On se lève !

En passant

On ne peut plus tranquille, allongé sur un bon fauteuil, la tête inclinée vers le ciel, j’écoutais le concert. Tout le monde dans le même cas. Quelques-uns se lèvent, je ne bronche pas, réjouis que ça prenne. On me dit, allez on se lève, on ne vit qu’une seule fois.

On se lève… On se lève… Non, je ne me lève pas, mademoiselle, comme si quand on essaie de penser et d’écrire, on ne le savait pas déjà qu’on ne vit qu’une seule fois, comme s’il ne fallait pas arracher tous les jours quelques heures au sommeil pour inventer d’autres vies dans une seule, comme si quand on quittait sa page griffonnée, brouillonnée, au matin, pour aller faire ce qu’on doit pour revenir le soir à sa page, on ne savait pas que ce bout de texte pourrait en rester là, inachevé, abandonné, en souffrance : feuille à peine dégrossie au lieu de cette lame qu’on voudrait assez fine pour couper même l’épaisseur des silences.

Je ne me lèverai donc pas, mademoiselle, pas même le petit doigt.

Le retour du sauvage

Mis en avant

Creative 365 Project By Michelle RobinsonJ’imagine, de toute l’étendue de mon ignorance, que les archétypes de Jung, d’une manière analogue aux complexes freudiens, prolongent, dans l’ordre de la mémoire et de la culture, la thèse darwinienne selon laquelle l’unité de type que manifestent les espèces, le plan anatomique à partir duquel les organismes semblent édifiés, trahit la morphologie primitive des ancêtres dont les vivants actuels sont les lointains descendants. Passivement conservés par le jeu d’un héritage, similaire ou analogue à celui de l’hérédité, les archétypes jungiens rassembleraient peut-être alors le témoignage immémorial de la naissance de l’espèce humaine, c’est-à-dire l’épreuve que connaît chaque petit d’homme en naissant à lui-même et aux autres, à la fois au creux et au cœur de cette identité. Et une rapide lecture semble confirmer que la théorie de Jung s’engage bien dans cette voie-là.

On pourrait donc envisager, tout aussi simplement que l’a fait la psychanalyse, l’ensemble des traits de sauvagerie – qui se laissent si facilement repérer dans l’histoire occidentale : en certains sites (forêts profondes, sommet des montagnes, îles perdues…), chez certains êtres (plantes rebelles, fauves indomptables, hommes isolés, naufragés ou cruels…), dans certains actes aussi (comme manger de la chair crue, se vêtir de rien ou de peaux de bêtes, assaillir l’objet de son désir, tailler autrui en pièces…) – comme une caractéristique originaire de l’être humain ou, du moins, pour corriger une interprétation déjà trop universalisante, uniquement de l’homme occidental. La sauvagerie alors, pourrait-on dire, appartiendrait en propre à l’Occident et qualifierait peut-être un de ses espaces fondamentaux. Il n’y aura plus ensuite qu’à écarter toute vision essentialiste de la sauvagerie en déclarant que bien loin de ressembler à une sorte de nature primitive et invariable, elle constitue au contraire un moment capital de son histoire : temps qui ne serait jamais tout à fait passé, qui fonctionnerait plutôt à la façon d’un seuil perpétuel que l’Occident aurait sans cesse à franchir, temps dans lequel il lui faudrait toujours à nouveau repasser ; principe d’une périodicité parmi d’autres de son histoire qui n’imposerait pas tant un perpétuel retour à l’origine, au point de départ de son histoire, qu’un passage récurrent au sein du même battement irrégulier entre ouverture et fermeture de l’espace et du temps : cercle dans lequel non seulement une mémoire deviendrait possible mais également son incessant renouvellement, si bien que la sauvagerie serait moins derrière nous, s’éloignant, que revenant plutôt vers nous perpétuellement (nous retournons moins dans les bois que ceux-ci ne font retour vers nous, assez régulièrement). Ainsi, la sauvagerie présente déjà, si l’on croit les hellénistes, chez les Grecs ne serait devenue fondamentale pour l’Occident (mais les Grecs étaient-ils des occidentaux ? Ne fallut-il pas attendre Rome et son empire pour qu’une telle aire culturelle et politique, une telle cosmopolitie, se mette en place ?) qu’à un certain moment de son histoire. Aurait-elle pu prendre cette place si « basique », si superficielle, dans notre culture, sol premier de nos existences, si les royaumes barbares européens autour de l’an mil n’avaient pas établis de forêts sur leurs terres ? La sauvagerie aurait-elle pris un tour si politique dans notre histoire (trait manifeste de l’émeute, critique de la civilisation, poche anti-étatique, forme de rupture du lien social etc.) si ces même rois n’avaient pas rapproché leurs palais, leur cour, de leurs réserves de chasses ?

Il n’y aurait donc rien d’étonnant, dans la mesure où nos vies sont toujours dominées (abritées, recouvertes et subjuguées) par des ensembles cosmopolitiques issus de ces anciennes formations de souveraineté, de retrouver encore aujourd’hui cet espace isolé, clos, obscur, dangereux, au sein des différentes structures de l’espace occidental. Sauf que l’archéologie et la généalogie de la sauvagerie ne peuvent être menées, comme le supposait Jung, selon les mêmes principes qui règlent la sédimentation géologique et l’hérédité biologique : l’histoire n’est pas l’évolution et le temps qui domine l’expérience de la sauvagerie est plus riche en ruptures, en actions, que l’on ne le croit.

