Contretemps

En passant

Il suffit de s’écarter de l’un des modes de communication rapides actuels pour que le temps prenne une brutale densité. Une vacuité ouverte.

Volts et sangles

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Dissémination Décembre

Raconter une histoire

Raconter, sans doute, fut remis en cause un moment. Je le sais. Je le sais, bien que ce ne fut pas mon histoire, mais celle de l’institution littéraire, un moment, quoique très court, et très localisé au final, peut-être même un moment d’absence. Non que la Littérature qui aurait tenté de ne rien raconter se serait fourvoyée, aurait tenté de passer hors d’elle-même, mais plutôt qu’elle ne l’a jamais fait, réellement. Toujours les romans, même les plus nouveaux d’entre eux, ont raconté quelque chose. Et toujours, comme le sont ces monuments de langage qu’on érige en Littérature depuis plus de deux siècles maintenant, toujours ont été autre chose : pleur, tableau, lettre, glose, diatribe, aveu, témoignage, jugement, farce, et tant d’autres choses encore. Le roman se reconnaît, on le sait, à l’accueil qu’il réserve à toutes les formes qui peuvent le rendre informe, plastique, renouvelable (ce qui n’empêche pas qu’il ait des façons d’accueillir tout cela, qu’il ait des grandes portes, des couloirs, des antichambres, des portes dérobées, des boudoirs et des caves, etc., pour accueillir tous ces hôtes opportuns, indiscrets et roublards).

Ce fut pas mon histoire cette retenue du récit, et pourtant, je n’aime pas, non plus, raconter des histoires. Je n’aime pas. Et peut-être n’ai-je jamais su bien discerner si le désamour se portait plutôt vers la narration elle-même ou sur les histoires, prises comme fables ou fariboles, histoires à dormir debout. C’est même incompréhensible puisque je trouve dans des textes, comme ceux d’Alan Lomax ou de Jorge Semprún par exemple, une beauté que n’ont pas les romans. J’accepte le récit (d’une aventure de collecte de blues, d’une traversée des horreurs politiques du siècle) s’il fait jour à l’expérience d’une vérité se faisant, et je laisse alors volontiers de côté ceux qui assument fièrement leur caractère de fiction. Il ne me semble pas nécessaire que le faux soit mis en histoire et raconté, tant l’opinion publique admet de nos jours la vacuité, l’aspect mensonger, du langage. Peut-être celui-ci est-il mieux adressé à d’autres arts. Peut-être qu’un art verbal du faux, aujourd’hui, est un art pauvre, que ce soit dans les conditions de vie de leurs réalisateurs ou dans les formes qu’ils expérimentent. Peut-être. Mais comme je l’ai dit, les romans font bien plus que narrer. Et puis, j’entends aussi bien que la vérité que les récits dégagent ne se fait pas aux dépens de leur caractère fictionnel mais se trouve au contraire renforcée, enrichie, magnifiée par ce dernier, grâce aux effets de sa rhétorique faussement transparente, silencieuse, et qui ne compte guère sur les supposées lumières du vrai pour lui frayer un chemin dans le brouillard du monde. Et les complications ne s’arrêtent pas là, mais cela devra se simplifier, à coup sûr, puisque l’histoire – celle avec un grand H comme la plus petite anecdote – ne compte pour moi – comme elle a toujours compté finalement pour la critique depuis plus d’un siècle – que transcrite, transposée, recomposée, reconduite sous d’autres modalités que narratives : n’a-t-on pas cherché tant de fois le portrait d’un homme, d’un milieu, d’une époque dans un récit ? Et aussi bien le dessin d’un paysage, d’une structure, d’un schéma de communication ou d’action ? Cela fait maintenant un bon bout de temps qu’on lit et écrit autre chose que du récit dans le récit, que ces derniers finalement ne nous racontent plus d’histoires, même fictionnant à tout va.

