Court-circuit
J’en savais plus encore – un plus qui ne serait qu’un doute aujourd’hui, un soupçon porté sur l’authenticité de mes paroles et de mes gestes -, j’apprenais à jouer ainsi ce que je savais être ma vie future, que je reconnaissais de loin et que je ne reconnaissais pas, que je faisais mienne, ici et maintenant dans le désespoir profond de Don’t Leave me now, la plainte de Vera Lynn, le désir brutal de Young Lust… Je les répétais en moi, les activant par le murmure aux lèvres serrées qui passait sur mon visage baissé en marchant sur le trottoir. Il était baissé de regarder ses pieds, comme une timidité sortie d’on ne sait où, mais de cacher aussi ses formidables moments d’intimité ouverte dans la rue, hors de chez moi, de ma chambre, du lieu partagé avec frères, sœurs et parents. Longtemps encore, je marcherais les épaules voûtées, la tête inclinée vers la terre, protégeant des regards ce que je ne savais pas être tout à fait moi mais seulement moi en train de mettre le masque, ne sachant pas trop encore s’il était bien mis, si l’on s’en apercevrait. Bien à l’abri du mur, je faisais mes essais de vie sociale, de ces moments où celui que l’on est doit émerger, apparaître, où il faut croire à un tel être. Je compris surtout que j’étais, non pas moi, mais quelqu’un et peu importe qui, là dans ce plaisir de jouer les autres qui me seraient donnés de voir, d’entendre et toucher. Parfois même à mon insu.
Une année seulement pour apprendre l’amour blessé, la mélancolie, la rage envieuse, l’ennui morbide, la jalousie galopante…
La terreur fascinée des premières écoutes du Floyd, avant The Wall qui allait tout rassembler : la longue montée de Shine on you… part I sur Wish You Were Here, des minutes et minutes interminables de musiques sans voix. Aux siècles passés, l’avènement de la musique instrumentale avait été un choc, pour le gamin sans autre culture musicale que les hits passés en boucle sur télés et radios, la stupeur fut aussi forte. Si le nom de rock progressif a voulu dire quelque chose, c’était ça, retrouver la force du rock’n’roll par d’autres moyens, conjurer l’essoufflement en recourant à d’autres puissances. Pas la longueur des morceaux, non, ça bien d’autres l’avaient fait avant cette année 75, mais l’effacement prolongé de la voix et plus encore, la certitude, à mesure que le morceau lentement se développait, que rien d’humain ne sortirait de là, Welcome To The Machine. La terreur passa ainsi, dans le souffle coupé du silence musical. Un précieux moment. Le moment précis où le monde s’assombrissait d’une crise qui n’en finirait pas. Mad Max, pour s’être jeté en elle le premier, nous guidait toujours. Fantasme ou pas, nous marchions dans ses pas.
Ce que cette longue plage instrumentale coupait, c’était plus que la possibilité de passer à la radio, le cap était déjà passé et les formats standards s’allongeaient déjà, elle nous délivrait de la radio elle-même, elle nous débranchait : quoiqu’elle diffuse, quoiqu’elle annonce, la radio est toujours en alerte, la radio alarme, inquiète, la radio seconde et soutient toutes les sirènes. C’est ainsi que j’entendais l’arrivée de Wish You Were Here dans l’album du même nom, l’ironie du Floyd de simuler une main tournant les boutons, à la recherche d’on ne sait quoi sur les ondes radio, et tombant par hasard sur leur titre. Ce passage, pour moi, ne confirmait pas la radio dans son rôle central de diffusion musicale, il en signait au contraire la capture par le disque. Waters, deux décennies plus tard, ferait de même avec la télévision [1]. La continuité des plages dans le disque, la constitution d’un flux musical comme le fit Pink Floyd avec The Dark Side of The Moon devint pour moi une réponse aux médias de masse, une manière de leur dire qu’ils ne feraient jamais passer sur leurs platines que des morceaux, c’est-à-dire des titres incomplets, découpés. Les DJ pouvaient bien avoir le disque en main comme nous, l’enceinte gigantesque et démesurée dans laquelle ils voulaient le faire résonner ne pouvait que les contraindre à mutiler son intégrité. Or, la chanson Wish You Were Here, en se jouant elle-même passant à la radio, permettait au disque de se boucler sur lui-même, d’intégrer dans son flux la façon même dont s’enchaînaient les titres sur les radios.
1.Le mur était d’ailleurs, probablement, un premier détournement des écrans de télévision : cubes aussi vides que le blanc des yeux, encastrés les uns aux autres, ne diffusant plus rien par eux-mêmes, sommés d’être le support de fantasmes extérieurs. Le spectacle de The Wall faisait pièce à l’individualisation du visionnage d’écrans ; Amused to death de Waters fera, quant à lui, passer l’œil humain dans le cube de télévision, ce dernier n’ayant plus, comme seul spectateur, qu’un singe captivé. Retour au texte