Dans un de ses derniers articles publiés mais un de ses premiers écrits, Michel Foucault signalait quels types d’espaces pouvaient être capables de définir et distinguer certaines périodes de l’histoire (l’époque au même titre que l’état, le stade, l’étape, la stase étant plutôt des formes de suspension ou d’arrêt du temps). Le plus récent et le plus déterminant de ces espaces était, à ses yeux, celui du réseau.
Un média contemporain a fait, il y a un ou deux ans je crois déjà, la publicité d’un de ses programmes en déclarant tout heureux « En 1943, il y avait aussi du réseau ». Ce bon mot, comme souvent, trahissait une ignorance et une profondeur. Car, comment ne pas comprendre que les réseaux existaient bien avant les technologies qui les ont mis, à présent, à la disposition du grand nombre ? Je ne parle pas des réseaux de chemins de fer, ou même avant des relais de poste, premiers grands réseaux visibles capables de sillonner, quadriller, puissamment chaque pouce des anciens territoires (à coups de perforation, décloisonnement, déportement, encerclement, etc.), je parle bien sûr – comme dans la publicité – des fragiles et fins réseaux de résistance et de lutte qui ont existé, en temps de paix, en temps de guerre, et qui existent encore. Je pense aussi aux réseaux de correspondance qui reliaient les cours, les chancelleries et les places marchandes depuis la Renaissance. Je pense enfin aux réseaux de clientèle que les Grands ont toujours tissés autour d’eux pour se procurer de multiples services. Bref, les réseaux sont anciens, c’est certain, mais c’est probablement seulement avec les technologies de communication actuelles que cet espace et les pratiques qui en réalisent la structuration permanente sont devenus dominants et accessibles au plus grand nombre. De maillage souterrain, discret ou superficiel, qu’il était, le réseau est devenu l’élément invisible mais immédiat et souverain de nos existences.
Naïvement, on pourrait très bien se dire que les entreprises qui vendent aujourd’hui ces outils de communication ont tenté de faciliter les amorces de réseaux qui devaient bien se faire jour, ici ou là, il y a plus d’une trentaine d’années maintenant. Il serait en effet tentant de croire que le libre marché aurait permis de répondre aux nouveaux besoins des populations et que les investisseurs récupéreraient ainsi, bien légitimement, le bénéfice de leurs services rendus. Il serait tout aussi facile de rétorquer à cela que, devant la multiplication anarchique des réseaux, les entreprises auraient plutôt essayé de devancer les réalisations en cours pour mieux se rendre incontournables dans la mise en place de tant de circuits de communication, normalisant au passage aussi bien les formes que les contenus des connexions. Est-ce ainsi, pourtant, qu’il en a été avec la circulation exponentielle des fichiers musicaux, circulation que les autorités publiques, au nom du droit des artistes (mais surtout au titre des bénéfices des producteurs et des distributeurs), ont essayé d’interdire et de contrôler en s’appuyant sur les nouveaux opérateurs de communication ? Les anciens réseaux de circulation de disques et de cassettes qui avaient cours après les classes – de collège, de lycée, de fac : « tiens je te prête le dernier de Cure que tu le copies et qu’on s’en reparle » –, se sont en effet développés si subitement, et à des échelles si monstrueuses (apparemment) avec les nouvelles techniques de communication, que cette niche tolérée et encouragée (les mêmes entreprises produisaient les disques et en même temps les supports et leurs machines de duplication) est vite devenue une menace et une cible majeure de l’industrie milliardaire. Le réseau informel dans lequel circulait le désir de musique n’a-t-il pas, alors, été brouillé, perturbé, parasité, avant d’être enseveli sous d’autres réseaux payants et officiels ? Est-on encore en réseau avec d’autres quand on communique des ordres à une machine qui fouille dans ses répertoires le morceau de musique qui vous intéresse ? Est-on encore émetteur de quelque chose qui vous relie aux autres quand on se tient dans ce type d’interface ? Simple question.
Mais suivons de près, alors, le devenir de Soundcloud.