On me dit que ces jours-ci circulent dans les médias la crainte justifiée d’un nouveau fascisme – justifiée car on y débat, à tort ou à raison, de la possibilité d’appliquer cette catégorie politique à la conjoncture actuelle. Un fou rire me vient. Aussi sec. Je pense aux débats du même genre que j’ai tant entendus sur les ondes ces dernières années : les signes que l’on y relevait pour savoir s’il fallait s’inquiéter ou non tenaient si fortement aux emblèmes les plus visibles du nazisme allemand (bannières, devises ou blasons de la race pure, de l’antisémitisme, du culte de la personnalité, du totalitarisme) que j’avais l’impression que la propagande fasciste avait été victorieuse au final : les médias actuels n’ayant retenu de l’événement que les traits que les idéologues nazis avaient savamment élaborés et mis en scène. Les communicants, semble-t-il, ne parlent toujours mieux qu’aux autres communicants.
Exit donc la dimension européenne du fascisme, les mutations dans les pratiques de guerre, le nouvelle figure du Juif partagée aussi bien par les philosémites que par les anti ; à la trappe aussi l’implication des savants (philosophes, physiciens, médecins, etc.), la dimension eschatologique du führer, et surtout la dimension démographique du phénomène, celle que Lévi-Strauss rappelait dans Tristes Tropiques. Il y a bien sûr dans les théories de l’espace vital allemand, dans la course des États à la colonisation, la référence à un monde plein et saturé, un univers surpeuplé ; il y a surtout dans le nouvel antisémitisme de la fin XXe l’accusation d’une vie déracinée, impersonnelle, anonyme, réglée, dont le Juif serait celui qui en jouirait le plus – il y serait d’abord comme un poisson dans l’eau, et puis surtout en ferait son profit sans vergogne, lui, l’homme froid, cosmopolite et calculateur, l’homme moderne en personne. Ainsi, dans les années trente, l’Europe ne faisait pas seulement face à une croissance démographique séculaire que la crise économique aggravait et manifestait de manière brutale, elle était aussi confrontée à des formes de concentration et de pression démographique, autrement dit les villes, qui pouvaient rendre la vie individuelle et collective difficilement supportable. Le renouveau de la vie urbaine, issue des XIe et XIIe siècles, renaissance à laquelle l’Occident attacha longtemps sa liberté, son plaisir, venait de passer un seuil. Irréversible. Décisif. La haine du bourgeois retrouvait dans l’occupant des villes une forme d’évidence, la simplicité d’un sens.
Sous le désir d’expulser, puis de détruire celui que l’on accuse de parasiter, de gangrener, de vouloir affaiblir le corps social (du communiste au juif en passant par tous les autres parias de l’Occident) il y a d’abord eu cette nouvelle perception du corps d’autrui, cette pression constante des uns sur les autres que tant de monde ressentait ; ces effets de masse que l’on ne cessait de dénoncer d’un bout à l’autre de l’arène politique. C’est pourquoi le fait de masser les déportés comme on le faisait dans les convois, les jetant à la mort bien avant qu’ils n’arrivent, n’était pas une erreur, ni une simple cruauté, mais la blessure même dont on voulait se soulager. Celle que l’on voulait voir infliger à ceux qui étaient censés en jouir. Aussi, portez vos regards dans les files d’attente, au milieu des rocades, dans les rames de métro, sur les parvis bondés des supermarchés, vous y verrez les forces agissantes et aveugles du fascisme contemporain.