Il fallait partir, il était l’heure.
Comme tous les soirs, n’avait pas vu la soirée passer, ni même venir, plongé dans l’obscurité chaude de la bibliothèque centrale : ici, à l’autre bout de la ville, à l’opposé de l’endroit où je reposais mes os chaque jour. Chaque nuit qui après être venue sans rien dire ne voulait pas partir, chaque nuit qui, si ce n’était l’obscurité presque partout, serait le jour.
Ici, la nuit régnait de bout en bout, n’avait jamais à reprendre quoique ce soit au jour, pouvait cesser de vouloir reprendre ce qui d’elle et sans elle lui échappe, il n’y avait qu’à s’enfoncer à n’importe quelle heure de la journée dans ce bâtiment creusé dans le paysage maussade du quartier. Tour sans âge et inversée, presqu’immémoriale, s’enfonçant dans la terre comme le ferait un fleuve abandonné, elle avait dû paraître aussi délabrée que laide le jour même où on put y pénétrer puis égrener ses escaliers aux rampes de bois mal peintes, aux paliers encombrés d’attroupements et de débats, de fumées et de sabbats, s’installer contre ses grandes tables de bois massif, abandonnées et volontaires, et lire, qu’importe les années. C’était aussi la bibliothèque qui fermait le plus tard, celle qui permettait d’opposer à la parole vaine et creuse de livres vite consumés, la solidité poussiéreuse et parfois aussi pompeuse des archives.
J’y venais si souvent, que les magasiniers, en mal de sommeil, en fin de journée, dressant des colonnes de livres à ranger sous leurs bras pour demeurer debout, quoiqu’un peu tordus et vigilants de ne pas sombrer et mettre ainsi bas tout leur provisoire classement, me laissaient traîner dans les cartons en attente d’un lieu qui serait leur mémoire, leur seule chance d’être retrouvé à temps, c’est-à-dire trop tôt, hors du temps hasardeux de la trouvaille. En échange de cette marque de respect, je m’efforçais de mettre un peu d’ordre dans ces feuillets souvent déchirés, incomplets, surpliés. Était restée ainsi une bien étrange histoire, quelques documents épars dont on ne sait comment ils étaient arrivés là puisque visiblement manquait la quasi totalité des dossiers auxquels ils appartenaient, des bribes d’une étrange rencontre dont je n’avais jamais entendu parler et que tout aussi bizarrement, je n’ai jamais cherché à prolonger depuis par d’autres recherches. Me plaisait tout simplement ce récit troué, ces flashs jaunis sur des événements dont ces feuillets n’étaient même pas des souvenirs mais la seule et pleine réalité : dans l’échancrure de ces rapports mal taillés, je vivais ici et maintenant l’événement du passé.
FEUILLET 1
NOTES MANUSCRITES
Sans date.
FEUILLET 2
UNITE MEDICALE DE READAPTATION
3 mai 2002.
Etat de santé stable. Tonicité musculaire et mentale retrouvée. Possibilités de communication toujours extrêmement réduites. Comportement sans aucune dangerosité pour soi ou pour autrui. Aucun syndrome de Selkirk n’ayant été détecté, le sujet a été transféré dans l’unité spéciale du Dr Enns pour être traité selon les pédagogies spécialisées dans les inadaptations profondes.
À cette date, il semble bien qu’ait été versé au dossier, à titre d’information probablement, l’article suivant :
DIE PRESSE, 4 MAI 2002.
Hier, le célèbre homme sauvage de Schierbach, dont le cas a beaucoup intrigué la communauté scientifique internationale, a été admis dans l’unité du Dr Enns. La famille Berg ayant refusé de le prendre en charge et s’étant dessaisie, par voie judiciaire, de toute autorité ou responsabilité sur le jeune homme, l’État a officiellement accepté d’exercer sa tutelle. C’est au Dr Enns qu’est revenu la charge effective de cette mission et le droit de baptiser le nouveau venu parmi les hommes : l’enfant sauvage répond désormais au nom de Sebastian. Le docteur a souhaité garder le silence sur les raisons de son choix. Néanmoins, ce dernier a déclaré que les chances de réadaptation de Sebastian à la vie sociale étaient faibles mais que tout serait tenté pour le ramener parmi sa véritable famille humaine. Des mauvaises langues ont ironisé dans la presse sur ce troublant baptême voyant dans Sebastian la naissance d’une pure créature d’État. D’autres ont rétorqué que l’État était en effet son père et que c’était déjà bien suffisant.
Parmi les autres feuillets, beaucoup de diagrammes parcourus de courbes en tout sens, des tableaux aux colonnes bien alignées, quelquefois des cases entourées ou noircies de rouge, d’un trait vif et toujours appuyé, quelques notes marginales incompréhensibles ou difficilement lisibles écrites un peu à l’emporte-pièce entre les lignes des rapports « Information capitale. Vérifier les dossiers », « Impossible, erreur quelque part », « Prévenir Mathilde, elle saura », etc.
