planches ? Essaient-ils de jouer quelque chose ? Détruisent-ils le matériel ? En jettent-ils quelques débris dans leur poche – comme souvenir, matière et preuve de ce qui vient de se passer ? Elles-mêmes extrêmement spectaculaires, les émeutes laissent pourtant moins de traces derrière elles, dans l’histoire du rock, que les concerts aboutis.
Tous les rassemblements rock, bien sûr, ne tournent pas à l’émeute. Et pourtant, même quand, pour une raison ou une autre, le public ne se jette pas sur la scène, il lui arrive fréquemment de perturber le bon déroulement du concert. C’est qu’il garde toujours le pouvoir – malgré les contrôles de police – de jeter des objets sur le plateau : soutifs, petites culottes, fleurs, bouteilles de bières, T-shirts, crachats, chaussures, pétards et tant d’autres choses encore qui restent à inventorier et par lesquelles le public maintient une présence tangible sur la scène. « Nous ne sommes pas seulement cantonnés derrière les barrières, dans la fosse, dans le noir, nous pouvons aussi vous atteindre » semblent exprimer ceux qui se sont rassemblés pour un soir. Plus que de médiocres cadeaux ou de vicieuses attaques, ces projectiles sont donc à mettre sur le même plan que les nombreux encouragements, railleries, commentaires, ou autres appels que la foule lance aux artistes. Ce sont des signaux : ils attirent l’attention des musiciens (peut-être l’éclat d’un regard viendra-t-il illuminer ma présence dans l’obscurité de la foule ?) ; ils manifestent leur intention de participer au spectacle (Jouez plus fort ! plus vite ! autre chose que cette merde !) ; ils essaient d’établir, ou de rétablir, par-delà la distance spectaculaire un contact plus riche que le simple contact visuel (tentative bien délicate mais absolument nécessaire quand le concert se déroule dans un non-partage de lumière puisque quand la salle est éclairée, la salle est obscure et inversement). Mais que signifie le fait de jeter une pièce de monnaie sur la scène et comment les groupes peuvent-ils répondre à ce geste ? C’est cet infime événement, répété devant deux groupes différents, les Doors et Pink Floyd, que nous voulons extraire des anecdotes qui le portent, en étaler les multiples sens, et surtout celui qui intéresse cette recherche : les rapports du fric et du rock.
« Un soir de la Saint-Sylvestre, les Doors jouent chez des amis de Krieger. On leur demande de jouer les tubes du moment. Jimmy s’en défend et demande si on ne les prend pas pour des jukebox. Quelqu’un lui envoie une pièce de monnaie qu’il lance en l’air et avale. » Voilà tout ce que nous raconte Stephen Davis, l’un des meilleurs biographes de Jim et des Doors (Jim Morrison : vie, mort et légende, p. 128), de la première apparition du groupe en 1965.
Événement insignifiant, sans doute, dans la carrière exceptionnelle de ce futur groupe : il est pris ici à ses tout débuts, il n’a encore fait que peu de dates (il doit inscrire sa musique dans le cycle des bals et des fêtes, notamment universitaires, pour se faire remarquer) et même très peu de scène à proprement parler (puisque les salles et les auditoriums dans lesquels il joue sont surtout des lieux et des moments destinés à la danse) ; mais qui se révèle un incident complexe tant il fait apparaître de rapports sous-jacents entre un groupe de rock et son auditoire.
Aussi cette demande appuyée du public – jouer des airs connus, faire que le groupe répète pour eux et devant eux des airs déjà entendus, faire que ce l’on entend ailleurs et partout soit entendu ici – n’est pas réservée aux ambiances de fête. Elle concerne aussi bien les groupes débutants, qui n’ont pas de répertoire propre, que les groupes confirmés qui ont déjà connu le succès. Nombreux furent les groupes célèbres à devoir jouer avec les attentes de leur public pour ne pas rejouer toujours inlassablement la même chose sur scène. On se rappellera de l’entêtement de Kurt Cobain à ne pas jouer (ou à simplement massacrer) Smells Like Teen Spirit, titre qui avait valu la gloire de Nirvana. Ou les improvisations hasardeuses de Syd Barret au début de l’ascension du Pink Floyd. On se rendra compte ainsi que cette exigence de répétition, si elle est si pressante de la part du public, n’a pas le même sens et les mêmes implications suivant le degré de notoriété du groupe qui l’affronte.
