Bien avant d’être une science des sociétés humaines, la sociologie est une entreprise de critique des sociétés démocratiques. Des premiers textes que l’on trouve chez les contre-révolutionnaires français, De Bonald ou De Maistre, où le point de vue est clairement anti-démocratique, aux études de Bourdieu qui sapent d’autant plus les illusions démocratiques qu’elles cherchent à en relancer le processus, on découvre, sous le nom de sociologie, un discours qui ne cesse de faire vaciller l’identité politique des sociétés dans lesquelles nous, Occidentaux, vivons. On appellera volontiers contre-politique un tel discours dans la mesure où il questionne explicitement la légitimité et la possibilité des institutions politiques (Loi, Souveraineté, Représentation, etc.) ou bien de définir, rendre compte, ou même simplement de résumer, les phénomènes sociaux les plus élémentaires.
C’est selon le droit fil de cette critique que de manière répétée, au travers de l’étude du système scolaire, de la formation des groupes sociaux, des modes de recrutements professionnels, de l’accès à certains fonctions économiques ou politiques décisives, on a pu parler d’hérédité sociale à l’encontre des sociétés démocratiques. Car bien qu’elles acceptent, tolèrent, voire valorisent la mobilité des individus au sein des différents statuts qu’elles proposent à leurs membres, les mouvements que connaissent ces sociétés s’avèrent toujours plus limités qu’on ne le croit ou que les principes politiques mis au fronton de nombre d’institutions le soutiennent. L’histoire étasunienne du Self-made Man ou celle, plus spécifiquement française, d’une République où les fonctions seraient pourvues par le seul mérite, sont d’autant plus édifiantes, attirantes même, que les trajectoires sociales qu’elles relatent sont l’exception statistique. Mais l’on se méprendrait pourtant si l’on pensait qu’il ne s’agit là que d’un état transitoire, l’un des derniers obstacles que nous aurions à franchir avant de connaître les joies d’une pleine et entière démocratie. Car ces histoires, ces récits de vie, qui exemplifient les principes politiques d’une société, deviennent et demeurent valables, crédibles, susceptibles de trouver une fidélité même chez les plus sceptiques d’entre nous, s’ils restent rares. Leur éclat n’est pas d’ordre factuel mais d’ordre romanesque. C’est ainsi que les vies qui connaissent de telles ascensions ne sont pas seulement rares, elles doivent le rester pour que leur récit conserve toute sa puissance. Or c’est cette nécessité en matière de reproduction ou d’hérédité sociale qui est délicate à comprendre, car suivant la manière dont on l’envisage, le type de critique à laquelle donne lieu la sociologie est différente.
En effet, les contre-pieds récurrents que les sociologues tendent à ceux qui accourent au moindre chant lancé à la gloire d’une démocratie enfin achevée, conduisent ces hommes de savoir à de curieuses démarches sur le plan scientifique. C’est ainsi que les constats ponctuels pourtant dûment vérifiés qu’ils peuvent émettre au sujet de telle ou telle situation s’avèrent difficiles à transformer en lois sociologiques. La vérité critique de ces analyses s’épuise généralement dans la conjoncture même où elles sont nées et c’est une erreur de vouloir les généraliser comme telles directement. Et il ne s’agit pas seulement d’être prudent en cherchant à induire une proposition générale de faits particuliers : savoir si le nombre de cas examinés est suffisant, si ces mêmes cas font bien partie d’une même classe de faits et jusqu’où la généralisation peut être poussée ; non, il s’agit de transformer l’examen d’un cas, d’une conjoncture, d’un moment de l’histoire, en l’énoncé d’une loi, d’une règle, d’une disposition permanente. Ainsi, voit-on régulièrement resurgir la justification d’une loi de reproduction des sociétés, présentée de manière analogue en quelque sorte à celle que connaissent les êtres vivants ou les ensembles physiques. Mais qu’il y ait des formes sociales qui se reproduisent, quelle que soit l’identité de leurs membres, comme les castes, les corporations, les classes, etc., on ne peut en conclure que l’on aurait là une des lois générales de toute société. Ce qui est visible, et à des degrés divers, pour certains groupes sociaux ne trahit pas l’exercice souterrain d’une fonction générale, d’une finalité immanente au système social, et qui serait seulement, à certains moments de l’histoire ou dans certains univers sociaux, contrariée dans son exercice. Qu’on examine ce qui fut longtemps un des objets majeurs de la sociologie : les classes sociales. Qu’il y ait de tels groupes dans une population donnée, n’implique ni une homogénéité des membres qui les composent (que ce soit en termes d’âge, de genre, d’origine géographique, de conviction religieuse, d’opinion politique ou je ne sais quoi), ni même une unité dans la façon dont ses groupes se forment et se transforment malgré une existence apparemment stable. En plein cœur du paysage social le plus commun, le plus courant, celui que tout un chacun a loisir de contempler ou d’occuper à titre d’acteur, le sociologue détecte les changements de décor ou de scène quasi-imperceptibles. Mais n’importe quel homme politique qui s’évertuerait, encore aujourd’hui, à réunir hommes et femmes sur la base d’une telle appartenance de classe comprendrait tout de suite l’impossible tâche qui serait la sienne. Aux côtés des similitudes qu’il pourrait percevoir et des solidarités qu’il pourrait inférer, éclaterait sans retard la disparité du groupe auquel il aurait affaire.