FEUILLET 2
UNITE SPECIALE DE READAPTATION
17 juin 2002.
Alors que jusque-là, Sebastian bougeait les lèvres bien qu’aucun son audible ne sortait de sa bouche, les tests pratiqués ayant d’ailleurs montré qu’il produisait les mouvements du langage verbal sans qu’aucune vibration ne se produise au niveau de ses cordes vocales, il a arrêté, depuis quelques jours, tout mouvement buccal. Son visage, ses épaules et son estomac fourmillent depuis d’imprévisibles et incompréhensibles impulsions. Les figures qu’il semblait tracer autour de lui ne sont de plus en plus que des ébauches. Les images obtenues après examen ne révèlent aucune activité anormale du cerveau.
17 octobre 2002.
Les convulsions, toujours de faible intensité, ne fléchissent pas. Les infirmiers ont remarqué qu’elles survenaient à l’approche de certains objets ou êtres vivants. Les tests psycho-techniques ont établi que l’espace corporel de Sebastian, commandé essentiellement par l’ouïe et l’odorat, réagissait aux variations brusques de distance, aux mouvements lents ou quasi immobiles, aux ruptures de densité de l’air. A été conclu que les limites sensibles du corps de Sebastian se situent bien au-delà de la surface opaque, palpable et visible que constitue sa peau. Comme dans de nombreux cas de schizophrénie, le corps du sujet déborde en plusieurs endroits de l’enveloppe stricte de son organisme visible. De nombreuses surfaces des locaux de l’unité révèlent des lambeaux de peau de Sebastian. Paraît avoir la sensation d’être touché dès que l’on frôle certains objets ou portions de l’espace qui sont éloignées de lui, parfois, de quelques mètres. Notamment, le loquet de la porte que tournent les infirmiers pour pénétrer sa chambre lui cause une douleur et une terreur incalculable, ses mouvements trahissent une violation de son intimité qui n’aurait d’égal que la saisie de son organe sexuel ou l’introduction d’un objet étranger dans son corps. Doit avoir un rapport avec la manière dont il a été alimenté une fois la phase de nourrissage passé. Commence à penser que le corps organique n’est pas premier dans la manière dont on se réalise en tant que corps. Sebastian signale que nos appréhensions de l’espace dépassent et de loin, aussi bien en étendue que dans les substances appropriées, le corps que la médecine examine et soigne. Il n’y a pas de doute que Sebastian, le corps qu’il est lui-même, enveloppe la structure ou peut-être seulement le mouvement de la porte qu’actionne le loquet. Quelle fonction joue cet organe dans l’organisation de ce corps démesuré ? N’en sais pas assez pour l’instant. Peut-être, après tout, n’a-t-il aucune forme d’organisation ? Peut-être, même s’il est vital pour lui, à ce moment, n’est-il même pas vivable ? Et si l’organisation du corps était invivable ?
La présence de Sebastian, dans l’intensité de son silence expressif, est très stimulante intellectuellement.
Très inquiet néanmoins pour ses progrès futurs.
De nombreuses hypothèses vont être éprouvées lors de la mise en place de nouveaux protocoles qui seront aussi simples qu’efficaces. Les mouvements impulsifs et erratiques qui s’emparent du corps du sujet sont peut-être un reflux des mouvements pratiqués dans l’espace qui l’entoure, devenu trop exigu en raison de la proximité des autres hommes. Par notre présence et notre vision de son corps nu comme le seul corps vrai qu’il lui soit possible d’occuper parmi nous, nous le contenons dans des limites qui longtemps ont été pour lui celles de la cave obscure. Des sorties dans le grand parc qui entoure le centre sont prévues, d’abord accompagnées puis probablement seules, avec une surveillance à distance ; des caméras vont être également mises en place dans sa chambre pour vérifier si Sebastian pratique, quand il est seul, ses mêmes mouvements. Ayant remarqué la fréquente et très forte sudation du sujet depuis qu’il a été transféré, des tests de sensibilité aux variations de chaleur ont été pratiqués. Au vu des résultats, le corps de Sebastian paraît connaître des états de fièvre réguliers, les tremblements manifesteraient la sensation de froid qui accompagne généralement cette réaction quand on parvient au pôle nord, pourchassé par son créateur, dévasté et reniant la chance obtenue par sa science d’égaler les pouvoirs et les responsabilités du créateur qu’il adore, monstre en mal d’amour choisissant de vivre loin de ceux qui sont beaucoup trop humains…
Encore une fois, je m’étais endormi, assoupi dans des rêves qui d’être si clairs, si précis dans leur origine, donnaient à ces rangées de livres, l’apparence d’un vaste entrepôt où l’humanité déposerait sans repos tous ses fantasmes maudits. Comment pourrais-je croire que ce Sebastian avait à voir de près ou de loin quelque rapport avec la créature pathétique de notre bon vieux Frankenstein ?
— Monsieur.
— Il est l’heure ? Vraiment ? Excusez-moi, je pars tout de suite.