Dans le premier cas, celui du groupe obscur, la foule demande en effet aux musiciens de jouer la musique des autres tandis que dans le second, le cas célèbre, elle réclame une part si dérisoire de leur propre musique – celle qu’elle a, pour ainsi dire, fait sienne – que les musiciens s’en trouvent presque dépouillés ou diminués dans leur capacité à en produire. D’un côté, donc, on vous dénie radicalement toute capacité de composer de la musique, d’en être la cause ou l’origine (mais pas tout à fait d’en produire puisqu’on vous reconnaît, sinon le rôle d’interprète qui manifeste toujours une part d’invention, du moins celui de l’exécutant, de l’officiant, du « transmetteur ») : vous êtes musiciens mais séparés d’une part de vous-mêmes, comme si jouer et faire de la musique étaient deux activités indépendantes qui ne se rencontraient par hasard qu’uniquement chez certains. Les « muses », si elles existent encore, ne vous viennent forcément que du dehors.
De l’autre côté, celui dans lequel vadrouillent ou se perdent les groupes célèbres, l’on sait – à tort ou à raison d’ailleurs – que la musique que vous jouez provient bien de vous, qu’elle sort en quelque manière de votre existence et de la façon dont elle est liée à toute une histoire, un temps, un lieu, un corps, des hommes et des femmes, mais on en réduira tant la portée (en n’écoutant que ce qui nous a déjà siphonné les tympans) que vous aurez vite l’impression de n’avoir rien composé du tout. Il y aura une telle différence de valeur entre les quelques titres que tout le monde vous réclame et la majorité des chansons que vous avez écrites que celles-ci, bientôt, ne compteront plus pour rien, simple remplissage d’album, répertoire gonflé pour les shows. En face du public, vous ne serez donc pas un simple joueur de musique (bien qu’on sera plusieurs à comparer la version du soir avec celle du disque pour voir comment vous l’interprétez) mais vous ne serez guère plus qu’un pauvre compositeur, pourvoyeur de quelques airs à la mode seuls capables de soulever dans leur mouvement autant de personnes dans le même temps. Vous ne ferez donc pas œuvre, ni même événement : du torrent de musique que vous pensiez être, le public, avec ses nombreux filtres médiatiques, aura fait barrage et ne laissera s’écouler dans le vent qu’un mince filet de décibels.
Qu’un groupe, célèbre ou non, joue auprès d’une foule qui l’écoute et celle-ci tôt ou tard le sommera de reproduire une musique existante, qu’elle soit la sienne ou non : pour le public, c’est le refrain qui ne vous lâche plus (et la rengaine pour les musiciens lassés) ; pour la musique, c’est la logique industrielle de la réplication, celle du pressage de disques ou celle des passages radio ou télé. Chaque groupe est donc confronté au fardeau ou aux affres de la représentation. La musique même lui apparaît sous cette forme, prise dans un incessant mouvement de répétition. Et comment jouer, alors, avec ça ?
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Le peu fameux soir de ce réveillon de la Saint-Sylvestre, c’est donc dans cette situation générale que se trouvaient les Doors : dans l’obligation publique de représenter de la musique. Seulement cette obligation de représentation était assortie d’une autre condition : « on veut bien vous entendre jouer si on entend quelqu’un d’autre à travers vous et on ne se tournera vers vous, on ne s’adressera à vous que pour vous faire entendre ce que l’on demande ». Même si cette nuit-là, il y eut sûrement peu d’écoute attentive du groupe – tant celle-ci devait être appliquée à la justesse de leurs interprétations – ou même reconnaissance de la singularité de leur son (le tout dernier enregistrement publié, en 2016, de leurs primitives prestations au Fog montre à quel point leur son était déjà en place même dans un répertoire qui n’était pas le leur), la foule des invités était bien plus disposée à les entendre qu’à les voir jouer de la musique. Situation étrange, à coup sûr, au regard du destin aussi exceptionnel que funeste qui leur sera réservé mais situation ordinaire pour bien des groupe débutants : dans les soirées, les fêtes, les cérémonies, qu’elles soient organisées dans des bars, des clubs ou des salles de bal, les danseurs ne portent qu’une attention discontinue, passagère, accidentelle même, aux groupes inconnus qui s’agitent, quand ils ont de la « chance », sur un podium – ce sera encore le cas au Whisky-A-Go-Go où ils se révèleront en dépit des danseuses à demi nues qui faisaient l’attraction du club.
