Reaction in G

Money

Money #2

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Dans ces toutes petites analyses sans prétention on essaie de situer la place de l’économie, du succès, de l’argent rêvé ou gagné dans la vie du rock’n’roll. Et on demande à la musique elle-même de répondre, à tous les niveaux où elle peut, ou accepte de le faire (des paroles aux choix de setlists pour les concerts) pour enfin sortir de l’impasse que trop souvent on nous propose d’emprunter – dans l’histoire du rock comme au milieu de tant d’autres : le superbe récit de Peter Guralnick, Sweet Soul Music, sur la soul sudiste, en porte la preuve, ne pouvant concilier ensemble marketing et révolte.

Dead end. Alors, à quoi elle ressemble ?

L’impasse est une fourche, allez comprendre.

Soit, en effet, on nous dit que le commerce et l’industrie viennent nuire à cet art, mineur ou majeur peu importe, que représente la musique et on ne cessera de montrer, alors, avec tous les accents d’indignation que l’on voudra, le rôle négatif et corrupteur que l’argent y joue ; soit, on établira que le rock ou la soul, ou le rap, ou que sais-je encore sont d’emblée et de part en part des musiques commerciales et pour en conclure aussitôt qu’elles ne proposent aucune qualité esthétique qui soit véritablement digne d’attention : simple divertissement obscurantiste des masses. C’est à sortir de ce trou à rat qu’on s’emploie ici, en compagnie de Pink Floyd, qui a vraiment de quoi nous faire réfléchir. Mais ce serait pas mal une autre fois, et sûrement des bribes existent déjà dispersés sur la toile, d’examiner de près la série Vinyl de Jagger et de Scorcese, même si la première saison était loin d’être palpitante et que, finalement, il n’y en aura pas de deuxième, car, peut-être qu’en posant le problème du fric dans le rock du point de vue même d’une maison de disques, du plein de cœur de l’industrie lourde, essayaient-ils eux aussi, les vieux briscards de l’entertainment de poser autrement toutes ces foutues questions.

Reaction in G, 1967

Pink Floyd 1966

The Pink Floyd se forme en 1966 et se fait connaître d’un public d’auditeurs en 1967 avec plusieurs singles : Arnold Layne, Candy and A currant Bun, See Emily Play, etc. Mais sur scène, depuis le début, ce ne sont qu’improvisations, ou presque, autour de blues et de rhythm’n’blues, ce qui attire la foule des branchés londoniens. Sans doute étaient-ce à peu près les mêmes, durant cette année du moins, qui les voyaient en club et les écoutaient, sur disque ou sur les ondes. Pink Floyd, comme la majeure partie de la scène rock de Londres, transita donc par le blues, et jouait son King Bee de Slim Harpo, comme les Stones, depuis 1965. Et puis, comme l’on sait, le nom même du groupe est composé de patronymes de bluesmen, Pink Anderson et Floyd Council – humour génial que celui de Michele Mari quand il fait dialoguer ces deux hommes dans Pink Floyd en rougeson incroyable roman. De cette scène initiale, difficile de dire si la musique du groupe en sortira tout à fait, mais à l’image de ce nom farfelu et flamboyant que l’on affiche encore sur les T-shirt et sur les posters, elle continuera d’en choisir les termes, de les combiner, de les recomposer de multiples manières. Si bien qu’une fois Barrett parti, entré pour de bon dans la légende que d’autres écriront pour lui, la guitare de Gilmour fera encore entendre du blues durant les concerts : nombreux seront les spectacles qui débuteront et finiront ainsi, sur ces longs impromptus soutenus, suspendus, et tenus en haleine par l’orgue de Wright. La tournée où Waters cracha dans le public, Gilmour, comme à son habitude, jouait ce genre de morceau, seul, pour calmer la foule en fin de concert. Mais cette fois-ci, à Montreal, elle était si agitée qu’il quitta le plateau précipitamment, passablement énervé. La musique comme plainte, colère et consolation, pour le Floyd, demeurera toujours un seuil absolu donnant sur la scène : ouvrant et fermant le spectacle au public. Sauf en cette année 77, où le blues, semble-t-il, n’était plus capable de préparer la foule à leur propre musique : la rage avec lequel ils le jouaient, aux premiers temps du Floyd, avait gagné la masse de spectateurs qu’ils attiraient désormais à leurs concerts. Pink se tenait face à Punk. Ainsi, quand les membres du groupe diront, lors de différents interviews, que leur nouveau public, acquis depuis Dark Side, venait beaucoup plus les voir que les écouter, et braillaient ainsi tout du long, il faudra entendre à quel point le statut de leur musique avait changé pour eux, car ils oubliaient alors qu’il en était ainsi, mais sans doute autrement, au début même de leur carrière. L’auditoire, non, n’avait pas cédé la place aux spectateurs, seulement pris d’autres rapports.

