L’obscénité rock’n’roll

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Le mouvement pour lequel les apparitions d’Elvis en public ont fait tant de scandale, ce mouvement du bassin, danse précise et rythme diffus du rock’n’roll, n’est pas une imitation de l’acte sexuel. Le mouvement n’est pas à la ressemblance du coït puisqu’il choque, justement, de montrer l’acte lui-même, de le mettre en lumière, sans même l’ombre d’un partenaire qui, s’approchant, en masquerait l’axe frontal. Elvis répète l’acte sur scène, le transporte, le déplace de cette « scène » obscure, dite primitive, dans laquelle il aurait dû demeurer lui dit-on. D’où l’obscénité du mouvement même du rock’n’roll : confondre les scènes, les mettre en continuité, faire passer un acte d’un espace à l’autre. Faire trembler le partage entre le dedans (l’obscur) et le dehors (l’évident), les limites du corps. Érection d’un geste, exhibition d’un fantasme.

Si Elvis imitait seulement, il laisserait dans l’ombre ce dont il ne montrerait qu’une image, une image certes brûlante mais toujours moins vive et étincelante que l’acte représenté. Elvis par son geste ne représente « rien » : il simule, il simule à la perfection, il consume l’image-modèle qui, incandescente, s’enflamme sur scène. Il pousse le pouvoir d’imagination vers son maximum : le double disparaissant, se consumant à la lumière, montre la chose. Ou quasiment. C’est ce que démontre le scandale. On feint d’avoir vu son sexe en action. Or le pelvis d’Elvis, pur fantasme, merveilleux simulacre, grandiose obscénité, reste image : un petit écart irréductible demeure, tout n’est pas montré puisque se marque un signe. Un signe de quoi ? Qu’est-ce qui s’oublie, se perd, s’absente, s’enfuit dans la brûlante image qui se consume au grand jour ? Qu’est-ce qui résiste à la nuit que la cendre même du signe « Pelvis » trahit sans le dire ?

Lors du célèbre et exemplaire passage d’Elvis au Ed Sullivan Show – la condition et le vecteur pour une diffusion de plus en plus massive de sa musique – la censure vient faire écran à l’obscénité du déhanchement de l’idole. Le geste, le simulacre invisible n’est signifié à l’écran que par les visages et les cris des spectatrices filmées dans l’assistance. La foule fait signe à l’écran d’une obscénité cachée. La censure télévisuelle transforme l’image des foules excitées en symbole de la scène cachée. Image dont la valeur de signe indique qu’elle est incomplète, qu’elle renvoie à une autre image, invisible ailleurs. S’il y a du symbolique dans le jeu scénique du rock’n’roll, si la division du spectacle que marque la rampe se structure de façon symbolique, c’est en raison d’une censure. Situation habituelle. Du fond de leur séparation, fosse et plateau s’appellent et se répondent l’un l’autre. Ils forment, à distance, l’image d’un acte sexuel.

Le rock’n’roll est fait de gestes autant que de sons. Les gestes pour jouer aussi bien que les gestes qui viennent au moment de le faire appartiennent à la musique. Le lieu où le Rock apparaît, autrement dit le corps du musicien, doit disparaître, se dissimuler, être caché. La scène existante, le lieu public disponible n’est pas l’endroit où il peut se montrer. Signe, le rock tire au-devant du public ce qui doit demeurer caché au plus grand nombre et surtout à la jeunesse – il excède la scène, il la charge d’une valeur nouvelle, outrancière et extrême. Image, il apparaît dans la foule qui le démembre et le renvoie à une scène invisible (celle de la censure et celle primitive). Derrière la scène se tient une autre scène plus profonde qui doit rester invisible.

Le rock n’a pas de scène à sa mesure : ni sur le plateau où on le dissimule, ni dans la foule qui le renvoie et lui désigne un au-delà (le public, sur le plateau de télévision, voit la scène que dissimule la censure mais ne la montre pas, la symbolise seulement). L’espace dans lequel le corps de cette musique se montre est une scène impropre, une scène où celui-ci ne peut se montrer pleinement, à lui-même et aux autres. C’est un corps à « l’expression » mutilée, par excès et défaut. Il n’a pas de lieu unique, entier, où se manifester dans son intégrité mais un espace divisé, médiatisé, symbolique.

Est-ce seulement la télévision qui est une scène impropre ? Sur les planches, la bonne vieille estrade de bois, ne se trouve-t-il pas le lieu adéquat ? D’abord, tous les passages télévisés n’ont pas été censurés et bien des spectateurs ont vu Elvis sur le petit écran faire son show. Ensuite, les polices locales filmaient déjà les concerts pour porter son obscénité devant les tribunaux. L’évidence si scandaleuse du sexe repérée par l’opinion dans le jeu d’Elvis était déjà une façon de pousser le rock hors de la scène : sa scène légitime était dans la chambre et devait le rester, ou s’il persistait à se montrer en public, sa place serait désormais en prison, derrière les barreaux. Il n’est donc pas sûr qu’il existe une scène primitive et positive du rock’n’roll, une scène où cette nouvelle musicalité brûlante du corps pourrait pleinement se manifester. L’existence d’une scène derrière la scène, d’une scène où tout se dévoilerait à l’opposé d’un lieu divisé selon les lois du public est le résultat d’une certaine police des corps. Les histoires de coulisses, celles que les rockers autant que les journalistes qui les traquent et les colportent entretiennent à propos du désir sont la défaite légendaire du rock’n’roll. Le retrait, le recul, devant le défi lumineux de la scène.

