L’invention d’une solitude #2
Dans le geste spectaculaire réalisé par Thoreau, partir habiter dans les bois, on ne sait ce qui questionne le plus : le lieu précis où il se rend et s’installe (les bois, l’étang, la cabane) ou celui d’où il part : la maison familiale, le village, la civilisation ? La fin ou l’origine ? Double raison qui détiendrait le sens de son isolement. Mais est-ce vraiment si malin que ça de vouloir ainsi dissocier les deux : le point d’arrivée, le point de départ ? N’est-ce pas d’un seul et même mouvement qu’il a quitté son village et qu’il est parti en forêt ? Doit-on vraiment considérer à part l’élan positif qui l’emporta aux marges du village du mouvement négatif qui le poussa à s’en éloigner ? Est-il même possible de distinguer dans ce geste si simple ce qui appartenait au mouvement contraint, ce qu’on appelle généralement les motifs externes, de ce qui relevait du mouvement spontané, mobiles internes ? Il faut le suivre dans ses multiples pérégrinations pour parvenir, peut-être, à s’en assurer.
D’autant que les différentes raisons qu’il donne de son acte ne sont pas toutes d’une égale clarté. Je « veux partir bientôt pour vivre à l’écart, près de l’étang où je n’entendrai que le vent qui murmure dans les roseaux » (Thoreau, Journal, 1841) écrivait-il dans son journal quatre ans avant son départ. L’étang, le vent, les roseaux : le but qu’il a cherché (et peut-être réussi) à atteindre en prenant la tangente baigne dans une évidence que les causes ou les circonstances qui l’ont poussé à le faire ne connaissent pas. Il semblerait donc qu’en toute logique – une logique platement « causale » – ce soit d’abord vers ce dont il s’écarte, ce avec et peut-être contre quoi il prend ses distances que l’on devrait se tourner. Car comment savoir pourquoi il part ainsi habiter aux limites de Concord si l’on ne sait pas de quoi ou de qui il s’éloigne ? On prendra pourtant un autre chemin. Car avant de savoir où il va et d’où il vient, quel est le début et la fin de son aventure, il faut le questionner sur cet écart qu’il se donne aussi près et dans lequel il va s’engouffrer pour vivre, écrire, habiter. En quoi est-il donc si nécessaire à la solitude que recherche et pratique Thoreau ? Et quelle singulière et tenace volonté anime cette façon « désinvolte » de se mettre à l’écart ? Une fois les réponses obtenues à ces deux simples questions, il sera peut-être temps de se demander, alors, de quoi et de qui précisément il s’éloigne.
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D’insister sur le fait que Thoreau s’est appliqué à être seul ne devrait pas nous laisser croire que la solitude dont il fit l’expérience – à la fois désir, état et fin – ne relevait que de ses propres forces : résultat héroïque de son unique action ; manière, bien malheureuse, de supposer comme déjà donnée cette solitude qu’il a bel et bien inventée et qui nous reste encore à faire apparaître en ses multiples aspects.
Il arrive cependant que Thoreau s’exprime d’une façon approchante : « Je n’ai jamais attendu que moi-même pour avancer ; nul ne m’a retenu mais je me suis ralenti ou suivi tout seul. » (Journal, vol. II, Février 1841) Il n’y a que lui qui puisse véritablement se faire obstacle ou bien se libérer le passage, vu qu’il se devance et se poursuit lui-même, vu qu’il se rapporte à soi sur le mode de la marche solitaire. Sauf que ce n’est pas toujours lui qu’il a d’abord en vue le long de sa route, ni même lui qu’il rencontre en premier en toute occasion. Sauf que ce n’est pas, d’abord, en courant les bois, les prairies, les marais, que Thoreau s’est trouvé, sans le vouloir, à distance des autres. C’est au contraire en allant vers les siens, ses semblables, qu’il a senti l’existence d’un écart quasi ontologique avec eux, et du même coup – mais on verra pourquoi en détail – la nécessité de s’en éloigner plus encore. « Qui va à une cérémonie de commencement universitaire en croyant que là au moins il rencontrera des hommes authentiques des environs, s’aperçoit que, s’il y en a, ils sont entièrement dissous dans le jour et transformés en autant de commencements ambulants, si bien qu’il se met volontiers hors de vue et de portée de l’orateur, de peur de perdre sa propre identité dans les non-entités qui l’entourent. » (14 mars 1838, Journal). Au milieu d’une grande concentration d’hommes, pourtant rassemblés en nombre en un lieu, les différences individuelles deviennent si transparentes dans la lumière du jour que celle-ci ne renvoie plus qu’une seule et même identité pré-humaine, diffuse. Les hommes y deviennent des bêtes, des machines ambulantes, desquelles on ne peut trop s’approcher sous peine de s’effacer à son tour. C’est cette dangereuse proximité capable de dégrader même les plus hautes qualités humaines que Thoreau découvre en côtoyant les hommes. Et c’est la différence avec eux qui s’en suit qui lui offre l’espace dans lequel il lui est nécessaire puis ensuite loisible de se retrouver, un espace dans lequel il lui est possible d’être : « Quand je croise une personne différente de moi, je me retrouve totalement dans cette dissemblance. Ce en quoi je me différencie d’autrui, c’est en cela que je suis. » (mercredi 20 janvier 1841, in Journal, vol. II). Un espace assez vaste pour que toutes les dissemblances existent, harmonies comme monstruosités. Encore faudra-t-il qu’il puisse chaque fois le trouver, l’ouvrir, y entrer, pour y séjourner quelques temps.
