Pascal Quignard que j’appelle Montaigne

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Au moins ceux qui me lisent sont-ils assurés que jamais ils ne seront entraînés dans une aventure collective… Ils savent au contraire qu’ils quitteront la voie, qu’ils erreront dans les broussailles, qu’ils marcheront dans le saltus, là même où il n’y a plus de trace du moindre sentier, là où il faut d’abord se glisser en s’écorchant sous les fils de fers barbelés, tête en avant, tête basse, là où on se dévêt de tout, où on rejoint le non cultivé, le sauvage, l’étape d’avant, crue, silencieuse, nue, naissance. Là où la lecture (c’est-à-dire la contemplation) devient le plus imprévisible.

Pascal Quignard, Lettre à Dominique Rabaté, Revue Europe, 2010

La liberté

Dans le verbe grec eleusomai (aller où on veut) revivent les bêtes sauvages, en opposition aux animaux domestiques entourés de barrières, de murets, de fils de fer barbelés, de frontières.

C’est ainsi que l’étymologie du grec eleutheros (to elthein opou erâ) rejoint celle du mot français sauvage.

Le français sauvage se décompose en latin soli-vagus, qui erre en solitaire.

Qu’est-ce que la liberté ? Ce qui sonne le rappel à la sauvagerie source. Car les petits enfants étaient comme des chats. Sauvagerie dont la domestication laisse la nostalgie à tout enfant que l’obéissance involontaire au sein de la famille et que la servitude volontaire de l’éducation ont repoussé d’abord dans l’admiration, ensuite dans le dressage puéril, enfin dans la honte de l’esclavage. Telle est en latin la feritas, l’état de bête sauvage, qui a donné en français le mot fierté de la même façon que le soli-vagari des félins, des sangliers, des cerfs a donné en français le mot sauvagerie.

La liberté humaine rejoint cette déprise déjà animale des solitaires à l’égard des hordes ou des bandes.

Pascal Quignard, La barque silencieuse, 2009