Manifestes

Mis en avant

On a beau dire, on a beau faire, expliquer qu’il n’y a plus que ça à faire, qu’il y a bien d’autres choses, que bien d’autres choses ont été faites, depuis… depuis la guerre d’Algérie, l’après-68, les Boat-People, la marche des Beurs, le Sida, la crise du logement, les sans-papiers, le printemps Arabe, la Jungle. On n’entend pas. Il faut faire masse, il faut faire nombre, pas autrement et pas le choix, il faut faire ça.

Les manifestations tendent à l’inefficace. Deviennent des simulacres. Cérémonies. Funérailles. Processions sans lendemain. C’est la loi. C’est le cas. Les manifestes ont fait corps, et synthèse, entre la politique et l’art au long du XXsiècle. L’art divisait pour mieux rassembler. L’art s’annonçait pour mieux convoquer. L’art se manifestait pour ne pas se manquer.

Les manifestes ne servent plus. N’agissent pas. Très très bien. Temps de s’en emparer à nouveau ! D’autres collectifs, anonymes ou braillards, factices ou réels, y attendent, y préparent, leur destin. En voilà !

Les Turbulents

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Les Turbulents

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Les Turbulents n’ont jamais donné de concert. N’ont probablement jamais mêlé leurs voix : ni celle des uns à celle des autres, ni au public, ni à la demande. Le fait est qu’ils n’ont véritablement pas de bouche qui leur soit propre, et qu’ils ne pourraient reconnaître dans le brouhaha qui les entoure, qui les relie et les sépare, de mélodie qui les annonce, de cris qui clament qu’ils sont là. Il n’y a que dans le remue-ménage de ce tumulte quotidien où on les voit qui s’interfèrent, se parasitent et puis se brouillent, ils synchronisent. Une bande d’infréquentables.

Les Turbulents, aussi étonnant que cela paraisse, forment néanmoins un groupe de Rock. Groupe étrange il est vrai, puisque, à ce qu’il me semble, ils n’ont jamais produit de musique ensemble, jouant beaucoup moins rapprochés qu’un orchestre. Pas de répétition, de balance. Leur rock’n’roll est pourtant toujours celui qui se fit entendre dans les plus évidentes obscénités du demi-siècle passé, un vent de cris faisant irruption dans le tissu sonore, mélodique et harmonieux, que d’un coup il voile, éteint, et dont il disperse les paroles et le chant qui s’en abreuvait. Le Rock est paru de la manière la plus éclatante dans cette musique urbaine des cafés, des rues, des maisons, des salles d’attente. Il s’est fomenté pourtant légèrement en deçà, dans un corps bourré, traversé, percé, de bruits et de sons aussi exultants plus discordants. Toujours en excès. Toujours bousculant du dehors.

Les Turbulents continuent de faire entendre au travers de la rumeur (dissipant, atténuant, son flux incessant quelques instants) les bruits de corps moteurs, de corps émetteurs, de bras-leviers, de doigts-commandes, les cris d’une progressive organisation d’un nouveau corps-machine traversé d’ondes et d’énergies aussi puissantes que bien souvent invisibles. Corps plongés dans les courants électriques et les radiations en tout genre. Les rugissements du rock’n’roll ne sont pas ceux de l’animal primitif qui se libère soudain de sa cage humaine, ce sont ceux de moteurs, de machines grinçantes, d’appareils en marche capable des plus grandes prouesses, et des plus grandes blessures, que les corps s’accaparent, emportés par eux, déjà, qu’ils le veuillent ou non. L’accélération des machines et des flux démembrent et remembrent nos bras et nos jambes. Nos sexes tournent, vrillent et suent les uns à l’entour, au milieu, des autres. Le lyrisme de ces cris est un résidu, c’est celui d’organismes désirant faire corps avec toutes ces machines, souffrant de ne jamais y parvenir complètement et souffrant d’y arriver par moments. Un cri s’élève du fond du corps, le déchirant, et lui arrachant ces plaintes qui trahissent les niveaux d’intensité où il est conduit. États-limites. Appels à de nouvelles organisations.

Les cris des Turbulents, ce sont ceux qu’ils entendent, ceux qu’ils émettent, qui font légèrement silence autour d’eux, et qui leur permettent d’écouter le chant ininterrompu des paroles humaines, de cette musique épaisse, grossière et puissante qui avale et emporte tout l’être sur son passage. Ils ne forment un groupe qu’au travers des échos, des ondes, qu’ils captent parfois et qui leur semblent une manière, une matière de communication entre eux, groupe reformé au loin, dans une parole ravagée qui crisse, rongée de tant d’autres paroles. Ils écrivent alors, mettent une croix, pour faire entendre et voir ces ondes, arrêter dessus le flux des images, indistinct dans la musique des paroles. Ils essaient d’établir autour de ce point de hasard où le langage défait se résout en cri une éphémère vibration. Ils y mettent toute leur mémoire, tout le flot de paroles sur lequel ils voguent et dans lequel bien souvent naufragent, ils y mettent toutes leurs vies.

Les Turbulents vivent, respirent, se soulagent dans ces climats imprévisibles et permanents où musique et parole s’indiffèrent. Et c’est dans cette rumeur que filtre leur son.