La faible lumière que l’anecdote jette sur l’événement permet néanmoins de comprendre que le groupe ne s’était pas encore installé dans une ferme relation de spectacle avec la foule qui lui réclamait de la musique. On en capte presque le moment en suspens tant l’aura que dégagera plus tard Morrison (et qu’il s’attachera d’abord à gâcher, au Fog, en tournant le dos au public) ne semblait pas encore attirer tous les regards de la foule. De la même façon que la musique qu’il jouait, le groupe encore inconnu devait apparemment se présenter dans l’ombre de gloires beaucoup plus éclatantes que lui. Acceptant cette invitation, les Doors continuaient à s’exposer (après avoir longtemps répété dans un garage) mais ce n’était pas encore de leur « propre » lumière qu’ils rayonnaient autour d’eux. Et, en définitive, si, par chance, quelqu’un avait pu les inciter à briller, cela aurait été probablement pour s’assurer qu’ils jouent correctement les morceaux demandés : qu’ils soient simplement au niveau ! Assez impliqués pour faire sonner les tubes dans la baraque mais assez effacés pour ne pas les défigurer : qu’on puisse les reconnaître, merde, et danser ! Voilà sans doute toute la présence qu’on exigeait des musiciens. Donner une représentation satisfaisante sur le plan du son, et pour le reste, un peu de discrétion… on se reverra peut-être au nouvel an suivant, alors bonne année !
Comment une petite pièce de monnaie allait, non pas prédire, ni même provoquer, mais soudain révéler la scène (à la fois ombre et lumière) sur laquelle les Doors allaient bientôt se hisser ? Quels relations effectives ou virtuelles entre les invités allaient, d’un coup, se montrer ?
On peut imaginer une connivence entre les musiciens et le reste des fêtards. Suite à la réponse de Morrison – le refus du groupe d’être pris pour un juke-box –, la foule rassemblée, par l’un de ses membres, comprend le côté déplacé de sa demande et se met en place, alors, cette courte saynète parodique où chacun improvise quelque chose. L’un lance une pièce, l’autre l’avale, on désamorce ainsi par l’humour une situation aussi imprévue que « peu sympathique » dans ses conséquences : les musiciens présents ne sont plus des invités, des amis, aux côtés desquels on danse mais un orchestre employé au service des autres. Au milieu des convives, une différence, une inégalité se présente. Aussi la saynète que l’on joue est-elle justement réalisée pour annuler ce rapport. Subitement une apparence se forme, une scène se produit par laquelle un rapport de pouvoir qui d’ordinaire reste dans l’ombre se voit, sitôt qu’il devient visible, privé de toute réalité et même de pouvoir d’éclairement sur d’autres rapports sous-jacents : vous voyez bien que ce rapport d’argent est fortuit, qu’il n’est qu’une apparence, que pourrait-il montrer ou dévoiler d’autre sinon la connerie ou la grossièreté de certains dans la cohue en délire ? Une exigence du nombre, une résistance du groupe, une scène passagère et fugace qui met aux prises seulement deux personnes : l’événement se réduit à peu, et la fête continue, l’ambiance est sauve – et c’est tout ce qui compte : le monde enfin réuni dans le bruit.
