Jalousies

Dissémination de janvier – Écriture et Image

Le rideau avait été tiré.

De beaucoup trop tellement ça se voyait qu’il était raide, tendu, sans aucun pli, aucune ondulation, rien. Rien qui aurait marqué la nonchalance d’un geste familier, d’un geste dont on oublie de penser qu’il se fait dans l’ombre des gestes à venir, eux-mêmes promis à l’ombre. Non, il était venu faire ce qu’il avait à faire, dissimuler aux voisins ce qui pourrait se produire au-delà de ce grand carreau de verre, bloquer le regard de ceux qui comme moi arpentent les fenêtres et les déchirures qu’elles emportent dans les murs rugueux des habitations. Mais ce soir-là, juste en face, c’était arrivé trop tard, assez tard en tout cas pour que j’en sache beaucoup trop de ce qui aurait dû être soustrait à la lumière. Beaucoup trop et presque rien de cette lumière éteinte, clandestine, d’une lune toute proche.

Tôt dans l’après-midi pourtant, à la fin de cet été qui n’avait jamais vraiment commencé, c’étaient à peine des ombres que l’on voyait chez le couple du troisième, des ombres dont on aurait eu du mal à dire qu’elles révélaient deux êtres complets, un homme et une femme avec chacun leur silhouette, différents ; à moins de supposer l’homme les bras tendus horizontalement et la femme le plus souvent la nuque brisée, mais vivante, les cheveux étalés sur la plaine agitée de son épaule, ce que je fis sans trop de souci, et même n’y voyant que peu, aveugle que j’étais du poids des couleurs de l’orage naissant. J’en étais sûr sans trop savoir comment que c’était elle, que c’était lui, de chaque côté de ce gros nuage noir qui s’agitait dans leur appartement. Et le jour qui baissait, loin de diminuer cette clarté, en soulignait d’autant plus le tranchant. Si bien que l’orage arrivé, leurs ombres pouvaient volter en tous sens : je suivais tout de même leurs mouvements et leurs turbulences de plus en plus appuyées. Un éclair jaillit. Je vis la fille qui semblait caresser ce que le garçon lui présentait avec application et véhémence. Tout ça devenait si évident – en faisait foi l’ébranlement de mon ventre – que je n’eus même pas le temps d’attendre le tonnerre pour voir ma curiosité diminuer. Je rentrai. Seulement, en revenant de ma douche, détendu, reposé, et constatant que le spectacle avait survécu à l’orage, je ne savais plus, cette fois, ce que je voyais. Plus tout à fait.

Lui était étendu par terre, peut-être un genou relevé, rayonnant de sa masse, sombre, engourdi, elle… au-dessus, non, tout autour ou quasi, grave, imposante, prise de brusques fulgurances dans lesquelles ses cheveux se mettaient à voleter à tout rompre, sans rythme convaincu, sans rien à prétendre, hérissant les contours à tous deux de formes toujours plus extravagantes, toujours plus biscornues : une unique vibration les gagnait, en chœur, emportant leurs membres l’un après l’autre, une jambe qui se pliait, un bras qui se tordait, et tous qui se redéployaient en de nouvelles contorsions. C’était un monstre de vision que cette scène qui se tenait droit devant, un spectacle que l’éclat roux de la lune avait rendu si irréel que les voisins n’étaient plus que couleurs détachées de leurs ombres, taches irisées échappant de leurs corps, ne laissant d’autre espace entre eux deux que celui de caresses qui fusaient comme des coups, des pincements, des griffures, tapes et piqûres, pointes et pressions : une empoignade tendre se commettait là, bien que jamais, à ce que je pus voir et comprendre, la bouche ne flirta avec la bouche, jamais.

Ils s’aimaient ; probablement. Sans s’échanger aucun baiser. Aucun. Intrigué, je m’étais avancé et avait fini par relever mes stores et ouvrir ma fenêtre tant ce qu’il y avait là me déroutait complètement : je voyais son corps à lui, pâle mais noirci de coups répétés, de bleus sûrement, de plaies peut-être, effilées et longues comme le bras, comme celle qui partait justement de sous ce bras, le gauche je pense, et qui conduisait comme je le vis, très bien quand elle le retourna, jusqu’au long défilé de sa colonne vertébrale pour repartir aussitôt sur l’aine par la droite, s’embrouiller sur les hanches, et filer au loin le long de la cuisse. Une rainure acerbe perturbait l’anatomie de son corps, en compliquait sérieusement le dessin, un simple trait continu qu’on aurait cru dessiné au surin. Elle, sa peau s’effaçait presque dans l’indécence de la lune. La pluie vint. L’été, tout compte fait, ne méritait plus qu’on l’attende. Je refermai la fenêtre et rabaissai le store.

Ce qui se passait entre eux, surtout vu d’aussi près, je ne voulais plus le savoir. Si même je le pouvais. Mais j’avais eu beau me faire une tasse de thé bien chaude, avec du lait évidemment, me passer quelques bons morceaux de musique – du jazz et du rock essentiellement -, je ne faisais plus la pluie et le beau temps dans mon nid douillet, je n’arrêtais pas de jeter des regards, de glisser les yeux entre les jalousies relevées.

