Schizophrénie
Longtemps encore, je saurai les paroles. Par cœur, comme on dit.
Pour les avoir apprises comme on ouvre ou l’on ferme une boucle en soi. Pour les avoir récitées dans la brume et la nuit, les trahissant peut-être, ou sûrement, d’autant plus qu’on les connaît ; se tromper et se trahir, dedans, se libérer dans cette défiance à demi-mots de la parole des autres.
Pour leur avoir apprises à se suspendre autour de moi, et repousser la terrible morsure des enfers de la vie adulte. Et risquer de créer, dans la boucle, une bulle enfantine, protégée du dehors, invivable au dedans. Si je peux me rappeler de l’adolescence comme d’une période, ce fut celle d’un anneau voulant ne se suspendre qu’à soi. Cet album en fut l’ouverture, le premier des diamètres.
Les paroles ne battent plus aujourd’hui. Du moins je ne les entends plus. Les soupçonne seulement de courir jusqu’au bout de mes doigts chaque fois que j’actionne la lecture d’un fichier ou d’un disque, puis de là chuchoter des bouts de mots dans les chansons à laquelle pourtant elles n’appartiennent pas, se glisser dans chacun de ceux qui résonnent encore en moi : blue sky, numb, Hendrix perm, wild staring eyes, every weakness, turns… je les imagine lancer des ombres sur le mur derrière moi, des formes souples qui disparaissent bien avant que je ne sois complètement retourné, ne me laissant jamais l’évidence sans réplique, là, bien en face de moi, de ma douce mais réelle folie.
Assez rapidement, les voix de The Wall avaient quitté la bouche de leurs personnages pour venir dans la mienne. Elles venaient chaque matin s’enfoncer dans ma gorge, rompre leurs fines nuances, leur épaisse brutalité, dans le souffle lent de mon pas décidé. Ne restait de leur passage en moi que les mouvements incertains de mes lèvres muettes, faisant mine de dire quelque chose. Il m’arrivera encore et encore, et peut-être indéfiniment comme cela, de prendre le mauvais tour de parole, de répondre aux questions banales du dehors : « Qu’est-ce que je vous sers ? » ou « La place est vide à côté de vous ? » en faisant tourner une autre bande, des paroles enregistrées autrefois, ou simplement d’interpeller les gens autour d’une phrase sortie sans prévenir, If You should go Skating of the Thin Ice of Modern Life…
Alors, si je ne ressens plus leur murmure incessant en moi, le bouillonnement qu’elles provoquaient de leur seule expression avalée – du sens, je n’en respirais qu’un brouillard -, c’est sans doute parce que c’est elles aujourd’hui qui soufflent en moi, ces paroles chantées qui ont donné une mesure à mes tremblements et mes peurs.
Les paroles, après tout ce temps, il faut donc les relire si on veut les chanter. Pour la plupart, il n’y a que le rythme qui soit resté, d’autres paroles s’y sont installées. Et c’est vrai, les dire (à qui ?, à toi, à moi, à personne) dans leur intégralité réveille un cadence qui ne cède pas. Jaillit une langue au bout de la mienne. Qui ne s’entrelacent pas.
Je demandais un jour, en classe, à une lectrice venue d’Angleterre, ce qui se disait, à bas mots autour et au travers des morceaux, toutes ces voix, chuchotements, dialogues de sourds qui en font l’atmosphère. Je ne suis plus sûr du tout quel bruit humain je lui demandais de traduire, peut-être celui-ci dans Nobody Home :
Where the hell are you?
Over 47 german planes were destroyed with the loss of only 15 of our own aircraft
Where the hell are you Simon?