C’est pourquoi l’expression « raconter des histoires » témoigne pour moi d’une étrange répétition. Soit le redoublement est redondant, mais efficace et pertinent, alors nous ne racontons que des récits, nous ne faisons que des récits de récits, voix tressée ou perdue, ouverte ou écartelée, tendue en tout cas entre plusieurs versions d’une même histoire (et nous sommes alors dans l’art, admirable !, de la citation, de la reprise, de la variation, du pastiche et de l’hommage) ; soit il est inexistant car se glisse, subrepticement, entre le récit et son objet, une différence de nature qui fait que l’histoire, à proprement parler, ne peut donner lieu à aucun récit, ni intrigue, mais à tout autre chose que la critique sait faire largement apparaître depuis longtemps dans ses lectures. Aussi, tantôt j’accepte le récit, s’il est, en quelque sorte, porté à sa plus haute puissance (récit de récit de récit dont témoigne admirablement le travail de Pascal Quignard), tantôt l’histoire devient tout autre chose qu’une œuvre de langage, de narration, et se reporte plutôt (comme l’indique encore la langue et son étymologie) vers sa fonction visuelle, ou sa valeur de témoignage (souvenir du Parc de Sollers et pas d’autre chose).

J’en étais là, je pense, durant un temps incertain ; tandis que la nécessité de raconter montait dans ma gorge sans un goût véritablement prononcé qui puisse en justifier les préférences ; tandis que me venaient des évocations d’expériences que les travaux d’historiens me semblaient laisser par trop dispersés, que me venaient des situations que les romans enfonçaient trop profondément dans la vie de quelques personnages à l’identité trop précise ; accouraient des mutismes aussi, naturels ou contraints, qui appelaient une parole qui dise le temps, de l’Avant de l’Après, du Soudain et du Tard. Je comprenais qu’il soit nécessaire, un moment, qu’un objet puisse parler, ou un animal, un mort, un proscrit, un anonyme, un tableau, aussi bien. Ainsi essayai-je quelques bribes d’histoire, que j’appelais des trames, des formes d’espace-temps capables de retenir, dans leurs « toiles » ou leurs « griffes », de menus événements ou d’autres, oubliés : des temps, des moments de l’histoire, qui me semblaient toujours devoir faire partie du présent. De moi, d’un autre. Et comme, bien entendu, il y a presque toujours d’autres êtres qui vivent eux aussi dans le présent de ces événements, d’autres comme moi qui ne les oublient pas, il est possible de partager avec eux cette frêle existence : témoigner pour moi-même vivant de ces événements qui ne sont pas le fait de tout le monde (bien qu’ils en concernent plus d’un, peut-être beaucoup, la plupart) et en partager le plaisir et la peine. Étrange esthétique, je le reconnais.

Dans le groupe de textes que Pierre Cendrin nomme Orthopédie, je retrouve certains de ces mêmes problèmes, de ces mêmes exigences. Et dans l’état exact où ses textes se présentent. D’abord leur ensemble demeure toujours ouvert et ne s’organise ni en collection (groupe de nouvelles constitué autour d’une même thématique), ni en récit (ensemble d’actions « temporellement » coordonnées entre elles et distribuées ensuite entre plusieurs textes). Le prologue, que je vous invite à lire directement ici, présente un texte sans ponctuation, dont un grand nombre d’éléments dispersés pourraient facilement constituer, s’ils étaient ordonnés de manière visible, le fil continu d’une biographie, professionnelle et sociale. Mais l’architecture de ce récit virtuel a été explicitement mise en ruine et le texte ressemble plutôt à la trame défaite, à la liste déconfite, d’une série d’informations qu’un formulaire administratif détaillé aurait pu recueillir mais dont on aurait retiré et gommé les cases, quadrangles, et laissées telles quelles.

