En monde absence

Je ne vois que trois manières de comprendre comment le monde peut être ressaisi comme un fait. La première, la plus courante, s’instituant le plus souvent entre les chaises et les estrades d’un tribunal, suppose un même spectacle levé devant les hommes, et ceux-ci, attachés à différentes points de l’espace, le voient alors de différentes façons. Le monde, vu par ces hommes, décrit et entendu par eux, jurant de l’innocence, de la naïveté, de leur perception, apparaît tout au plus sous la forme d’un vaste champ de similitudes : une identité de principe, une uniformité invisible dégradée en ressemblance par des vues divergentes. Il faut un enquêteur pour rassembler cet espace, faire se conjoindre et compléter les vues, et un juge, qui dira si ce monde se ressemble assez à lui-même pour être dit réel, c’est-à-dire unique et identique à lui-même. Le fait est alors le résultat d’une enquête – non ce que perçoivent les témoins – et la réalité l’effet d’un verdict que les témoins peut-être, et le peuple assemblé ou non, sur la place publique, acclameront.

Il faut aussi envisager que les hommes ne sont pas toujours postés devant un paysage, face à la scène d’un théâtre ou devant une admirable peinture accrochée sur un mur. L’art n’est pas toujours là pour assurer la convergence des regards. Les hommes alors baignent dans un espace mouvant, dont aucun décor permanent et profond, à l’arrière-plan, ne se dégage qui pourrait lui donner une permanence. Vient alors de tous côtés un espace flou, imprécis et flottant, dont chacun transporte quelques instants la vue et la communique partiellement aux autres. C’est par ce bain dans la brume, dans la vitesse de ces flux que les hommes s’adressent parfois aux autres – flux eux-mêmes fluctuants, êtres périssables, incomplets – et qu’ils se communiquent la possibilité d’un monde. Se complétant les uns, les autres de leurs curieuses soustractions. Le monde se creuse alors lui-même, comme dans le cas précédent, mais ce n’est plus d’un invisible, que marque absolument le commun horizon : c’est maintenant sa continuité, son unité, sa plénitude, qui n’est pas sentie d’emblée et ne s’obtient souvent que dans l’étonnement ou la fascination. Comme toujours, les éléments dans lesquels on baigne et la façon dont on s’y plonge peuvent être nombreux : ce peut-être la luxuriance des choses, une ville en flammes, etc. Le monde est alors d’autant plus multiple qu’il n’est jamais complètement formé – achevé de telle manière que ses métamorphoses supposeraient sa spectaculaire destruction.

Il existe aussi un cas intermédiaire que Faulkner et de nombreux cinéastes américains auraient, dit-on, exploré. L’image insoutenable. Une image fulgure et s’immerge dans un espace quelconque et dessine un centre autour duquel vont, non pas converger les centres de perceptions, mais se trouver happés, hantés, par cette image qui va tous les mettre en relation avec sa propre absence – aucun point de vue ne pouvant la ressaisir tout entière. Et ce défaut, cet échec, les met alors d’autant plus en rapport, eux qui racontent et qui montrent, parce qu’ils savent justement que jamais ils n’épuiseront ou feront revenir sous leurs yeux cette image. Cette absence pure, dont toute la difficulté consiste à montrer qu’elle ne peut valoir comme origine – présence première et spectaculaire – passe probablement comme un processus, une durée éparse que les regards récitants, peu à peu, emboîtent, assemblent, tissant devant et autour d’eux un monde (ou une plage du monde) qui sera actuellement distinct de celui d’à côté. Jamais les différentes phases de l’image manquante, de la danse de l’événement, ne seront totalisables ; jamais il ne sera même sûr que toutes les facettes assemblées lui appartiennent vraiment. L’image aura montré tant d’aspects différents à ceux-là mêmes qui l’ont entrevu qu’il sera désormais impossible de revenir à celle-ci comme à une forme claire, une et bien déterminée. Au bout du compte, à bout de souffle, diront-ils, ce n’était même pas une image.

L’immatériel

En passant

Ce qui fait la bêtise suprême de certaines paroles, c’est l’innocente façon qu’elles ont d’écraser la poésie possible de celles qu’elles écartent trop facilement : ainsi en va-t-il de l’Immatériel. Terme courant, dont l’usage est heureusement contesté, il trahit la méconnaissance totale de l’actualité du monde dans lequel nous vivons. Quelle est donc cette matière qui aurait disparu avec la multiplication des réseaux électroniques ? La bonne vieille pierre qui figure comme le modèle même de toute matière solide : monuments imposants par lesquelles nous défions le temps (montagnes sacrées, mégalithes éternellement dressées, pierres tombales, tables de loi et leurs simulacres de papier) ; remparts puissants par lesquels nous nous protégeons de la blessure mortelle des éléments (grottes creusées dans la roche, murs de fortification, caveaux souterrains) ; inébranlables fondations par lesquelles nous tenons à disposition la certitude sensible d’une stabilité du monde.

Or, la physique et la biologie travaillent aujourd’hui sur bien d’autres matières qui n’ont plus rien de tangible, de visible à l’œil nu, et qui ont quitté ces formes rigides qui leur assignaient un lieu à chaque instant saisissable dans l’espace. La matière par excellence, et cela les peintres nous le mettaient sous le nez depuis bien longtemps, ce serait plutôt la lumière. Aussi n’y a-t-il pas de processus de dématérialisation des supports mais simplement un changement d’échelle, le passage dans une micro dimension. Nous investissons une profondeur inconnue pour nos sens, mais que les ingénieurs, les techniciens et les scientifiques connaissaient déjà par expérimentation. Par le biais des nouvelles technologies, c’est donc tout un univers pratiqué jusqu’ici par quelques groupes sociaux qui se trouve promu au rang d’habitat. Nous vivons désormais, à l’échelle qui nous est la plus quotidienne, au cœur même d’un monde que seule la science se figurait jusque-là. Miniaturisant nos supports d’information, nous élevons parallèlement l’espace des réseaux et des signaux au rang d’un nouveau macrocosme.

 

Pris par le manteau

En passant

Cielos (O la mano de Dios) Explored! By J.Lozano

La cosmographie de la Renaissance parvenait facilement à concilier l’image médiévale d’une terre plate – figurée sous forme d’un disque entouré d’eau – à celle d’une sphère, composée cette fois de terre et d’eau. Il suffisait, en effet, de raconter que Dieu avait créé le relief en tirant le manteau de la terre vers le haut, formant ainsi les montagnes tout en laissant monter les eaux – les deux éléments venant alors se mélanger. Symboliquement, donc, le sommet des montagnes était le point où la main de Dieu s’était posée.