Hors de vue, hors d’écoute, voilà fixées en deux mots, quoiqu’il arrive, les intervalles que Thoreau aura à franchir pour se mettre à l’abri, lui et son humanité singulière. Aussi ce départ lancé un beau jour de juillet, cette distance qu’il sembla de son propre chef avoir prise, s’établissait en fait dans un écart plus profond, une dimension silencieusement ouverte dans l’espacement ordinaire des hommes.
Essayons de décrire comment Thoreau perçoit cette fondamentale distance qui vient se loger au cœur de l’humanité.
1. Dès les premières années de rédaction de son journal, et particulièrement dans les notes qui accompagnaient la conférence qu’il donna autour du thème de la société, Thoreau apparaît sensible aux différentes distances qui affectent les hommes. Il en distingue essentiellement deux types qui correspondent chacun à un pan de leur individualité : les distances données sur le plan physique et celles données sur le plan moral ; celles des corps et celles des âmes. Et cette distinction, somme toute assez banale, lui permet d’exposer le paradoxe suivant : on peut très bien être proche d’autrui, physiquement parlant, et cependant être considérablement éloigné de lui d’un point de vue moral. Un prochain n’est pas forcément un proche. Expérience ordinaire. Et inversement, un proche peut demeurer au plus loin de moi : « Quelques mots de plus ou de moins échangés avec mon ami ou avec toute l’humanité, quelle importance ? – ils continueront d’être mes amis malgré eux. Qu’ils se tiennent à distance s’ils le peuvent. Comme si la plus exceptionnelle des distances pouvait me spolier de tout bénéfice ou de toute sympathie véritable. Non, quand de tels intérêts sont en jeu, temps, distance et différends retombent à leurs vraies places. » (décembre 1839, Amitié, in Journal). De même que l’immensité des espaces ne peut rien entamer, parfois, d’une intimité morale, la plus grande distance morale peut être donnée dans la familiarité la plus crue. Les deux niveaux de relation sont ainsi envisagés parallèlement mais pour montrer aussitôt que le proche et le lointain, sur chacun des axes, ne coïncident pas. Un décalage, une différence d’échelle, distingue les deux. Et si Thoreau s’attache à montrer combien il ne faut surtout pas les confondre, c’est essentiellement pour favoriser la plus grande proximité morale qui puisse exister, autrement dit l’amitié.
2. Or la proximité des corps ne peut y suffire. « Lorsque les hommes s’approchent au plus près les uns des autres, il ne s’agit guère que d’un contact mécanique. Comme quand on frotte deux pierres ensemble : elles émettent bien un son alors qu’elles ne se touchent pas vraiment. » (Mars 1838, Journal, 1837-1840, (extrait de sa conférence sur la société)). Par conséquent, tout rapprochement entre les hommes ne les fait pas automatiquement se rencontrer. Au contraire, cette considération exclusive de leurs distances « matérielles » ne fait pas droit à leur humanité : mesurant uniquement le vide qui existe entre eux, et de l’extérieur, elle fait des hommes de simples choses qui n’auraient pas de meilleure relation envisageable entre eux que les rapports mécaniques qui régissent les pierres. Ainsi, suivant l’exemple qu’il donne, deux êtres humains pourraient être situés très près l’un de l’autre au point de s’entendre émettre un son – un cri, un chant ou une parole –, si rien de métaphysique ne venait à passer entre eux, aucun contact ne viendrait s’établir. Les hommes, dans ce qui fait leur humanité, ne seraient pas vraiment en présence l’un de l’autre. La mécanique des corps domine si peu leurs relations morales que leurs esprits se montrent autonomes, voire libres, vis-à-vis d’elle. Encore faut-il en repérer le phénomène : quand une des distances varie, l’autre ne suit pas ; les peaux ont beau se frotter, les âmes restent intactes. Pas de mesure commune ou de mécanisme général qui les ferait systématiquement marcher du même pas, mais plutôt une inégalité de valeur qui voit le moral primer sur le physique.
