Un marécage de pensées

Une histoire positiviste nous raconterait probablement comment l’anthropologie se décida un jour, un beau jour de grand soleil, à mettre de côté cette idée d’homme sauvage qui lui barrait depuis trop longtemps la route vers la scientificité qu’elle avait toujours convoitée. L’homme débarrassé de cet affreux masque, elle allait pouvoir enfin accéder à son domaine d’expérience et prendre sereinement possession de ses richesses factuelles – toute sa diversité. Malheureusement, celui-ci eut la fâcheuse tendance, à la façon d’un fantôme hilare, de sans cesse revenir d’où on l’avait chassé. Peut-être, alors, celui-ci ne s’en était-il jamais vraiment allé ? Peut-être n’avait-il jamais été banni effectivement de la cité, repoussé par ses savants dans les marais morbides de l’exotisme et de l’ethnocentrisme trompeurs ? Alors, finalement, le sauvage des anthropologues ne serait-il pas très peu sauvage envers eux ?

L’espace qu’il définit, en tout cas, me semble encore former le sol sur lequel bon an mal an leur science s’établit ? Et loin d’être le préjugé naïf d’une anthropologie spontanée ou même l’une des catégories suprêmes de la pensée occidentale, le sauvage me paraît composer le paysage premier dans lequel une certaine anthropologie, jusqu’ici, est venue déposer et disposer de ses concepts. Forêts, déserts, plages et friches, sommets et abîmes, ont été et sont encore les lieux communs, du monde occidental, dans lesquels les penseurs de l’homme ont forgé leur regard et trouvé leurs idées. Le font-il ailleurs aujourd’hui ? Et si oui, dans quels marécages honnis ?