On peut décrire aussi une version légèrement différente. Cette pièce lancée par l’un des convives : non plus un comme un geste jouant avec la réponse de Morrison – départ d’une simulation, tentative de faire naître des mots mêmes le phénomène qui leur correspond : l’orchestre juke-box est une image, tenez je vous la montre ! – mais un geste qui prend sa réplique au sérieux et qui force Morrison à comprendre que ce qu’il a pu dire n’est pas une image, une apparence, mais son véritable statut clandestin dans la fête : une machine à donner à la foule ce qu’elle veut. Seulement, le chanteur, avalant cette pièce, relevant ainsi le défi et feignant de reconnaître le statut qu’on lui donne – lui et son groupe – renverse le rapport : si nous, musiciens, nous sommes des juke-box alors nous ne jouons pas pour autant sur commande car nous sommes de fait (regardez-moi faire !) une désobéissante machine, une mécanique détraquée qui non seulement ne fonctionne pas toujours de la même manière mais connaît également des ratés. Votre pièce de monnaie a disparu. Aussi, Morrison n’annule-t-il pas le rapport de commande (en esquivant la pièce par exemple) mais l’accepte pour mieux retourner en sa faveur le rapport de forces : il empoche l’argent sans donner son reste au public. De ce geste de rien s’éclaire un peu mieux les multiples rapports dans lesquels un groupe de rock comme les Doors s’engage dès même ses débuts.
C’est d’abord et d’une certaine façon l’un des premiers cachets du groupe, en tout cas l’un des plus remarquables. Car par ce « paiement » accepté, quoique bien entendu très symbolique, il me semble à la fois que la foule des invités tend à se poser auprès du groupe en « véritable » public – ils payent pour écouter ce qu’ils veulent : on entre ainsi dans le « concert », le gig, l’engagement – et le groupe lui-même, par la figure avancée de Jim, commence à se donner en spectacle. Du côté de l’auditoire, on fait voir et valoir que le fait de payer, pour entendre jouer les musiciens, n’est pas juste une rétribution de l’effort mais également et surtout une commande ; du côté des musiciens, on montre que payer n’est pas un levier suffisant pour obtenir ce qu’on veut, car ce sont eux qui, ostensiblement, mènent le jeu. Toute une économie de la scène se monte dans laquelle le spectacle, loin d’être ce supplément corrupteur de la musique comme il est parfois décrié, apparaît comme ce qui l’autonomise vis-à-vis du public. L’argent du public est littéralement absorbé, consommé, dans la saynète qu’invente Morrison. Le jeu visuel du chanteur fait écran aux demandes du public. Premiers rôles, déjà, du frontman, qui interpose son corps et y façonne une image pour libérer la musique.
L’on voit très bien, aussi, à quel point le modèle de la machine – des premières boîtes à musique ou autres pianos mécaniques du XIXe siècle jusqu’aux fameux jukebox – imprégnait le rapport non seulement des auditeurs mais également des musiciens à la musique. Les invités s’attendent à ce que le groupe obéisse à l’instar d’un automate, Morrison accepte d’être perçu à l’égal d’une machine même si c’est pour mieux la démonter – en jouant de son corps – du dedans. On devrait relire et revoir la célèbre publicité de l’entreprise Pathé Marconi (l’une des majors de l’industrie d’après-guerre), ce chien qui était censé entendre dans le cornet d’un phonographe fidèle « La voix de son maître », comme le signe d’un nouveau rapport du musicien aux machines de lecture. Car il me semble, comme le montre cette prétention banale du public de Californie, que c’est le musicien qui, tel un chien – et de la même façon que la machine – doit obéir au doigt et à l’œil de son nouveau maître. Non pas entendre, comme la publicité le voudrait, que le phonographe serait si fidèle à la musique originale qu’un chien, floué par sa précision, y reconnaîtrait la voix de son maître, mais plutôt que chaque musicien en position de répéter ou de reproduire une musique existante est non seulement « sommé » d’égaler une machine (dans la fidélité de son jeu) mais surtout d’obéir comme le ferait un chien à son propriétaire. Payer, alors, serait plus que soutenir les musiciens, leur verser un salaire, les dédommager pour leur temps, ce serait instaurer un rapport de propriété avec eux, vouloir en faire de dociles instruments.