Mais non, ce ne pouvait pas être ça. Et puis, je ne lui demandais pas de traduire, je lui demandais, à elle, si elle parvenait à entendre ce qui se disait, si elle déchiffrait tout, même en devinant. Je ne sais plus exactement ce qu’elle me répondit, des histoires d’accent écossais ou gallois. Elle n’avait pas idée de ce qu’elle avait prononcé. L’anglais, cet anglais que j’avais appris à parler dans les disques, se fissurait devant moi. Chanter, parler, crier, tout cela dans la même langue ne s’entendaient plus. Le réaliser, comme ça, sans préparation, était abyssal. À tel point que l’écho de cette voix morne et anonyme venait jusqu’à creuser de silences inconnus mon français d’écolier. Je perdis beaucoup de ce que j’avais appris de ces langues ce jour-là. J’en compris bien d’autres choses aussi. Je voyais les langues sortir des hommes, fourchues, gigantesques et féroces, se répandre sur les territoires d’Europe ou d’ailleurs, arracher les corps sédentaires entre leurs plis puissants et baveux, mauvais herbes humaines rabâchées, ruminées dans la bouche d’instituteurs porte-voix, ressemant bientôt dans l’enclos ces bêtes muettes que nous étions devenues. Entre les voix sur lesquelles je naviguais, la communication venait de se rompre. Je refis beaucoup d’erreurs de grammaire après cette heure de cours, important systématiquement dans les copies d’anglais l’argot des albums, leurs tournures imposées, leurs fautes assumées. Ce que je chantais en anglais, la mélancolie désespérée : Is There Anybody Here remember Vera Lynn ?, l’insulte perfide : You Little Shit, ne me semblait plus pouvoir être partagé. Ces paroles n’appartenaient même plus, malgré les apparences, à cette langue. L’anglais parlé et l’anglais chanté s’étaient séparés.
De cet anglais qui servait à dire, à communiquer, ne restait que les lettres griffées du livret de The Wall.
Depuis je ne sais plus quel âge mon écriture suivait les courbes tendres et les pleins aigus que donnait ma mère aux caractères. Sur les enveloppes et les cahiers, chaque lettre se voyait même ornée d’une excroissance triangulaire sur le côté. Fantaisie tellement régulière qu’elle donnait l’air aux lettres d’avoir été tapées, directement imprimées à la main. The Wall noya les billes du stylo dans l’encre des plumes.
Encre noir contre bleu d’écolier patinant ses boucles mal ficelées entre les lignes tout aussi bleues des cahiers ; vitesse sèche et précise des traits, creusant sans scrupule le papier, étirant parfois les lettres si loin qu’elles pouvaient s’effacer par endroit : les lignes s’estompaient, le quadrillage s’enfonçait dans les eaux grises de la page ; et puis cet épaississement soudain aux extrémités, aux queues, jambages et têtes, comme une indécision de la plume attendant de savoir où aller. Non pas quoi écrire, la voix du maître était là pour ça mais dans quelle direction partir que ça aille vers soi. Dans la pochette ouverte du disque où étaient griffonnées les paroles, jamais je n’avais vu écriture plus personnelle, plus marquée par le corps, la vie, la densité d’existence de celui qui avait laissé là ses traces à déchiffrer.
Je n’en parle plus de ces heures miraculeuses. Pour tout le monde, tout ça c’était hier. L’adolescence est un âge et à mon âge, elle est forcément révolue. On compte le temps comme ça ici, la mémoire que vous contractez, les attentes que vous développez, ne vous vieillissent pas, ne vous ravivent pas. Le chronomètre de l’âge avance, tique-taque, et c’est tout. Mais quand certaines lettres s’échappent des notes que je prends au hasard d’un stylo plume, un numéro de téléphone ou les courses à faire, je vois les empattements des Y, les obliques des L saillir à nouveau mon écriture manuelle.
Sans savoir, je décidai que les paroles qui recouvraient le mur du livret étaient écrites de la main de Waters. Auteur, compositeur, je voulais aussi qu’il soit autographe. J’enfermais son écriture dans la mienne. Plus tard, j’eus un doute quand je sus que Gerald Scarfe avait travaillé avec lui sur le design de l’album. Il se pourrait bien que cela ait été aussi inventé. N’existait-il pas une typographie qui en reprenait chaque caractère ? Et si c’était trop tard pour moi pour renoncer à cette écriture, j’avais tout de même, et quoiqu’il arrive, tenu et serré la main de Waters : l’important est qu’elle se soit tenue prête, elle aussi, à déposer ses belles paroles sur un mur qui n’en finirait pas. Mon avidité à écrire de la main de Waters, et non pas comme lui, ne pointait que plus la réussite artistique de l’album. Pièce musicale, graphique, théâtrale, cinématographique et politique, The Wall, de cet artifice et de tant d’autres s’accomplissait comme spectacle total.