Ensuite, dans la série d’Orthopédie nommée I, II, III et IV, Pierre Cendrin nous déroule une étrange étoffe dont les différents pièces ne s’assemblent que selon des liens assez lâches. Le langage qui s’y essaie, au milieu de multiples et courts récits sortis de la bouche même des personnages, libère très rapidement, brève ou longue, une prose puissamment traversée par ces horreurs affreusement banales que rencontrent les vies même les plus tranquilles, même les plus décentes : suicide, violence conjugale, perte d’un enfant. Le premier de la série, surtout, met à l’épreuve les pouvoirs du récit face à une expérience qui, si elle n’est pas pure, ni bien entendu dépourvue de toute parole qui la porterait au-delà de son cas, demeure assez enfoncée dans les institutions psy(chiatriques et analytiques) pour ne pas être racontée tous les jours et faire partie ainsi de la mémoire commune. Dans ce texte, Pierre Cendrin nous porte au cœur d’une existence à la perception ouatée, au plus près d’un homme dont le corps « médicamenté » ne trouve, comme réponse médicale au souvenir aveuglant qui ne cesse de le retrouver, qu’une série régulière d’électrochocs : volts et sangles :

« On choisit ou non de monter sur une planche savonneuse »

La voix lui parvenait de loin. Pourtant, le corps d’où elle partait était juste là : à deux bras de sa jambe droite, qu’il avait repliée sur la gauche. Il sentait bien ces absences-là le happer, aurait voulu revenir. Rien n’y faisait, dans le tourbillon des choses seule la bouche était fixe. La dernière bouée qui le maintenait au réel. La fixer plus fort pour peut-être ré-entendre. Ré-entendre pour raccrocher le wagon des heures, avec ses mesures si arbitraires. Ces derniers temps, le train des choses passait près de lui sans s’arrêter, l’arrimant toujours au quai de ce souvenir. Il parvenait à entendre cependant, l’absurde raisonnement tenu par ce remplaçant. Le troisième. Le médecin originel avait été éborgné par une balle de golf. Il avait encore oublié comment il était arrivé ici. Quitte la bouche des yeux, se disait-il, tu te rappellera. Mais c’était de cela dont justement, il s’agissait : ne pas se rappeler. Planche savonneuse. Une ombre mouvante sur le mur du fond. Sa vue se brouille. Il se saisit du mouchoir en papier, sent qu’on le saisit. Combien sont-ils ?

Il y a plus de cachets que d’habitude. Grosse paume les lui enfourne dans la bouche tandis que Gros bras lui maintient la mâchoire ouverte et les mains dans le dos.

Le couloir au néon éclairé, sans fenêtre. Les portes épaisses, et derrière elles des hurlements étouffés. Il reconnaît Muriel. C’est elle qui est chargée de contrôler les volts. Francis, lui, c’est le préposé aux sangles. Les deux ont un voile comme de tendresse qui passe dans leurs yeux professionnels.

« Vous êtes encore monté sur la planche savonneuse, Monsieur le veuf ».

Il avoua que oui. Il s’était souvenu juste une seconde la raison de son séjour. Avait vu les images. Des bribes de couleurs violentes venait prendre l’ombre mouvante. Sombre décalque du corps mort d’Armelle, se balançant au bout de draps qu’elle avait noué ensemble. Au-dessus du landau où se trouvait le nouveau-né. La douleur au thorax a alors tout recouvert de rouge.

De ce récit, j’aime infiniment sentir cette trame du corps, cette totalité organique, qui se défait ; le réel renvoyé à sa définition, à sa valeur sensible, de simple constance ; sentir que dans cette bouche commence quelque chose, moins qu’une chose, va passer. Celui qui parle ne peut rien en dire. D’autres en diront un peu plus en recueillant des bribes. On entre dans une aire où le langage n’est plus immédiatement souverain. Même s’il en garde, par-ci par-là, les prérogatives qui se retournent en forces comiques. Regardez comment les formes toujours partielles de ce que nous percevons, le cerveau embrumé, prennent néanmoins statut d’individualité véritable, marquée du sceau d’un nom propre : Grosse Paume et Gros bras sont les personnages d’une intrigue, les repères singuliers d’une trame, qui, se soustrayant à toute réalité qui nous serait commune (le réalisme est notre dogmatisme ordinaire), fait saillir dans un langage accessible la vérité d’une expérience sensible en plein cours.