Aussi l’épreuve de la scène pour les musiciens qui refusent d’être l’instrument docile et satisfaisant du public (le défi qu’on lance à la foule mais qu’on se lance aussi à soi-même sous ses yeux) semble-t-elle de parvenir à s’approprier si intensément l’objet manifeste de son désir que ce dernier en sortira à la fois frustré et comblé. Pourquoi ? Alors que le désir du public, de l’auditoire-commanditaire, est d’entendre et de réentendre, encore et encore, le même morceau, autrement dit désir de passer d’un plaisir à l’autre sans perte de qualité aucune (le rôle du groupe présent se limite alors à assurer que le plaisir à venir soit aussi bon que celui du passé), il semble que les musiciens de rock, du moins les Doors, manifestent un certain plaisir à exaspérer ce désir, à jouer avec lui : « vous pouvez dépenser votre argent tant que vous voudrez, vous ne serez pas pour autant satisfait, nous ne sommes pas l’instrument de votre désir, le plaisir que l’on vous donnera, si vous le recevez, dépassera vos désirs ». Aussi, loin de pouvoir et vouloir garantir le plaisir de la foule, le groupe se montre prêt à prendre le risque de la décevoir, faisant de son désir une dépense incertaine, un investissement sans promesse de retour. Même ne sachant pas ce que jouèrent les Doors après cet incident, on voit déjà dans le geste équivoque de Morrison comment, à la fois, il rend et ne rend pas au public la monnaie de sa pièce.
Courte scène et, pourtant, bref aperçu de l’étrange rapport qui semble exister entre la répétition mécanique du plaisir et le statut matériel de la musique à l’âge phonographique. Les demandes spontanées du public montrent, ou du moins indiquent, comment celui-ci pouvait écouter de la musique. L’auditeur, en effet, ne sépare pas mais confond plutôt, écoute d’un seul tenant, dans la même unité problématique, la musique que nous dirions vivante ou organique et celle que joue un électrophone. Je pense qu’il s’est produit, aux premiers temps de la phonographie, quand la musique à commencé à s’écrire de cette nouvelle et étrange façon (se répétant dans l’élément sonore lui-même) une reconfiguration de notre perception ordinaire de la musique. Non seulement les composantes habituelles de la musique (mécanique-organique ; silence-musique ; création-exécution ; etc.) ont été déplacées mais surtout de nouvelles unités, plus profondes, ont remanié leur disposition. Apparaît, en effet, que le rocker, en matière d’interprétation, n’est pas un exécutant (il n’a pas forcément l’envie ni l’habileté technique pour suivre une partition ou rejouer, même note à note, un morceau) mais une nouvelle façon de faire valoir un original. Alors que le jazzman, artiste de la variation, reprend des morceaux existants et en fait des standards – il déchoit ainsi la version initiale de son statut d’original en même temps qu’il libère les versions ultérieures de celui de copie –, le rocker, lui, ne prend pas cette liberté vis-à-vis de l’original mais tend plutôt à faire oublier ce dernier par une version supérieure, totale, définitive de la version primitive. Tout le jeu du rocker serait ainsi porté vers cette envie de faire oublier l’original, ce désir d’en proposer une version nouvelle, à la fois si différente et si totale, qu’elle en deviendrait la dernière. Jouer pour mettre fin à la succession des versions, pour arrêter les répétitions à l’identique ou approchantes ; se donner à fond pour que celle de ce jour, ou de ce soir, soit la version ultime – du moins un certain temps – c’est peut-être le sens du geste de Jim, cette façon qu’il a d’incorporer en lui, et pour le faire disparaître, le morceau qu’on lui demande, ce morceau tel qu’il lui est transmis et communiqué par la pièce de monnaie : ce morceau que tu me demandes, je ne fais pas que le prendre en moi, que le reprendre à ceux qui l’ont déjà joué et peut-être inventé, je vais me l’approprier si intimement, je vais le faire tellement mien, que j’en serais désormais le nouveau détenteur. Alors que les jazzmen rivalisent entre eux par les libertés qu’ils prennent vis-à-vis d’une œuvre qu’ils défont au fur et à mesure de leur jeu – jusqu’à réduire celle-ci au statut d’un schéma indéfiniment appropriable et réajustable par chacun –, les rockers se mesurent entre eux en essayant au contraire de faire de leur version d’un soir le véritable original : version si démesurément supérieure aux autres qu’elle en serait ainsi, et définitivement, inappropriable.
