Vivre en société

La sociologie pourrait acquérir, je ne dis pas une scientificité certaine, mais une rigueur nouvelle en acceptant de prendre à bras le corps ce que depuis l’après guerre, en France du moins, elle s’est résolument entendue à écarter : l’être biologique de l’homme. En effet la scientificité que cette discipline essaie d’établir depuis maintenant plus d’un siècle est liée de manière si étroite au champ de la biologie que chaque moment décisif dans sa propre histoire semble dériver d’une nouvelle disposition des sciences du vivant vis-à-vis d’elle-même. Ce rapport de proximité, mobile mais constant, on le trouve bien sûr au plus simple du vocabulaire employé dans les enquêtes de terrain, qui regorgent de références, même minimales, aux dimensions du vivant : besoin, fonction, milieu, génération, hérédité, organisation, etc. Mais il se manifeste également au sein de ces textes – que l’on trouve aussi bien au sein d’études de sociologie et de psychologie qu’au milieu de ces ouvrages au statut plus incertain qui ont précédé la spécialisation en disciplines académiques – qui tentent de fonder l’existence sociale de l’homme sur sa réalité d’être vivant. Depuis le XIXe siècle, on voit régulièrement érigé le même style d’attitude prise à l’égard de cet homme singulier qui est l’homme vivant en groupe, à plusieurs, en nombre, en tout cas dans la présence proche ou lointaine de ses semblables : un ensemble de très étranges gestes, à vrai dire, que l’on dira de compassion, de sympathie, ou d’humanité, pour un homme qui, tout en passant pour l’Homme en général, offre malgré tout un visage insolite quoiqu’encore bien mystérieux. Au milieu du XXe siècle, les hommages de Lévi-Strauss à Rousseau témoigneront encore de l’importance de cette attitude : ne verra-t-il pas dans les conjectures du philosophe sur la pitié qui anime l’homme sauvage pour chaque être vivant un des fondements de l’anthropologie et des sciences humaines ? Signe tardif, mais significatif encore, de l’événement qui s’est probablement produit entre la fin du XVIIIe siècle et le début du siècle suivant, quand l’on se mit à chercher les raisons de la société humaine, le fait même que les hommes se rassemblent et vivent ensemble – ne serait-ce que pour se tenir à distance –, et ce d’une nouvelle manière. Car on n’envisageait plus désormais, du moins plus seulement, l’association entre les hommes sous la forme d’un contrat ou d’une attraction naturelle ; on ne la déduisait plus d’une volonté animée par la crainte ou l’espoir ou même par le plaisir pris au contact des autres, on préférait la fonder à présent sur une faiblesse native ou naturelle de l’homme, une imperfection située quelque part entre entre organisme et espèce.

Ce phénomène, dont les effets se font sentir partout dans la philosophie du siècle, est à mettre au compte d’une transformation de l’expérience religieuse de l’homme occidental. En effet, l’homme devenu pleinement vivant, l’homme ayant en quelque sorte perdu à jamais la possibilité de trouver dignité et salut en ce Dieu qui n’est plus son créateur, se voit déchu de la parfaite éternité qui lui était promise jusque-là, à l’issue d’une vie de pénitence. Car vivre c’est souffrir, comme cela fut le cas durant tout l’Âge classique, le caractère de l’être vivant – la sensibilité – étant comprise comme passion : sentir signifiait pâtir. Aussi, n’ayant plus rien de divin en lui, ne restait plus à l’homme que l’image déchue de lui-même, l’image d’un être radicalement imparfait que le dégoût de Nietzsche immortalisa d’une formule : Humain, trop humain. L’homme se regardant de face pour la première fois, sans le miroir amoureux et glorieux que Dieu lui renvoyait de lui-même, ne vit que cet être inachevé, difforme, malade, souffrant, que l’Église lui avait toujours promis de transfigurer. C’est cet homme privé de Dieu et de son image, créature encore mais abandonnée, reniée par son créateur – dont Frankenstein de Shelley est la parabole – qui va devoir rendre compte des liens durables qui existent entre les vivants humains. Et ce de plusieurs manières :

