L’inaccessible et encore lointaine capacité de vivre

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La Vie, et non la Nature, nous dit Foucault, apparaît comme objet scientifique au tournant du XIXe siècle et du même coup comme nouvelle puissance des êtres (puisque des savants iront jusqu’à attribuer une vie à l’univers sans compter celle de l’esprit). Surgit ainsi, dans la culture occidentale, un nouveau domaine de connaissance. Il est bien entendu, même si Foucault n’en dit rien, que ce n’est pas la première apparition de la Vie dans l’histoire occidentale mais uniquement, et c’est déjà un événement, son émergence sur le terrain « épistémique » de sa culture, dans la zone où se trouve mis en question quelque chose de l’ordre du savoir et de la vérité. La connaissance de la vie devient nécessaire. Des questions nouvelles se posent. Et Nietzsche fut un de ceux, dans le siècle, qui trouvera à y répondre. Bien sûr, il n’y eut pas que lui (Marx, Kierkegaard, Schopenhauer ?), mais il appartenait sans doute à ces hommes en désir de philosophie d’expérimenter cette nouvelle puissance, cette façon d’exister à présent comme pur sujet vivant, et ce avec ou sans l’appui de la science. Expérimenter dans une autre direction, sur un autre chemin, cette Vie que les savants avaient commencé à étudier un bon siècle plus tôt, engageait, décidait, emportait tout un nouvel avenir pour la philosophie. Loin des chaires universitaires, on pouvait faire de la philosophie en faisant de la vie, de sa vie, un problème et une matière de pensée.

Il est donc vain de vouloir, comme je le fis longtemps, contourner le prétendu « biologisme » de Nietzsche, d’essayer de traduire dans un autre idiome (plus actuel et plus recommandable) ce langage trop malheureusement attaché à la science en partie périmée de son époque. Ce langage lui a valu le malentendu nazi, à coup sûr, mais il lui a valu (et cela peut-être le sait-on moins) de marquer un jalon, même mineur, dans l’histoire des transformations du premier darwinisme. Certaines propositions critiques de Nietzsche font corps aujourd’hui avec les développements actuels de la théorie de l’Évolution. Le biologisme de Nietzsche n’est donc ni un vêtement désuet dont il faudrait le débarrasser pour embrasser pleinement le corps de son œuvre, ni, à l’inverse, une thématique d’allure scientifique que celui-ci aurait accepté tacitement ou dont il se serait servi de manière imprécise, sinon imagée, pour approfondir son examen de soi. Car l’être vivant, tel qu’il l’expérimente sur lui, est à la fois cette Vie saisie par la science (observée, disséquée ou déterrée dans le sol) mais également par la philosophie, et leurs rapports, au regard de ce problème, restent pour moi encore largement indéfinis. Georges Canguilhem, on le sait, est sans doute un des rares en France à avoir lié les deux et peut-être les rapports qu’il est parvenu à établir entre science et philosophie pourraient, à cet égard, dire rétrospectivement quelque chose sur Nietzsche. Sur la nouveauté de ce problème, vivre en tant que philosophie, ce dernier encouragera d’ailleurs (dans, il me semble, Le voyageur et son ombre) ceux qui se sentent emportés par ce devenir, pris dans la métamorphose, à lire la vie des philosophes, y voyant par leurs réflexions, problèmes et solutions d’existence, le cœur encore largement inconnu de la philosophie (d’où bien entendu la nécessité pour l’avenir d’un livre comme Ecce Homo). Il faut donc bien comprendre que la « vie » dont il parle, si essentielle à la philosophie, et dans la mesure où il manie la rigueur des théories scientifiques, n’est pas la simple existence ou biographie telle qu’on pouvait la raconter dans la tradition philosophique précédente, ou même dans la tradition chrétienne des Saints (qui rend compte, bien entendu, chez Nietzsche de la centralité de la question ascétique), elle désigne plutôt à notre attention, pointe à l’horizon de notre regard, une nouvelle dimension qui, d’avoir été ainsi mise sous la lumière crue de la science, n’en demeure pas moins (vu qu’elle est plus ancienne qu’elle naturellement) beaucoup plus profonde et riche que ce que cette dernière pourra en faire voir et en dire.

D’une certaine façon, faisant de cette « vie » nouvelle – telle que dégagée par la science mais devant en même temps lui être en partie soustraite – une forme d’existence, avec tous les problèmes de santé que cela pouvait poser, Nietzsche expérimenta pour la première fois, et plus loin sans doute que tout autre, ce nouveau mode d’être pour l’homme qu’était la Vie. Existence sans finalité, issue du hasard, produit d’un combat incessant, absolument dépendante d’éléments physiques comme la terre, le climat, etc., enveloppant en elle et jusque dans ses aspects apparemment les plus personnels la longue histoire de l’espèce, vouée à la répétition, au retour des cycles, et d’autres caractères encore qu’il fut seul, sans doute, à discerner (la tendance à croître en puissance, c’est-à-dire en plasticité), il fallait sans doute que l’homme devint philosophe et plus encore peut-être prophète (Ainsi parlait Zarathoustra) pour faire face à une telle épreuve. Qui existe aujourd’hui – je ne dis pas vivre puisque cela serait le résultat et non la condition de l’expérience – à la mesure de cette toujours et encore plus nouvelle puissance qu’est la Vie ? Sinon un surhomme, c’est-à-dire celui qui a fait sienne cette force sans en être détruit et qui ainsi peut se réjouir, non pas pleinement mais uniquement et seulement, de Vivre ?

