Il se trouve qu’une circonstance biographique assez répandue me place à distance du savoir que l’on m’a enseigné, c’est-à-dire la sociologie, et ceci aussi bien du point de vue de sa validité, de son utilité que de son activité – je ne suis pas sociologue d’un point de vue statutaire même si j’interroge mes contemporains sur un mode approchant, et que je tends à éclaircir, voire éclairer, cette pratique. Mais je suis également à distance de l’univers social dans lequel cette discipline de la pensée est, non pas exercée bien sûr, ni même reconnue ou valorisée, mais tout simplement inconnue et vide de sens. La mobilité sociale qui m’a fait accéder, comme tant d’autres, à l’université m’a coupé du même coup de l’expérience territoriale, familiale, scolaire, etc., qui aurait pu donner sens à ces enseignements. Si bien qu’en retour ces études restèrent longtemps, à mes yeux, quelque chose de purement intellectuel. Une manière de raisonner le monde plus qu’une façon de l’expérimenter. Il me fallut donc des années pour assimiler ce qui venait de se passer en moi et faire de ce savoir une ressource vitale, c’est-à-dire une pratique suffisamment signifiante et importante au quotidien pour conduire de larges aspects de ma vie. Je vivais désormais pleinement dans l’espace social. Je venais d’accéder, dans mon expérience concrète des autres et de moi, à la dimension sociale de l’existence humaine à laquelle la sociologie se réfère mais pour laquelle elle échoue à faire valider pleinement l’existence.
C’est sans doute en raison de cet accès compliqué à la sociologie, d’une singularité pourtant toute ordinaire, que je porte un œil assez critique sur les différentes histoires qui ont été faites de cette discipline. Toutes, il me semble, supposent d’emblée ce dont pourtant elles cherchent, bon gré mal gré, à saisir la naissance : la société. Pour ceux-là, la sociologie est tout au plus réflexive, fille d’une conscience qui d’un coup verrait se révéler à elle-même, ce qui déjà habitait les hommes. La sociologie serait l’avènement d’une vérité. D’où les retards que l’on ne cesse pas d’expliquer pour qu’elle prenne enfin la figure d’une science heureuse mais sévère. D’où, a contrario, le fait que ceux qui ne prennent pas la société comme une donnée préalable font une genèse seulement conceptuelle de la sociologie et de son objet. Si la société n’est pas une réalité substantielle dont une époque prendrait soudain conscience, elle est une idée reprise à une longue tradition qu’une science nouvelle viendrait seulement relancer. Dans cette optique, la société, en tant qu’objet, précède son concept sociologique, tandis qu’en tant qu’idée elle fonde la science qui la prend pour objet. Bref, on tourne généralement en rond, et si l’on apprend des choses intéressantes dans ce genre d’analyses, on ne comprend que rarement comment et pourquoi la façon dont les hommes se rapportent les uns et les autres à un moment donné de l’histoire a pu donner lieu à une vérité d’ordre épistémique et de quelle manière celle-ci se réfère directement à son objet.
Mais, il existe bien pourtant, des analyses plus subtiles qui font état d’un certain dimorphisme entre la sociologie et l’ensemble des dimensions hétérogènes où elle découpe son domaine. Il y a peut-être d’autres chercheurs qui ont suivi la même veine un peu partout dans le monde, il y a eu en France Jacques Donzelot. Il a en effet essayé de montrer que loin d’être une simple donnée anthropologique immémoriale ou un concept tout nouveau (les deux considérations habituelles qui se trouvent chacune à l’un des bords de ce qui serait une véritable histoire, c’est-à-dire un tableau ordonné de transformations), la sociologie, en tant que pratique, type de regard et façon de causer, est lié à la formation d’un nouvel espace historique que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de Social. Toute une transformation dans les pratiques d’assistance et de charité, dans les rapports de l’État et de l’Église, dans l’institutionnalisation des relations entre riches et pauvres, donnant à lieu à une certaine polarisation du champ politique, notamment autour de cette communauté possible qu’on appelait au XIXe siècle la République, va mettre en place une nouvelle expérience de l’association humaine. Le Social n’est pas une idée, ni un attribut de l’homme (d’autres espèces vivantes connaissent cette forme d’adaptation) mais un champ d’intervention plus ou moins coordonné et ouvert autour de phénomènes d’ordre économique, juridique, politique, théologique, philosophique, etc. S’il y a pu avoir une sociologie de toutes ces dimensions, c’est pour cette raison toute simple, qu’en définitive, elle en procède (mais tout autrement que sous la forme d’une réflexion ou d’une filiation d’idées). C’est donc alors entre le plan où ses différents objets sont donnés (crime, suicide, pauvreté, alcoolisme, etc.), le social, et le plan où ses concepts se formulent, théorie de la société, que des décalages peuvent se présenter et rendre problématiques la possibilité pour la sociologie d’être une science.
Ces considérations posées, on peut donc essayer de saisir quelles sont les formes nouvelles d’association entre les hommes qui se font jour dans le social (d’autres tentatives ont déjà été faites en ce sens, notamment autour du concept de fraternité, de solidarité, de nationalité) ainsi que les transformations qui ont été nécessaires pour que les théories et les pratiques de la société plus anciennes (les théories du droit naturel notamment, celles aussi supposant l’existence d’une société naturelle qu’on trouve aussi bien chez certains utopistes que chez certains libéraux) débouchent sur une sociologie. Ceci fait, cet inventaire raisonné achevé, il restera néanmoins à comprendre le rapport qui a pu se nouer entre cette expérience et la pensée qui s’y engouffre, l’aménage, la prolonge, etc. Il me paraît possible, en effet, qu’une certaine pratique de l’association et de la dissociation – muette d’une certaine façon mais très bavarde de l’autre bien que dans un langage méconnaissable – ait pu se développer dans le dernier tiers du XVIIIe siècle en Europe au niveau des sociétés secrètes, des clubs politiques, des formes d’entraides, des communes, etc., pratique qui aurait ainsi donné lieu à cette étrange recherche d’une vérité naturelle du social donnée dans le langage d’une science.