  1. Traversé de désirs sans bornes, voué à une insatisfaction radicale en raison de la démesure qui existe entre sa pensée et son corps – ce qu’elle est capable de se représenter comme désirable, ce qu’il est capable de réaliser par ses propres moyens –, cet homme difforme ne peut trouver la force qui lui est nécessaire pour parvenir même à ses fins les plus naturelles sans l’appui d’autres hommes. Loin de pouvoir s’auto-suffire, l’organisme individuel est au contraire grevé d’une irrémédiable faiblesse : son désir passe ses forces. Ce sera le cœur de la théorie de l’anomal chez Durkheim, ce décrochage entre l’infinité du désir et les normes sociales qui ne le bornent plus en lui donnant un objet atteignable. Aussi, les autres ne sont plus des moyens pour arriver à des fins personnelles, médiation qui elle aussi suppose que les fins passent les forces de l’individu, ils deviennent des soutiens obligés, des appuis nécessaires. Autrui est l’indispensable complément de la moindre action. Si bien que les capacités de l’Homme ne doivent pas être examinées à l’échelle de chaque individu, pris en particulier, mais au niveau de l’espèce organisée, second niveau d’intégration décrivant la manière dont les organismes individuels se rapportent les uns aux autres en ajoutant leurs forces. À la limite, il faudrait dire qu’il n’y a d’humanité véritable, pour les tenants d’un tel organicisme, que celle de l’Espèce, et seuls les individus qui rassemblent leurs maigres forces parviennent à donner l’image qui revient à celle-ci, la dignité qu’elle s’accorde, en méritant le nom d’hommes. On voit ainsi se dessiner l’échelle des niveaux d’organisation sociale que la sociologie va longtemps utiliser pour la répartition et le cumul de ses données et l’énoncé de ses résultats.
  2. Être incomplet, entaché d’une radicale faiblesse, l’homme ou plutôt l’organisme humain l’est encore d’une autre manière. Tout au long du ΧΙΧe siècle, on voit ainsi répétée l’affirmation selon laquelle il naît dans le besoin, la détresse ; qu’il est le mammifère qui demande la plus longue phase de maturation, qu’il possède moins de réflexes, de dispositions innées que bien d’autres espèces, que son évolution le conduit à la perte de plus en plus grande de ses instincts. Bref, ces différents thèmes convergents soulignent, par cet inachèvement inné, la radicale dépendance dans laquelle se trouve l’être humain pour atteindre sa forme définitive d’individu, d’être complet. Encore une fois, la présence ou du moins l’action d’autrui s’avère nécessaire pour que l’organisme humain s’accomplisse. On reconnaît là l’inflexion d’une thématique venue de l’Âge classique, celle des enfants sauvages, des enfants élevés par d’autres animaux que l’homme ; thématique qui a donné lieu à de nombreuses discussions autour de la nécessité, justement, de la présence humaine et de ses effets dans l’épanouissement ou le perfectionnement d’un de ses membres. L’homme, pour être tel qu’il doit être, pour devenir l’individu