3. Décalées, inégales, ces mêmes distances s’orientent également dans un sens volontiers opposé l’une à l’autre : « Thomas Fuller raconte qu’”à Merionethshire, au Pays de Galles, il y a de hautes montagnes, dont les cimes sont si proches que les bergers, sur des sommets différents, peuvent se parler distinctement, alors qu’il faudrait une journée de voyage pour que leur corps se rencontrent, tant les vallées entre eux sont profondes“. On pourrait en dire autant, au plan moral, de nos rapports dans les plaines car, bien que nous puissions converser ensemble de façon audible, il n’en existe pas moins un gouffre si vaste entre nous que nous sommes véritablement à plusieurs journées de voyage d’une véritable communication. » (« Conversation. 15 avril 1838 », Journal, 1837-1840). On peut s’entendre sans être proche et être proche sans même s’entendre. L’exemple des pierres nous montrait déjà qu’il n’y avait pas de rapport de causalité, ni même de correspondance, entre les deux plans – la proximité des corps ne faisait pas celle des âmes –, qu’un irréductible écart subsistait entre eux, la parabole des montagnes et des plaines nous donne l’image du décalage possible qui peut exister entre les deux, selon Thoreau. Un vaste gouffre, nous dit-il, un espace suffisamment abrupt pour que les paroles qu’on s’adresse tous les jours, nos conversations les plus banales, s’avèrent incapables d’en surmonter l’adversité ou la démesure. Mais pourquoi ? Quel est cet étrange espace ouvert entre les hommes ? Un puits dans lequel nos paroles viendraient s’enfoncer et se perdre, résonnant dans le vide ? Un volume dans lequel notre voix nous serait renvoyée, en écho, n’écoutant qu’elle-même, déformée, affaiblie ? Question importante car après l’insignifiance de quelques mots en plus lancés à distance (comme dans le premier exemple) ; après le son, simple vibration mécanique (comme dans le second exemple), c’est à nouveau la parole qui sert de contre-épreuve à cette recherche des conditions propres à établir ce que Thoreau appelle une véritable communication. Car même assez proches pour pouvoir se parler et s’entendre distinctement, les hommes sont capables de se trouver si éloignés encore les uns des autres qu’il leur faudra entreprendre l’équivalent d’un voyage pour espérer se rencontrer. Le langage quotidien n’est plus cette voie libre, directe et rapide par lequel un homme va vers un autre, il y faut tout un détour désormais. Et détour d’autant plus nécessaire que si jusqu’ici le rapport inverse entre distances physiques et morales se présentait comme un cas préoccupant, mais seulement théorique, il apparaît désormais comme une situation commune, aux yeux de Thoreau, partagée aussi bien par lui que par ses concitoyens.