Quant cet œil qui scrute les bouches, essayant de comprendre ce qu’elles disent, cessera de les boucher d’un regard permanent, l’événement qui remonte, qui insiste, moins qu’un souvenir encore, passera. Mais il arrive, déjà, dans cette sensation de glisse qui fait le quotidien du corps soignant et le symptôme du malade : la planche savonneuse, corrélative d’une ombre qui se projette sur le mur : celle du souvenir qui se déclare peu à peu, inquiétant. La trame se tend sur le mur et se fixe autour du drap noué d’où pend doucement le corps d’Armelle. Puis se rompt, cruellement, dans la tristesse monotone d’un rouge qui repeint le monde de douleur et violence.

Absurdité de cette thérapie qui localise et précise son action sur l’activité électrique du cerveau au motif que certains faits déterminants de la mémoire y sont accessibles pour la science. Comme si faire l’épreuve de la mort d’un proche, affronter l’avenir qu’il vous tend en vous laissant seul ne mettait pas en jeu l’ensemble du corps, un ensemble déchiré, décomposé, perdu dans une situation dans laquelle il n’a plus de prise, plus de repères, plus d’action. La trame rend possible une mémoire de l’événement là où l’automatisme du souvenir-trauma, ce présent récurrent qui jamais ne s’enfuit, n’a pas encore de corps, de plan où se faire histoire, noeud et complication. Et sans doute est-ce dans la trame du cerveau, son réseau physico-chimique, que les psychiatres essaient de faire que cet événement trouve d’autres conséquences que ceux que leurs infirmiers contrôlent et compensent. Mais c’est encore à coups d’impulsions soudaines, brutales, déchirantes, comparables alors aux modes d’action du souvenir, que l’on essaie de rendre vivable cet événement à cet homme.

Il faut lire ce texte bref de Pierre Cendrin en petites visites insouciantes. On y voit dans le noir peu à peu, et, si rien ne s’éclaire à la manière de ces jours d’Idéal où tout est clair dans le ciel et assuré sur la terre, on y découvre néanmoins le coupant d’une parole dont le témoignage et le recueil, comme l’on sait, restent si souvent piégés dans et par l’institution qui les suscitent, à titre de document, de symptôme ou d’aveu. Le récit, ici, aiguise et transporte, nous rapproche, nous éloigne.

De ces volts et sangles.

 

Reaction in G

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Money

Money #2

pink_floyd_tvshow

Dans ces toutes petites analyses sans prétention on essaie de situer la place de l’économie, du succès, de l’argent rêvé ou gagné dans la vie du rock’n’roll. Et on demande à la musique elle-même de répondre, à tous les niveaux où elle peut, ou accepte de le faire (des paroles aux choix de setlists pour les concerts) pour enfin sortir de l’impasse que trop souvent on nous propose d’emprunter – dans l’histoire du rock comme au milieu de tant d’autres : le superbe récit de Peter Guralnick, Sweet Soul Music, sur la soul sudiste, en porte la preuve, ne pouvant concilier ensemble marketing et révolte.

Dead end. Alors, à quoi elle ressemble ?

L’impasse est une fourche, allez comprendre.

Soit, en effet, on nous dit que le commerce et l’industrie viennent nuire à cet art, mineur ou majeur peu importe, que représente la musique et on ne cessera de montrer, alors, avec tous les accents d’indignation que l’on voudra, le rôle négatif et corrupteur que l’argent y joue ; soit, on établira que le rock ou la soul, ou le rap, ou que sais-je encore sont d’emblée et de part en part des musiques commerciales et pour en conclure aussitôt qu’elles ne proposent aucune qualité esthétique qui soit véritablement digne d’attention : simple divertissement obscurantiste des masses. C’est à sortir de ce trou à rat qu’on s’emploie ici, en compagnie de Pink Floyd, qui a vraiment de quoi nous faire réfléchir. Mais ce serait pas mal une autre fois, et sûrement des bribes existent déjà dispersés sur la toile, d’examiner de près la série Vinyl de Jagger et de Scorcese, même si la première saison était loin d’être palpitante et que, finalement, il n’y en aura pas de deuxième, car, peut-être qu’en posant le problème du fric dans le rock du point de vue même d’une maison de disques, du plein de cœur de l’industrie lourde, essayaient-ils eux aussi, les vieux briscards de l’entertainment de poser autrement toutes ces foutues questions.