Jouant et répétant dans les salles d’hôtels, le groupe, par manque de répertoire et alors qu’ils sont généralement engagés pour deux heures, allongent les morceaux selon différentes formules, dont une facilement audible dans quelques titres célèbres : montée progressive de la puissance sonore, accélération hésitante du rythme, explosion marquée au sein d’un élément quelconque (parole, gong), puis descente symétrique mais beaucoup plus rapide, beaucoup plus violente. Ce seront Careful with that Axe EugeneOne of these Days et le doublet Empty Spaces/Young Lust dans The Wall. Or, le succès venant, on oblige le groupe à jouer en play-back lors des passages télévision ; on lui demande toujours les mêmes chansons durant les concerts. Et à juste titre, d’une certaine façon, puisque le groupe n’a laissé sur son premier album, The Piper at the Gates of Dawn, sorti en 1967, qu’une seule trace de leurs exploits en concert : Interstellar Overdrive. Alors Syd Barrett, leader et guitariste du groupe, parolier et compositeur, luttant contre la pression grandissante qui s’abat sur lui, continue de lancer des improvisations sur la scène. Reaction in G est l’une de ces improvisations, répétée, relancée, sous la lumière « métamorphosante » des projecteurs. Un riff, on décolle. C’est une des voies qu’utilisera le Floyd pour éviter de trop se livrer au jeu commercial, pour faire face aux cris du public qui vous réclame de toujours jouer la même chose : réagir sur un ton différent qu’on indique d’un chiffre, d’une note, que seules des oreilles musicales reconnaissent et dans lequel on puisse s’entendre, se trouver, sur la scène. Accord resserré, minimal. Aussi, comme tant d’autres groupes avant eux, Pink Floyd cessera peu à peu de sortir des singles – même si l’échec de Point Me At the Sky, en 1968, accusé de plagier le Lucy in The Skies des Beatles, aura tout son poids dans cette décision temporaire. L’exploration du grand format, usant de pièces musicales aux durées du plus en plus longues, de plus en plus intégrées, sera donc ouverte.

Des quelques versions que l’on possède de Reaction in G, au mauvais son d’enregistrements faits en concert, il en résulte un magma sonore duquel il ne faut surtout pas vouloir les extraire. Certes les émanations orientalistes de l’orgue de Wright (celles que ses amis du Floyd ne cessaient de railler) et le jeu mélodique obstiné de Waters à la basse se découpent clairement dans l’ambiance assourdie que Mason tapisse pourtant de ses lourdes butées ; mais le Rock émerge, les historiens nous l’attestent, d’un ampli crevé ramené en studio, et dont le défaut simulait en cabine le bruit sale des concerts. Alors pourquoi vouloir distinguer les riffs de guitare somnambules, obsessionnels, de Barrett et les effets aussi calamiteux qu’ordinaires de la prise de son ? La distorsion fut d’emblée l’accident qui remplit de bruit et d’excès le clair interstice qui séparait pourtant scène et studio, l’un rejouant l’autre le temps d’un orage, l’accomplissant au mieux ou le mettant en défaut. Or sur scène, durant ces tempêtes musicales, Barrett retrempait sa guitare dans le plasma sonore d’où elle était sortie et qui lui venait encore, du bout des doigts jusqu’au fond du cerveau. Et si un titre connu pouvait être ainsi réclamé en concert, appelé à se reproduire comme l’autorisait le disque (mais de façon moins fastidieuse), la scène devait, du moins aux premiers temps du Floyd, toujours maintenir un jeu dans la manière dont elle reprenait le travail du studio, soit le rejouant ou l’anticipant, soit même le déjouant afin que la performance échoue à trouver le grain de cette chose parfaite, pure et identique à elle-même, dont on fait une œuvre. Barrett inscrira cet échec dans l’aventure du Floyd, cette défection qui fera de leurs concerts – tant que l’ombre de Syd bougera encore – des événements aussi marquants, sinon plus, que la sortie et l’écoute de leurs disques. Aussi Nick Mason, dans un des interviews qui annonça la sortie des coffrets Experience et Immersion, peut bien nous promettre que lui et ses comparses sortiront un jour ces bandes – ou d’autres – enfin nettoyées, elles n’effaceront pas la joyeuse, déchirante, confusion électrique qui baigne encore aujourd’hui ce morceau : elles ne feront que frustrer le désir d’avoir baigné nous aussi, avec eux, dans ce bouillonnant climat sonore – le disque live nous enlevant un peu plus désormais de cet air initial.

Mais écouter un concert d’un groupe qui n’existe plus, à une époque où nous-mêmes nous ne pouvions pas être là, cela ne vaut-il pas d’attendre et de dépenser encore quelque argent ?