Passer de l’oral à l’écrit se décrit parfois comme une façon de faire voyager la pensée hors de ses premiers quartiers, un moyen de l’éprouver, de l’essayer, de lui faire quitter son étroitesse initiale.
Si bien que, comme un Henry David Thoreau, on peut ne partir jamais bien loin, s’en aller pour demeurer à deux pas de chez soi, le fait d’en dire quelques mots, de faire passer cette expérience à l’écrit, d’en élaborer patiemment le texte dans sa chambre, son grenier ou sa cave, constituera encore, néanmoins, un voyage : une expérience de transformation de soi ne réclamant plus son nombre de mètres incalculables pour mériter s’accomplir. Voyage dans le proche que la distance de l’écriture, distance verticale et non plus horizontale, vient accomplir. Autre mesure. Walden ou le cas d’un récit de voyage mené dans la propriété du voisin.
Autre manière de signaler qu’il ne serait pas mauvais de repenser l’écriture comme véhicule. Parler transporte le réel. La parole, longtemps, fut un navire qui revenait les cales pleines. Parler métaphore. Lire Walden comme le compte-rendu d’une expérience qui s’est déroulée au siècle dernier, expérience sans héroïsme aucun qui fait que beaucoup cessent bien vite de le lire (ont-ils besoin de héros pour continuer à faire ce qu’ils font tous les jours?), aventure close, retour chez Papa et Maman : lire ce livre dans un passé aussi simple signifie tenir dans sa main une pensée revenue au port. Tout y est fini, tout y déjà accompli. On n’a plus rien à y faire, nous, lecteurs. Or, on sait que bien ce fut la ligne d’écriture initiale : rendre des comptes à ses voisins sur ce qu’il pouvait bien faire toute la journée dans la forêt, autour de ce lac ; rapporter le contenu d’une expérience ; faire comme si tout pouvait et devait revenir à ceux qui ont décidé, même aussi près, de ne pas partir. Parler était payer son dû aux sédentaires. Taxe à la mobilité. Walden, dans et par son écriture, fut probablement l’un des plus longs voyages de la vie de Thoreau. Il avait beau avoir quitté sa cabane depuis des années, rouvrir ses cahiers, ses journaux, faire revenir sans cesse cette expérience près de lui : tout ne rentrait pas au port. Il fallait une écriture particulière pour que cette expérience vécue toujours au présent, encore au futur, puisse trouver le chemin d’un abri. Car si l’on sait plus ou moins d’où l’on part, on ne sait jamais trop où et par où l’on va revenir. Thoreau a sans cesse repris le large dans l’écriture de son livre, prenant chaque fois ou presque un peu plus de distance vis-à-vis de ses premières paroles. Mais même élargissant parfois le premier manuscrit en vaste promenade, suivant au pas près le premier chemin parcouru, un tel circuit réalisé à présent sans danger, sans incertitude sur la réalité du retour et ses voies, continuait de faire de l’écriture un moyen de transport. Il fallait qu’on recommence à semer au hasard, et dans la plus pure inconscience, les graines qui restaient collées sous ses semelles. Thoreau reprenant son manuscrit entamé durant son séjour à Walden, continuant d’écrire bien longtemps après avoir cessé de faire des conférences sur cette curieuse aventure, poursuivait le voyage. Donnait encore une possibilité de mouvement à ce qui en lui s’était animé, nouvelle impulsion, et qui ne portait nulle enseigne ou bannière qui le rattachât d’emblée à un port existant. Il fallait continuer à marcher et à écrire pour que la vitesse de l’expérience, à peine deux ans, trouve le temps de se ralentir, de circonvoluer, de faire des boucles, de prendre des errements, de tâter des anses, des baies, avant de savoir s’il fallait ou non se décider à trouver un havre. Car ces pensées, elles, n’étaient jamais parties mais étaient sorties tout droit du cœur même de son expérience. Elles ne pouvaient donc pas, à la lettre, revenir. Les écrire étaient une manière de les retrouver, de les suivre, de les appeler, de les accueillir. Bref de les faire advenir. Simplement.