Jouer en public fut, on l’oublie peut-être, une façon de se soustraire aux faveurs toujours capricieuses des mécènes – mettre à distance cette volonté toujours ferme et cependant versatile qui pesait sur l’essor musical. Pour la musique, le bon plaisir était une loi. On demande maintenant aux amateurs de s’assembler en public pour financer la musique. Ainsi le musicien se soustrait-il à la volonté souveraine d’un seul en s’adressant au plaisir « médiocre » et plus indéterminé de plusieurs. En écartant les Grands qui en imposaient trop et en réunissant les petits en un seul corps, on pense supprimer toute dépendance, on cherche la formule d’un accord égal. Tant d’argent contre tant de plaisir monnayé sous les espèces de telle ou telle musique. Belle entente.
Principe du concert, de la musique mise en vente : on se tient en présence, on se met sous la dépendance de l’un et de l’autre… mais pour quelques heures… le temps d’un passage… Se produire en public devient une manière de se mettre à la disposition temporaire d’autrui. Mais sans perdre sa liberté pour autant, ni forcer celle de l’amateur qui paye pour entendre ce qu’il veut.
La foule, et non plus le Prince, donne collectivement au musicien qu’elle vient voir, en chair et en os, de quoi gagner sa vie – que ce soit seulement celle de la nuit qui va finir ou celle de ses jours à venir. Elle le fait vivre, le voit vivant de musique et parfois, dans les moments exceptionnels, vivant même dans la musique. En payant pour entendre des musiciens jouer les airs qu’elle aime, la foule assigne à la musique un nouveau site d’existence : celle-ci ne se conserve plus, en premier lieu, sur les portées manuscrites ou imprimées d’une partition mais subsiste d’abord et désormais dans le corps toujours singulier de celui qui la joue, compositeur ou non. La foule apprécie de la voir sourdre de ce corps qu’elle maintient d’autant plus en vie qu’elle vient en nombre. C’est elle qui, chaque jour, chaque soir où l’on donne une représentation, donne vie à la musique par sa riche présence. Foule matrice de la musique live.
Pub Feathers. England, 1967
Dans le livre qu’il a consacré à Pink Floyd, Nick Mason, le batteur du groupe, relate un curieux événement survenu lors d’un de leurs concerts durant l’année 1967. Au pub « Feathers d’Ealing, Roger Waters [le bassiste du groupe] reçut une pièce de monnaie en pleine figure, un projectile loin d’être indolore. Je m’en souviens bien parce que Roger passa le reste du concert à chercher le type qui le lui avait lancé. Heureusement qu’il ne le trouva pas, car le type en question devait certainement avoir pour amis des gens plus nombreux et plus costauds que notre petit groupe. D’ailleurs, si l’incident ne dégénéra pas en bagarre, ce fut grâce aux démonstrations d’un fan – un peu imprudent – qui, manifestement appréciait notre talent. Les spectateurs trouvèrent en lui un souffre-douleur plus accessible que nous et le tabassèrent à notre place. » (Pink Floyd, L’histoire selon Nick Mason, p. 68)
Étrange façon de prendre part à la vie musicale. Et pourtant geste familier : de tout un public, de tout un lot de musiciens et pas seulement de rock’n’roll. Il faut faire le compte de ces étrangetés minuscules, elles éclairent toute une économie de la musique. Que vaut une pièce de monnaie lancée devant soi et que réalise le geste qui la balance sur scène ?