Se plaire à déplaire

En passant

Pour dire les choses de manière extrêmement schématique mais, en même temps, pour les amener dans une clarté plus vive, on pourrait dire qu’à partir du moment où, de Freud à Merleau-Ponty et d’autres, on a sexualisé de manière radicale la réalité psycho-physique de l’homme – c’est-à-dire, du point de vue d’une expérience multi-séculaire comme celle chrétienne du corps, transformer entièrement celui-ci en chair – chaque sensation, chaque perception, chaque action s’est trouvée en son fond agie et dominée par le couple plaisir-désir. On ne se tourne que vers ce que l’on désire, on ne retient que ce qui nous plaît. Il n’y a de sensibilité que sensuelle, il n’y a dans le monde de prise et même d’expérience d’une réalité possible que charnelle. Toujours chercher, donc, dans ce qui nous déplaît et que l’on décline, quel autre plaisir vient à en souffrir et quel autre vient à en jouir. Qu’est-ce qui nous plaît, ainsi, à vouloir nous déplaire ?

Onfray joue au bonhomme

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Combien Onfray peut-il dire d’âneries (pardonnez-moi chers équidés vous qui ne redoutez pas le vertige) à force de jouer les hommes de bon sens ou les phares de l’évidence ; ainsi quand il s’enorgueillit, en bon écolier de philosophie, d’avoir lu tout Sade et cela dans le but de proposer sa subversive contre-histoire de la littérature, ou quand il s’honore d’avoir lu les textes noir sur blanc à l’inverse d’un certain structuralisme, nous assure-t-il, qui lirait seulement entre les lignes ?

M. Onfray, qui semble n’avoir plus aujourd’hui que son seul et lamentable anti parisianisme comme argument premier et titre à parler, cet Onfray-là ignore-t-il vraiment ce qu’est une lecture transversale des textes, une lecture qui s’appuie toujours sur des passages effectifs disséminés, sans considération au premier abord de leur place dans un chapitre ou un livre (un bout de phrase pouvant tout à fait être rapporté, pour l’éclairer ou en être éclairé, à un chapitre entier ou un livre distinct) ? Ignore-t-il vraiment ce que nécessite la constitution d’un corpus, c’est-à-dire l’organisation de séries factuelles, d’ensembles de textes, afin d’obtenir un objet d’étude ciblé, consistant, capable de répondre au mieux aux visées précises d’une lecture déterminée ? Lui a-t-il vraiment échappé qu’une lecture que nous dirons structurale pour lui donner raison prend soin d’élaborer un plan sur lequel reposera son corpus, que sur ce plan, elle met tout d’abord tout à plat, enjambant les grandes fractures qui séparent les livres ou les œuvres, confrontant les plus grandes monuments de langage aux plus petites scories de passage, qu’un tel procédé ne consiste pas à lire entre les lignes mais plutôt à se donner un espace de lecture au sein duquel blancs et noirs pourront être d’égale appréciation si bien qu’ensuite, on pourra alors considérer d’un tout autre regard ce qui se donnait pour nul ou bien important, on pourra examiner différemment le relief – leur hauteur, leur profondeur – dans lequel les œuvres se donnaient ? Pourquoi M. Onfray qui a donc certainement tout lu du structuralisme ignore-t-il cela ? Suis-je moi dans l’erreur ? Est-ce que je m’égare ? Est-ce que mes yeux, sans que je m’en aperçoive sont toujours braqués, indéfectiblement, sur les éblouissantes lumières de Paris ? Foucault, Derrida, Deleuze, Lévi-Strauss, Barthes, Althusser, Lacan, etc., etc.

M. Onfray, pour tous ceux qui n’entendent plus rien à ce partage, qui savent très bien que la Province n’est que le nom antique d’une pays conquis, et qui ne souffrent donc pas, comme vous sans doute je le vois bien, d’être appelé à Paris tout en s’y trouvant bien mal reçu, pour tous ceux-là qui où ils vivent se trouve une capitale, que ce soit à Barbentane, à Londres ou à Paris, laissez-nous tranquille, Monsieur, et faites plutôt de la philosophie.

Oh, et puis, oh, oui j’oubliais, hasard des hasards Monsieur Onfray, Foucault n’a-t-il vraiment jamais rencontré un seul fou de sa vie, mais vraiment monsieur Onfray, pas un seul, même caché sous un masque ?