que la nature lui commande d’être, suppose de rentrer sous la dépendance complète de ses parents, de ses éducateurs. Ainsi non seulement le petit d’homme, abandonné à ses seules forces, ne peut que périr dans la nature, mais il ne peut trouver également seul le chemin de son humanité. L’homme, à sa naissance, n’est jamais et pleinement l’homme qu’il est en mesure d’être. Aussi le chemin de l’enfance à l’âge adulte ne suit pas la courbe d’un simple développement : il n’équivaut pas à une maturation qui s’orienterait d’elle-même mais exige au contraire la direction, la droiture, la stature d’autrui pour que l’homme s’élève à l’Homme. Ce ne sont plus, donc, des hommes qui ajoutent leurs maigres forces pour atteindre une certaine grandeur, c’est l’homme presque nul qui exige à ses côtés une grandeur, colossale, presque démesurée, pour trouver ne serait-ce qu’une petitesse d’homme.
  3. Trop timoré pour donner corps à une volonté, trop faible pour tenir droit tout seul, l’homme est également cet animal qui est le moins armé pour survivre au monde auquel il est voué. D’une faiblesse exemplaire (qui tient à son extrême sensibilité, à la dominance, dans son comportement, des passions sur la raison) il ne peut se protéger des dangers d’être en vie si ce n’est grâce à l’aide d’autres hommes aussi faibles que lui. Or, ces derniers retournant cette condition qui les accable, qui diminue leurs forces, font de cette souffrance qui les ébranle – plus que d’autres êtres –, une compassion active, un moyen de se protéger les uns les autres. Et dans cette aide réciproque, ce secours octroyé à chacun à la vue d’un danger, d’une menace, les hommes deviennent capables, ensembles, d’affronter la vie et tout les risques qu’elle représente. L’Espèce qui, jusque-là, installait en chaque individu, au moyen des instincts, tout ce qui était nécessaire à sa conservation, n’est même plus à même d’assumer son rôle naturel vis-à-vis de ses membres. La vie, pour le moindre individu, est plus qu’un encombrement et moins qu’une malédiction, plutôt une farce malheureuse, une blague ridicule, contre laquelle chacun ne trouve réconfort qu’auprès d’autres que soi, histoire d’en rire, un peu, après en avoir surtout pleuré. Fabuleux spectacle que celui d’êtres qui se rapprochent en raison même de leurs hideuses faiblesses, et qui trouvent, dans cette vision multipliée, la force de survivre à ce dont ils ne sortiront jamais. Seulement ne le font-ils que de façon parcimonieuse, en ne se regroupant toujours qu’à quelques-uns, laissant les autres exposés seuls, quand ils n’en sacrifient pas eux-mêmes. Tant d’hommes, aux XIXe et XXe siècles seront soumis à l’épreuve de la vie, à l’étalon de l’espèce, qui paraîtront alors dégénérés, arriérés, décadents et cela, non en vertu d’une contingence historique, mais d’une disposition singulière et globale des groupements humains. Des hommes qui, de ne pouvoir se protéger, seront exclus des droits et devoirs de l’espèce et deviennent alors des sous-hommes.