Chaque spectacle déploie devant son public un espace projectif. Ne se projettent pas seulement sur cet écran qu’est la scène des fantasmes, des cris, des appels, des lumières colorées – insaisissables flux – mais aussi bien des slips, des soutien-gorges, des chemises que des objets solides aux bords géométriques et coupants. Dans un spectacle de rock, comme dans bien d’autres représentations musicales, le spectateur n’est pas pieds et poings liés à la place qu’il occupe dans une salle. Il peut intervenir « physiquement » sur la scène, y inscrire sa présence en marquant le corps de ceux qui se montrent et se dressent devant lui. Un face-à-face obscur remonte ou revient sur le devant de la scène. Se découvre soudain à quel point il n’est jamais anodin de se planter ainsi debout devant une foule. Le nombre qui permettait de diminuer la dépendance « artistique » des musiciens, d’augmenter les chances de vivre librement de musique, révèle une force que le plateau symboliquement séparé, ou même surélevé, ou même protégé d’un cordon de police, ne suffit jamais à compenser… à chaque fois du moins. Jouer sur scène ne vous expose pas seulement aux regards, il vous met à portée du public, il vous fait tomber « sous ses griffes ». Depuis des décennies maintenant, les rockers ne cessent de parler de la sauvagerie de la foule. D’humanité sans visage et lointaine, rêvée longtemps comme inoffensive, celle-ci s’avance désormais, face au musicien célèbre, tel un monstre à mille têtes.
Une pièce de monnaie lancée sur les musiciens : un geste qui fut répété en maints endroits et de nombreuses fois sur toutes les scènes musicales. Le rock est une musique agressive, c’est-à-dire la mise en musique d’une forme spécifique d’agressivité. En jouant cette musique, on violente quelque chose. Et c’est pour cela, justement, que lancer un objet sur la scène demeure un acte réglé, un acte qui respecte les principes de projection du spectacle : fait qui élance le corps du spectateur vers la scène et qui lui économise ainsi d’aller, de ses pieds, en profaner le plateau ; geste qui retient la division de l’espace, qui tient lieu d’investissement de la scène mais qui déborde, néanmoins, la dimension strictement audio-visuelle du spectacle. Une relation tangible, en effet, s’instaure entre la fosse et la scène. Un contact est établi – voire rétabli si l’on considère que la violence fondatrice du spectacle a commencé par le geste de division de la salle. Je lance le métal rond, léger, maniable, il perfore facilement les airs, il te touche autant que tu le fais avec moi : la séparation est annulée, une sensibilité commune, réciproque, se forme. On est en prise directe. On donne corps à la coupure en l’inscrivant directement sur la présence en chair et en os des musiciens bougeant sur la scène. Ce ne sont pas des images, ni des machines, mais des idoles qu’on est venus voir et qu’on brisera s’il le faut.
Cette pièce est aussi le dur message d’une désapprobation musicale : « je te communique ma douleur, je te fais payer ce que je ressens ». Je ne me sers plus de l’argent que j’ai dans les poches pour me rapprocher d’un musicien – manière qui passait, jusqu’à l’invention du disque, pour la plus directe, la plus économe et la plus simple pour entendre de la musique – je m’en sers pour lui dire que je n’apprécie pas ce qu’il joue, pour lui dire de vider les lieux ! Qu’il retourne en coulisses, qu’il retourne sur le plancher des vaches où je me tiens moi aussi ! Je lui rends son argent pour qu’il parte. Payer n’est plus le coût qu’impose les promoteurs du concert pour que celui-ci devienne un spectacle (qu’on puisse voir la musique qu’on entend !), c’est la prérogative que se donne un client d’entendre ce qui lui plaît. Dépenser, même symboliquement, un peu plus de monnaie est une façon d’affirmer le pouvoir que l’on détient sur la scène. Il n’y a de scène que publique, que « donné » au public. N’y passera que ce qui aura un prix pour la foule.
