Dans un livre publié en 2003, intitulé La République Coloniale, co-signé par la politiste F. Vergès et deux historiens P. Blanchard et N. Bancel, on apprend que les populations dont les territoires avaient été conquis et colonisés par la République française étaient soumises à un régime d’exception qui les privait, c’est le moins que l’on puisse dire, des droits et statuts de la plupart des habitants de la métropole. La géographie de la France était parcourue d’une ligne sinueuse, même accidentée, le long de laquelle se répartissaient des ordres politiques distincts.
Ce régime d’exception n’était pas fondé sur un danger menaçant le salut du peuple, comme cela pouvait être le cas dans la République romaine dont la France se veut toujours l’héritière, situation qui permettait à l’assemblée qui gouvernait de désigner provisoirement un dictateur pour qu’il puisse, tous les pouvoirs en mains, écarter la menace. S’il existait des peuples menacés en lien avec l’État français, c’était bien sûr, malgré des années de luttes acharnées et souvent oubliées, ces populations que ses manœuvres militaires avaient privées des terres qu’elles peuplaient comme elles l’entendaient, sous le joug d’un autre ou sous leur propre loi.
Mais ce régime ne s’appuyait pas non plus sur une situation d’urgence mais au contraire sur une difficulté, un problème, dont la résolution, le contournement ne paraissait possible qu’au terme d’un long processus au cours indéfini. Cette difficulté, c’était la différence, disons ethno-raciale, que le colon percevait d’un regard, mais au bout de son nez, chez le colonisé ; différence qui, dans le meilleur cas, devait disparaître une fois que ces peuples sauvages auraient fini de se métamorphoser en bons et vrais français ou, autre possibilité, une fois ces barbares, aidés et guidés par la France, en capacité d’ériger une civilisation propre qui deviendrait alors plus ou moins égale en dignité à celle de la mère patrie. Le régime d’exception que connaissaient les colonisés était ainsi inscrit dans le temps long de l’assimilation ou celui de la coexistence comme on disait alors.
Or, depuis une vingtaine d’années, peut-être une trentaine, on assiste à un phénomène nouveau dans les pays occidentaux, France, Grande-Bretagne et États-Unis en tête, le recours de plus en plus fréquent des gouvernements à des mesures d’exception. Le phénomène est maintenant assez documenté, on en connaît les raisons, du moins les menaces visés par ces pratiques : c’est le terrorisme avec le Patriot Act aux États-Unis ou le Plan Vigipirate en France ; c’est la contestation sociale avec la répression en France au moment des luttes contre la Loi Travail ou au moment des Gilets Jaunes ; c’est, bien sûr, la gestion de la situation de pandémie actuelle qui multiplie et empile les dispositions d’exception. Alors, devant ces deux phénomènes, d’époques apparemment différentes, je me demande s’il existe un lien. Pas véritablement pour dire que l’histoire se répète ou qu’elle se prolonge souterrainement, l’État d’exception a bien d’autres ascendances qui font qu’il serait faux de n’y voir qu’une résurgence de la République coloniale. Il n’empêche, ce rapprochement fait penser et impose ses questions : est-ce que nous n’avons pas à craindre, aujourd’hui ou demain, la venue, le reflux, l’extension, de ce qui existait dans les colonies, à savoir une République sans démocratie ?