Aussi, loin d’être des instances globales, généralisables à une société entière, ou des mécanismes globaux comparables à ceux d’une grande machine, les faits de stabilité, de continuité, d’invariance, supposent la synergie d’un ensemble d’institutions, de pratiques et de processus en cours. Un bel exemple du caractère événementiel de ces phénomènes de stabilité est donné par les grandes industries du XIXe siècle français qui ont, dans une période de forte migration ouvrière, essayé de sédentariser la population qu’elles parvenaient à attirer en créant, mais sur le mode d’un patronage moral, des logements, des coopératives d’achat, des caisses de retraite pour leurs salariés. L’hérédité sociale dans ce cas, c’est-à-dire le fait que les enfants des parents reprennent tendanciellement l’activité de leurs parents, n’est pas analysable selon les termes d’une fonction sociale, mais répond à l’institutionnalisation de rapports de force mettant aux prises patrons d’industrie et populations d’ouvriers. Autre cas intéressant, celui de l’école. Alors même que l’école républicaine française s’était dotée, par la personne de l’instituteur et du boursier, d’un appareil de détection des élèves capables de s’élever dans la hiérarchie scolaire et donc sociale (ce donc contient à lui seul tout une histoire), il fallait encore le concours des parents pour accorder cette liberté, cette chance, cette opportunité à l’enfant de quitter son groupe social. Certaines fois, le père de famille, ou la famille tout simplement, conservait la totalité de ses prérogatives quand au placement de l’enfant et refusait de céder leurs enfants aux études ; d’autres fois, elle suivait l’avis des autorités scolaires. Ainsi la possibilité pour un enfant de voir sa trajectoire professionnelle modifiée par certaines institutions scolaires dépend encore une fois du rapport de force entre deux institutions qui peuvent tantôt marcher ensemble, tantôt s’opposer. On voit bien ainsi que l’égale probabilité pour le mérite de se voir reconnu par le système scolaire (rappelons que l’égalité républicaine est un système de sélection aristocratique) est suspendu à ce « dialogue » entre instituteur et familles. Ce que l’on appelle encore aujourd’hui une chance, demeurait du ressort de deux prévisions, convergentes ou non, du destin de l’enfant, dont l’une ne pressentait pas dans cette opportunité, forcément, un bienfait.
Bref, la sociologie a su trouver un appui à ses affirmations contre-politiques en usant de modèles (architectures, mécanismes, organismes, moteurs, machines, etc.) venus de différentes sciences, c’est-à-dire en montrant comment l’ordre social, la stabilité sociale ne tenait aucunement à la puissance de l’État ou à sa Constitution. Autrement dit, l’ordre, la stabilité – c’est-à-dire l’état – d’une société n’est pas régi, ou donné, par sa dimension politique (qu’on la comprenne en termes juridiques ou en termes de pure puissance) mais plutôt par des systèmes isomorphes à des systèmes naturels. C’est en quelque sorte un des principes de formation de la sociologie, cette différence essentielle vis-à-vis de la théorie sociale qui fut si importante à l’âge classique, c’est-à-dire la théorie du droit naturel. Mais là où auparavant, il ne pouvait y avoir de société qui ne soit politique (en raison d’un État censé lui confèrer unité et stabilité), la sociologie va tenter de trouver au social un ordre ou une dimension autonome, quitte à passer par des emprunts conceptuels plus ou moins pertinents.
Mais si une société n’est ni une construction, ni un organisme, ni une machine, comment la décrire ?