Roger Waters, dont on raconte pourtant dans certaines versions de l’histoire qu’il a sauté dans la salle, n’a pas réussi à retrouver l’auteur du geste dans l’assistance. Ce n’est pas que la foule protège – un fan manifestement peu en phase avec le reste de l’assistance s’y fera tabasser –, c’est que toute la lumière, tout l’éclat dont elle est capable est tourné vers les planches. Le public reste dans l’ombre. L’individualité qui, d’un côté, est distinguée devant tous, de l’autre, se cache dans la foule. La singularité du quiconque n’éclate qu’à la faveur – pauvre faveur – de l’inconnu qui, un bref instant durant le concert, fera le spectacle en recevant tous les coups : individualisation passagère, nouveau point de convergence des regards, substitut anonyme du groupe à qui on ne demande, en insistant lourdement des genoux et des poings, que d’avoir l’amabilité de rapidement disparaître. Que sa personne trop vive retourne à la nuit, redevienne personne. Ainsi qu’on lui fasse sa fête au fan esseulé, que la foule s’amuse et trouve son pied elle-même dans la salle, et c’est l’irruption, le retour, de ce que le spectacle s’attache à conjurer. Il s’en accommodera pour ce soir. Car le sacrifice donné pour la fête, le sacrifice réalisé dans la fosse, a libéré la scène de plus hautes violences. Du spectacle, la fête a protégé le tout proche espace.
Dix ans plus tard, Pink Floyd donne le fameux concert au stade olympique de Montreal qui va précipiter l’écriture de son prochain album : The Wall. Cette fois, Roger Waters va trouver la réplique à l’agression venue de la salle. Il va rendre au public la monnaie de sa pièce. Mais l’anecdote est tellement fameuse, aujourd’hui, que se multiplient les témoignages divergents – on consultera ici le récit détaillé de l’événement et là un témoignage récent. Il n’est donc plus si sûr que cela, malgré ce qu’affirme le bassiste lui-même, qu’il ait réellement craché sur un spectateur trop bruyant ou trop pressant.
Peut-être cet incident a-t-il, en effet, interrompu le concert (les membres du groupe diront à quel point il était difficile de se faire entendre devant un public aussi bruyant et aussi agité). Peut-être, comme le disent aussi certains membres du groupe, que le spectacle avait fini par prendre le pas sur le concert (comme Aymeric Leroy l’a bien précisé, bien que Pink Floyd ne possède pas le répertoire d’un groupe de rock progressif, il en partage néanmoins certaines valeurs : ainsi la forme que doit prendre l’écoute de leur musique quand ils la jouent en public, sorte de recueillement collectif analogue à ce qui est exigé pour les musiques savantes lors d’un concert et non durant un gig de rock, de reggae ou de funk). Mais malgré tout, cette réplique à l’agression du public faisait encore partie de la scène rock. Et la meilleure preuve fut l’usage théâtral qu’en fit le groupe.
On le sait, les représentations ruineuses de The Wall donnèrent lieu à un dispositif complexe (The Surrogate Band, groupe de musiciens de tournée grimés en membres du Floyd et montrant au public floué qu’il ne pouvait pas faire la différence entre des anonymes et ses idoles ; rempart de carton protégeant la scène du public au point d’empêcher celui-ci de voir la scène elle-même ; malaise des applaudissements devant un Roger Waters feignant de jouer les dictateurs devant une foule complice ; la scène réduite à son avant-plan et chargée simplement de faire écran aux projections cinématographiques venues de la salle, etc.) mais le plateau singulier inventé pour l’occasion ne mit pas en scène un incident extra-musical (la distance orageuse, sinon haineuse avec le public), le groupe trouva seulement la formule spectaculaire implicitement contenue dans ce geste. Ils trouvèrent ce qu’il avait en lui d’un moment rock’n’roll.
Dark Side Of The Moon s’alimentait de la vie des musiciens en tournée, de l’envers du décor ; Wish You Were Here s’attaquait à l’industrie musicale et aux conséquences du succès ; The Wall puisera directement dans les gestes de violence échangés autour de la scène. Jouer de la musique n’a cessé de s’enraciner dans le jeu théâtral pour Pink Floyd. Bientôt, le film éponyme d’Alan Parker mettra fin à tout ça, le groupe explosera sur écran.