Reaction in G, 1967

Pink Floyd 1966

The Pink Floyd se forme en 1966 et se fait connaître d’un public d’auditeurs en 1967 avec plusieurs singles : Arnold Layne, Candy and A currant Bun, See Emily Play, etc. Mais sur scène, depuis le début, ce ne sont qu’improvisations, ou presque, autour de blues et de rhythm’n’blues, ce qui attire la foule des branchés londoniens. Sans doute étaient-ce à peu près les mêmes, durant cette année du moins, qui les voyaient en club et les écoutaient, sur disque ou sur les ondes. Pink Floyd, comme la majeure partie de la scène rock de Londres, transita donc par le blues, et jouait son King Bee de Slim Harpo, comme les Stones, depuis 1965. Et puis, comme l’on sait, le nom même du groupe est composé de patronymes de bluesmen, Pink Anderson et Floyd Council – humour génial que celui de Michele Mari quand il fait dialoguer ces deux hommes dans Pink Floyd en rougeson incroyable roman. De cette scène initiale, difficile de dire si la musique du groupe en sortira tout à fait, mais à l’image de ce nom farfelu et flamboyant que l’on affiche encore sur les T-shirt et sur les posters, elle continuera d’en choisir les termes, de les combiner, de les recomposer de multiples manières. Si bien qu’une fois Barrett parti, entré pour de bon dans la légende que d’autres écriront pour lui, la guitare de Gilmour fera encore entendre du blues durant les concerts : nombreux seront les spectacles qui débuteront et finiront ainsi, sur ces longs impromptus soutenus, suspendus, et tenus en haleine par l’orgue de Wright. La tournée où Waters cracha dans le public, Gilmour, comme à son habitude, jouait ce genre de morceau, seul, pour calmer la foule en fin de concert. Mais cette fois-ci, à Montreal, elle était si agitée qu’il quitta le plateau précipitamment, passablement énervé. La musique comme plainte, colère et consolation, pour le Floyd, demeurera toujours un seuil absolu donnant sur la scène : ouvrant et fermant le spectacle au public. Sauf en cette année 77, où le blues, semble-t-il, n’était plus capable de préparer la foule à leur propre musique : la rage avec lequel ils le jouaient, aux premiers temps du Floyd, avait gagné la masse de spectateurs qu’ils attiraient désormais à leurs concerts. Pink se tenait face à Punk. Ainsi, quand les membres du groupe diront, lors de différents interviews, que leur nouveau public, acquis depuis Dark Side, venait beaucoup plus les voir que les écouter, et braillaient ainsi tout du long, il faudra entendre à quel point le statut de leur musique avait changé pour eux, car ils oubliaient alors qu’il en était ainsi, mais sans doute autrement, au début même de leur carrière. L’auditoire, non, n’avait pas cédé la place aux spectateurs, seulement pris d’autres rapports.