J’étais aimanté par le chaos de ces deux êtres que soulignait le halo rutilant de la lampe, qu’ils avaient renversée puis rallumée, puis encore renversée : lui n’était donc pas mort ? Rien ne s’éclairait de ce que je voyais, c’était désolant. Et ça l’était plus encore de sentir à quel point il n’y avait qu’ainsi pourtant, le nez entre les lamelles du store, que je pourrais savoir ce que je regardais vraiment, comme ça, pour rien. Pendu à cette scène. Enfin, je me répétai ça, à mi-voix dans un battement de caisse claire. Mais dans la lumière ambrée de cet appartement qui avait décidément capturé tout l’éclat de la lune, des visions fusaient sans arrêt. Incertaines. Bien sûr, je ne voyais que le plus gros, cette manière féroce de lui montrer ce que je comprenais toujours comme étant son amour, cette brutalité réelle et malgré tout véloce, précise et délicate, cette façon de l’atteindre dans sa chair sans pourtant l’ouvrir ou la pénétrer. Mes yeux suivaient docilement les mouvements qu’elle traçait dans l’air, sur ses fesses et sur son front, autour des mèches tendres qui paressaient dans l’humidité creuse de ses joues, fidèles à ces grandes arabesques qu’on aurait dit de plaisir et de peine : un circuit de désir passait entre eux deux, tout autour. Un désir qui ne se consumait dans aucune jouissance du corps. Elle lui écrivait quelque chose : ç’était ça ! Une chose à lui destinée, une chose qui débordait de sa chair, de la sienne, de la leur. Et elle écrivait tant et tant qu’on l’aurait cru s’alimenter d’une force étrange, quelque chose dont elle ne se nourrissait pas directement, qui ne lui était pas donné, ni promis, mais qu’elle puisait néanmoins en elle-même. Une puissance si étrangère à eux deux qu’on n’aurait pu dire cette fois : c’était à elle, c’était à lui. Je ne savais pas ce qu’elle lui disait comme ça, je ne voyais que s’écouler lentement, des innombrables bleus qu’elle faisait naître dans sa chair, l’encre sous-cutanée d’une histoire de cœur, une histoire si banale que chacun en avait une part, certainement, sans pouvoir se l’échanger ou la céder en aucune façon, ni même la raconter, cette histoire, d’autant plus muette qu’à voir sa bouche et ses lèvres à lui s’empourprer tout d’un coup, et ruisseler juste après, je compris qu’elle lui avait arraché la langue d’un long baiser affamé : enfin ! De la fente que j’entrebâillais entre les fines lamelles d’aluminium passait le rouge orifice de sa tête aux mâchoires aiguisées de couteaux. Je fermai les yeux. Reculai.

L’horreur n’avait pas fait cesser d’elle-même la fascination, il avait fallu que je m’écarte d’un grand effort, arrachant au passage tout l’appareillage des stores.

J’avais déjà vu tant de choses affreuses, pourtant, dans le genre amoureux que je ne comprenais pas ma réaction. J’avais vu des hommes et des femmes balader leur chose, pliée aux canons du moment, magnifiant leur présence de cette flatteuse compagnie parée de laisse et collier brillant de mille feux… j’avais vu certains affirmer leur main mise sur les gestes de leur tendre par des regards d’insistance, des bruits de commande, des étreintes si étouffantes que le cou d’un nouveau-né s’y serait rompu… d’autres encore désarmer toute raison pour déchaîner les coups et, dans le désarroi clinquant du parquet mal ciré, en recueillir la servante, proie apeurée, domestique et consentante… J’avais vu tant de ces lamentables duos, comme beaucoup d’autres, mais là, c’était tout cela et bien autre chose, plus violent et plus tendre : force et faiblesse à la fois conjuguées à l’étrange. On ne pouvait distinguer dans cette scène, effrayante, ni sexualité effrénée, ni piété pour un père ou une mère, une sœur ou un frère. Il n’y avait là aucune histoire venue du fond des âges pour vous enlacer le cœur, ni signes muets à déchiffrer du fond des entrailles d’où exhalent les chaleurs. On ne voyait ces deux-là que se mettre à nu devant soi et pénétrer charnellement le signe commun de leur existence, repasser en la brouillant la ligne sinueuse, infinie, de leur silhouette partagée et vacillante. Ils ne s’aimaient pas seulement d’une attirance, ils ne se désiraient pas dans l’attachement, ils se métamorphosaient : bête fragile et hideuse.

En y repensant quelques fois, quand je me lève la nuit, en observant le grand barbu du second qui fume sa pipe entre les pots de fenouil, je m’dis tout simplement qu’ils dansaient en imprimant comme ça sur leur peau la force de leur seule et unique cadence. Ou qu’ils se tatouaient tout du long de leur anonyme histoire. Peut-être que c’était ça. Bien qu’à dire vrai, je ne voyais pas ce que lui avait bien pu instiller dans leurs corps chevauchés et meurtris, où était le signe sur elle de leur vie partagée.

Voilà ce que je cherche maintenant dans la rectitude sans pli de ce rideau tiré chaque soir avec insistance. Voilà ce qui habite désormais l’antichambre de mon crâne : le jour et la nuit. Et bien plus encore.