La mémoire, du moins la capacité de se remémorer, dépend étroitement de certains lieux, de certains temps. Heures matinales ou endroits reculés, la souvenance est située. Et même volontaire, surtout volontaire, il lui faudra toujours se plier à certaines conditions pour se mettre en branle. Se recueillir notamment. Car les souvenirs qui sont les nôtres – plus états d’existence dans lesquels le passé domine qu’images en attente au fond du crâne – ne sont mémorisés, en capacité d’être appelés, qu’une fois déposés quelque part. Tant de nous mémorisent en s’arrachant à eux-mêmes et en se donnant en même temps la possibilité de revenir, ou de retrouver, ce qui a été séparé ou abandonné du présent. Partout dans l’environnement qui nous est le plus familier ont été peu à peu déposés signes et objets, gestes et traces : ce sont les marques autour de nous – les clés, les restes – de notre mémoire, des bouts de souvenirs. Mues de nos corps. Alors quand il n’est plus ou pas possible de se rendre au lieu et à l’heure où cette mémoire qui nous manque pourrait nous revenir, quand elle menace de se perdre, alors, nous inventons des fictions, nous fermons les yeux ou nous les plongeons hébétés par la fenêtre et nous feignons d’être d’un autre temps et d’ailleurs. Nous faisons revenir ce que nous ne pouvons plus retrouver de nous-mêmes. Nous les accueillons en terre d’utopie.
Je dis tant de nous, et non pas tous, car il y a tant de possibilités de se forger une mémoire. Nous n’avons plus l’âge de croire aux universelles psychologies.