Jouant et répétant dans les salles d’hôtels, le groupe, par manque de répertoire et alors qu’ils sont généralement engagés pour deux heures, allongent les morceaux selon différentes formules, dont une facilement audible dans quelques titres célèbres : montée progressive de la puissance sonore, accélération hésitante du rythme, explosion marquée au sein d’un élément quelconque (parole, gong), puis descente symétrique mais beaucoup plus rapide, beaucoup plus violente. Ce seront Careful with that Axe EugeneOne of these Days et le doublet Empty Spaces/Young Lust dans The Wall. Or, le succès venant, on oblige le groupe à jouer en play-back lors des passages télévision ; on lui demande toujours les mêmes chansons durant les concerts. Et à juste titre, d’une certaine façon, puisque le groupe n’a laissé sur son premier album, The Piper at the Gates of Dawn, sorti en 1967, qu’une seule trace de leurs exploits en concert : Interstellar Overdrive. Alors Syd Barrett, leader et guitariste du groupe, parolier et compositeur, luttant contre la pression grandissante qui s’abat sur lui, continue de lancer des improvisations sur la scène. Reaction in G est l’une de ces improvisations, répétée, relancée, sous la lumière « métamorphosante » des projecteurs. Un riff, on décolle. C’est une des voies qu’utilisera le Floyd pour éviter de trop se livrer au jeu commercial, pour faire face aux cris du public qui vous réclame de toujours jouer la même chose : réagir sur un ton différent qu’on indique d’un chiffre, d’une note, que seules des oreilles musicales reconnaissent et dans lequel on puisse s’entendre, se trouver, sur la scène. Accord resserré, minimal. Aussi, comme tant d’autres groupes avant eux, Pink Floyd cessera peu à peu de sortir des singles – même si l’échec de Point Me At the Sky, en 1968, accusé de plagier le Lucy in The Skies des Beatles, aura tout son poids dans cette décision temporaire. L’exploration du grand format, usant de pièces musicales aux durées du plus en plus longues, de plus en plus intégrées, sera donc ouverte.

Des quelques versions que l’on possède de Reaction in G, au mauvais son d’enregistrements faits en concert, il en résulte un magma sonore duquel il ne faut surtout pas vouloir les extraire. Certes les émanations orientalistes de l’orgue de Wright (celles que ses amis du Floyd ne cessaient de railler) et le jeu mélodique obstiné de Waters à la basse se découpent clairement dans l’ambiance assourdie que Mason tapisse pourtant de ses lourdes butées ; mais le Rock émerge, les historiens nous l’attestent, d’un ampli crevé ramené en studio, et dont le défaut simulait en cabine le bruit sale des concerts. Alors pourquoi vouloir distinguer les riffs de guitare somnambules, obsessionnels, de Barrett et les effets aussi calamiteux qu’ordinaires de la prise de son ? La distorsion fut d’emblée l’accident qui remplit de bruit et d’excès le clair interstice qui séparait pourtant scène et studio, l’un rejouant l’autre le temps d’un orage, l’accomplissant au mieux ou le mettant en défaut. Or sur scène, durant ces tempêtes musicales, Barrett retrempait sa guitare dans le plasma sonore d’où elle était sortie et qui lui venait encore, du bout des doigts jusqu’au fond du cerveau. Et si un titre connu pouvait être ainsi réclamé en concert, appelé à se reproduire comme l’autorisait le disque (mais de façon moins fastidieuse), la scène devait, du moins aux premiers temps du Floyd, toujours maintenir un jeu dans la manière dont elle reprenait le travail du studio, soit le rejouant ou l’anticipant, soit même le déjouant afin que la performance échoue à trouver le grain de cette chose parfaite, pure et identique à elle-même, dont on fait une œuvre. Barrett inscrira cet échec dans l’aventure du Floyd, cette défection qui fera de leurs concerts – tant que l’ombre de Syd bougera encore – des événements aussi marquants, sinon plus, que la sortie et l’écoute de leurs disques. Aussi Nick Mason, dans un des interviews qui annonça la sortie des coffrets Experience et Immersion, peut bien nous promettre que lui et ses comparses sortiront un jour ces bandes – ou d’autres – enfin nettoyées, elles n’effaceront pas la joyeuse, déchirante, confusion électrique qui baigne encore aujourd’hui ce morceau : elles ne feront que frustrer le désir d’avoir baigné nous aussi, avec eux, dans ce bouillonnant climat sonore – le disque live nous enlevant un peu plus désormais de cet air initial.

Mais écouter un concert d’un groupe qui n’existe plus, à une époque où nous-mêmes nous ne pouvions pas être là, cela ne vaut-il pas d’attendre et de dépenser encore quelque argent ?