Pour preuve le fait que depuis le XIXe siècle, nous maintenons activement ouverte cette dimension sauvage dans nos parcs naturels et autres zones protégées. Et même quelques décades avant cela, dans les jardins dits à l’anglaise, les plus riches d’entre nous se façonnaient déjà un espace de sauvagerie à proximité de leur demeure. Aussi, la sauvagerie, entendez cet espace-temps singulier qui s’ouvre parfois dans le monde et dans lequel nous repérons tout un ensemble de lieux, de temps, d’êtres et d’actes, cette dimension donc, n’est-elle pas restée ouverte d’elle-même, passivement, par le jeu d’une simple rémanence, ou insistant à la manière d’une trace. Bien sûr, on met généralement l’accent sur les menaces de disparition qui pèsent sur la sauvagerie (ses lieux et ses habitants) tout en souhaitant, dans le même temps, réduire à néant les actes qui la trahissent ou la révèlent (les fameux crimes sanguinaires qui émaillent les propos de la presse), mais c’est toujours une façon d’admettre, implicitement, à quel point demeure provisoire, voire éphémère, l’accès à cette expérience. On mesure alors, du même coup, les nombreux efforts qui s’avèrent nécessaires pour instituer dans une culture la tenue d’un tel événement. Aussi l’artificielle présence dans laquelle, depuis au moins le XIXe siècle, nous maintenons la sauvagerie au sein des territoires étatiques a sans doute conduit cette dernière à changer de position dans notre culture. Hier encore, sol originel sur lequel s’élevaient les civilisations, elle est progressivement devenu ce champ de ruines que nous maintenons debout coûte que coûte (forêts replantées, populations animales régénérées et réimplantées, sociétés humaines protégées, etc.). Sol premier peut-être encore, mais plutôt celui de la tombe, celui qui de tous temps nous aura précédés.

Ce ne serait pas tout à fait encore cela, pourtant, envisager la sauvagerie d’un point de vue de part en part historique. Car la lutte contre les facteurs qui menacent l’intégrité du phénomène sauvage (lutte contre le braconnage, la déforestation, l’urbanisation galopante, la pollution, etc.) n’est pas un acte second par lequel on maintiendrait ouvert un espace qui le serait déjà de lui-même, il est au contraire celui par lequel on le perce dans l’épaisseur du monde. Regarder la sauvagerie comme un phénomène toujours-déjà en passe de disparaître et agir en conséquence n’est pas le fruit d’un constat objectif, ni même l’expression d’une angoisse collective, c’est la temporalité même dans laquelle la sauvagerie s’est fait jour dans notre histoire, histoire qui la voue d’emblée au crépuscule, au retrait, à l’effacement lent ou imminent. Espace isolé, espace nu, espace de violence, espace labyrinthique aussi, la sauvagerie se déploie dans cette temporalité singulière qui la met constamment au bord de la disparition. Dès l’afforestation des bois mérovingiens, aux peuples modernes s’éteignant un à un sur la planète, en passant, par exemple, par la corruption qui ne manquait pas d’affecter les populations abordées par les Européens – thème récurrent des Lumières –, l’histoire de la sauvagerie n’a cessé de s’écrire dans le sens de sa nuit prochaine. La perception des êtres sauvages est irrémédiablement tournée vers leur fuite. D’autres efforts sont et seront nécessaires pour en voir et en décrire d’autres aspects (à commencer par ce tableau qui demeure en attente d’un regard plus poussé)

Aussi le retour du sauvage que l’on proclame aujourd’hui ne fera probablement pas date s’il est seulement l’annonce d’un arrêt, d’un suspens momentané, ou même du contrebalancement de ce lent et long crépuscule dans lequel s’est fait jour l’espace sauvage. Il me semble qu’aujourd’hui, pourtant, d’autres tendances, d’autres manifestations sauvages, plus discrètes sans doute, apparaissent néanmoins, modifiant ainsi notre expérience. Car si, depuis une bonne vingtaine d’années déjà, quelque chose de la sauvagerie fait retour en Occident, c’est surtout cette « révélation » de son caractère proprement occidental. L’anthropologie en a fini, provisoirement du moins, avec son exotisme, son altérité lointaine et mystérieuse, voire insondable. Le sauvage est maintenant rapatrié vers sa terre d’origine (bien qu’il ait essaimé sur toute la planète au gré des colonisations) et reçu désormais comme une des dimensions les plus singulières de son espace natal. Pendant des siècles, où qu’il se soit trouvé sur le globe, la sauvagerie fut une des voies les plus usitées pour percevoir le monde chez l’homme occidental, c’est maintenant lui-même qui s’ignore ou se contemple à travers ce qui est devenu pour lui un singulier miroir. La sauvagerie définit un espace proprement occidental.

L’indissociable

En passant

L’indivisible du social n’est pas l’individu mais l’indissociable, tous les rapports qui nous paraissent indestructibles quoiqu’il arrive dans l’histoire : la relation d’une mère à son enfant, l’existence de riches et de pauvres, la domination des gouvernants sur les gouvernés. La sociologie montre la fragilité, l’instabilité, de ces liens. Mais elle confond le plus souvent les parties (les relations particulières qui composent une société) avec les éléments (une société n’existe qu’au travers d’une population d’individus qu’elle rassemble et distribue à sa manière). Résoudre une société à ses individus, c’est passer du niveau social en deçà même du niveau démographique. C’est passer dans la fiction, celle pour laquelle chaque homme devient une cellule indépendante et autarcique, maître d’elle-même et sûre de ses biens, jusqu’à ce qu’un jour quelques-unes se rencontrent et paraissent l’une pour l’autre de simples moyens. C’est ce rêve qui ne date pas d’hier – établir un état de nature en état de fait parmi les hommes – que poursuit la science économique. C’est le cœur de sa raison. L’association comme instrument, comme technique.