 Sans doute trouverait-on d’autres preuves encore en faveur de cet argument qui voit dans la finitude humaine le fondement de toute société, c’est-à-dire de tout rapport durable, entre les hommes, mais ces raisons permettent déjà de remarquer plusieurs choses.

Premièrement, on s’aperçoit que la socialité, c’est-à-dire la forme spécifiquement humaine de sociétén’est pas seulement fondée, établie sur des caractéristiques spécifiques de l’homme, il semble aussi, qu’à l’inverse, ce soient les différents liens qui rapportent les individus entre eux – sous la forme de relations de soutien, d’aide, de protection, de secours, d’élévation, etc. – qui tirent les organismes humains, les individus incomplets, au niveau même des finalités et des caractéristiques de leur espèce. Comment l’homme pourrait-il, ne serait-ce que tenir son rang d’espèce supérieure, ou du moins atteindre à la dignité que son espèce lui confère, s’il n’y avait d’autres hommes pour lui donner la possibilité de réaliser les grandes choses pour lesquelles il est vénéré ? Comment aussi les hommes parviendraient-ils à se reproduire s’il n’y avait d’autres hommes pour les mener à la maturité nécessaire ? Et surtout, comment l’espèce humaine aurait subsisté si la vie n’avait été confiée qu’aux seuls organismes débiles qui la composent ? Elle périrait s’ils ne s’unissaient pas en sociétés capables de pallier aux faiblesses de chacun, si celles-ci en retour n’étaient pas là pour protéger mais aussi exposer une partie de ses membres. On voit ainsi comment la vie, tout en rendant possible et nécessaire la société des hommes, l’appelle également comme une condition même leur existence. Ainsi, alors que de nombreuses autres espèces connaissent également des phénomènes d’associations comparables à ceux des hommes, l’espèce humaine apparaît comme la seule pour laquelle la société fait partie intégrale de ses conditions d’existence. L’humanité n’est pas seulement une espèce qui rassemblerait sous l’œil du naturaliste un ensemble d’individus semblables de corps et de capacités, elle est aussi le milieu nécessaire dans lequel existe chaque individu. La présence, qu’elle soit proche ou lointaine, donnée en personne ou par la médiation d’un objet, d’un organisme humain à un autre est la condition même de l’individualité humaine. Dit d’une autre manière, c’est la société, en tant que fonction intrinsèque de l’espèce qui rend possible le maintien d’une variabilité humaine, c’est-à-dire l’existence d’individus différents – manière de rappeler à quel point il est absurde d’isoler ou d’opposer individualité et collectivité, ou de répartir les sociologies selon qu’elles sont, comme l’on dit, holistes ou individualistes, alors que le moindre des énoncés théoriques sur la socialité humaine qui parcourent les ouvrages des sciences humaines depuis le ΧΙΧe siècle montrent, à l’envi, que ces deux dimensions sont toujours pensées en corrélation permanente. Mais qui parmi nos chers sociologues peut-il encore prétendre à cette finesse de vue, eux qui croient, malheureusement dans leur grande majorité, qu’ils seront pris plus au sérieux en maniant les plus grandes généralités qu’ils puissent entendre et comprendre, c’est-à-dire peu si on juge de la grande masse de travaux qui s’accumulent et que démographes, statisticiens ou ethnographes mèneraient aussi bien qu’eux ne le font.

Deuxièmement, on s’aperçoit également que cette justification de l’existence en collectivité, tout en niant la possibilité et même la légitimité d’une vie solitaire, d’une vie à l’écart de la grande majorité des autres hommes, s’appuie sur les mêmes valeurs qui seront à l’œuvre dans les politiques, justement dites sociales, au XIXe siècle. Des formes d’assistance étatisée à la charité libérale, des caisses de secours illégales des ouvriers jusqu’au nouveau régime de propriété publique analysée par Castel – supposant l’existence d’une solidarité comme forme première du lien social entre les hommes –, on voit que l’objet même de la sociologie, cet homme doté d’une individualité imparfaite qui l’oblige à vivre avec d’autres hommes, constitue la cible de nombreux dispositifs de pouvoir appartenant au champ social. On pourrait dire finalement que le terrain même sur lequel s’élabore l’ensemble des objets sociologiques, l’espace premier dans lequel il sont prélevés, dérive de ce champ social.

Troisièmement, on remarque également que la possibilité de penser la vie en société en tant que telle ne se fait pas directement mais suppose une anthropologie comme condition intermédiaire. C’est en effet cette conception d’une finitude humaine fondamentale qui rapporte l’une à l’autre Vie et Société. L’homme est bien d’un côté un être vivant et de l’autre un être social, puisque l’espèce n’existe que sous forme de collectivité, mais il n’est possible d’articuler l’une à l’autre de ces thèses qu’en supposant cette imperfection, cette incomplétude de l’individualité humaine qui fait que la société n’est pas seulement un cadre de vie extérieur mais une condition même de cette vie. Ce n’est pas dans une caractéristique positive de l’organisme humain, par exemple une sympathie pour autrui ou une attirance sexuelle, mais dans son défaut, dans sa négativité propre, le fait qu’il ne puisse pas subsister par lui-même, qu’il faut comprendre pourquoi l’homme n’est vivant qu’en vivant en société. Et c’est probablement cette anthropologie qui tout en rapportant l’une à l’autre sociologie et biologie les empêchait en même temps de se confronter directement autour de cette question des formes et des conditions d’émergence des sociétés humaines. Au lieu de cela, on ne compte pas les tentatives de biologistes qui dérivent les sociétés humaines de quelque propriété singulière de l’espèce (la mal dite faculté de conscience bien souvent) ou des formes d’association d’espèces voisines dans le labyrinthe de l’évolution.

Une réflexion sur « Vivre en société »

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