4. Mais il y a plus encore. Car ce langage irréfléchi, spontané, avec et par lequel on se dirige vers les autres n’est pas seulement impuissant à les atteindre, c’est lui-même qui provoque et aggrave la distance : « Votre silence permettrait de l’approcher, mais votre conversation vous protège du contact avec les hommes… » (« Mars 1838 », Journal, 1837-1840. Notes de conférence sur la société). Le langage, qui passe d’ordinaire pour un facteur élémentaire de rapprochement entre les hommes, les éloigne au contraire. Il apparaît même comme un des opérateurs essentiels de ce décalage discret mais persistant entre relations d’ordre physique et d’ordre spirituel. Ainsi, plus vous essaierez de vous rapprocher d’autrui de façon, disons, seulement verbale ou verbeuse – au lieu de vous approcher en silence –, plus vous avancerez vers lui chargé d’idées à transmettre : plus vous mettrez de la distance. Et ce quelle que soit la valeur intellectuelle de ces idées : « La plupart des gens avec qui je parle, hommes et femmes doués d’une certaine originalité et d’un certain génie, ont chacun un projet pour l’Univers bien découpé et séché – très sec à entendre, je vous le garantis, suffisamment sec en tout cas pour brûler comme du bois pourri –, qu’ils vous mettent sous le nez à la moindre occasion, une charpente ancienne et chancelante dont toutes les planches ont été soufflées. Ils ne marchent pas sans leur lit. Certaines choses, certaines relations qui, pour moi, sont apparemment sans importance et sans raison d’être, sont pour eux définitivement entendues – comme le Père, le Fils, le Saint-Esprit et tout le saint-frusquin : ils sont comme les collines éternelles pour eux. » (A Week on the Concord and Merrimack Rivers). Même se communiquant un certain génie, les êtres humains qui se parlent ne sortent pas nécessairement d’eux-mêmes, ne s’avancent pas forcément vers les autres. Les paroles, qu’ils mettent en avant à leur place et dans lesquelles ils se pensent et se sentent chez eux, protégés en un lieu sûr et familier à l’abri des mêmes immobiles collines, outre qu’elles consacrent dans le délabrement de leur architecture une certain fin des utopies chez Thoreau, s’interposent entre les hommes. Des invisibles collines se dressent à l’apparition de certains mots qui sont obstacles pour l’un, point fixe et entrave pour l’autre : comment, alors, s’avancer vers autrui attaché à son lit ? L’écart entre les différents plans sur lesquels les hommes se rapprochent et s’éloignent n’est pas seulement variable, il augmente ou diminue en fonction des moyens avec lesquels on essaie de le franchir ou de l’abolir. Il est irrémédiable avec les moyens ordinaires.
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Très tôt, dans les traces écrites qu’il laisse, Thoreau s’attache à montrer la difficulté qui existe à faire communiquer les hommes entre eux : la proximité physique y étant impuissante et même opposée. Un décalage timide mais insistant, modeste parfois mais toujours majeur, irrémédiable parce que négligé, se fait jour entre les hommes, entre les différentes façons qu’ils ont d’entrer en relation. De sorte que Thoreau, soucieux de véritables rencontres, dépassant la seule présence des corps au détriment de celle des esprits, aura lui-même à trouver la bonne distance qui lui permettra de résoudre ce problème. Ainsi se mettre à l’écart n’était pas seulement une façon de s’éloigner des hommes mais surtout une modalité tout à fait réfléchie de s’en rapprocher pour entrer en contact autrement : « J’aimerais rencontrer l’homme dans les bois – je voudrais pouvoir le rencontrer comme le caribou et l’élan. » (« 18 juin 1840 », in Journal, vol. I)
Éloignement qui rapproche, rapprochement qui éloigne, voilà sans doute pourquoi il nous était si difficile de savoir, au début de notre enquête, où était le point de la plus grande proximité (le début) et celui de la plus grande distance (la fin) dans le petit pas de côté réalisé par l’ingénieux arpenteur. Le Thoreau qui s’en va se trouve déjà à distance de ses proches et celui qui s’installe sur les marges s’en approche un peu plus. Il nous fallait comprendre un peu mieux ce jeu régulier, décalé, inversé, des distances pour savoir exactement sur quel plan son action se situait. Demeure encore, tout de même, deux questions qui ne sont pas résolues dans ce jeu des distances.
D’abord, même si l’on sait, qu’au regard de l’humanité, il ne s’éloigne pas d’un être en particulier, de quelqu’un dont on pourrait se demander qui il est, puisque c’est justement parce que les hommes perdent cette qualité et répondent majoritairement à la question « quoi ? », qu’il s’en éloigne. Il s’écarte de ces hommes brutes ou machines pour trouver des hommes à qui il pourrait se lier ou continuer de le faire. De ce point de vue, comment décrire les relations que Thoreau entretient avec les autres, avant et après son départ à Walden ?
Ensuite, si le langage, dans son usage ordinaire, perd son rôle social, n’est plus capable de mettre les hommes en présence, et si, d’un autre côté, on admet que Thoreau en publiant des livres, cherche néanmoins à rentrer en contact avec d’autres personnes, quel autre usage parvient-il alors à trouver, quel fonctionnement différent qui puisse autoriser une communication effective ?