Signe des temps

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Dissémination Une page par jour

 

Le tableau ordonné des jours, des mois, des années est la marelle sur laquelle nous avançons et reculons nos pas ordinaires. Les événements qui s’y inscrivent, à l’emplacement libre qui leur est d’avance réservé, ne déchirent jamais l’ordre du temps. S’ils le remplissent, on est occupé ; s’ils le comblent, c’est qu’on est débordé. Et le temps file par où la mémoire n’est plus capable de retenir ce qui lui passe au travers. Mais quelques signes demeurent. Sur tous les calendriers, agendas et almanachs surchargés, au-dessous desquels court ce temps furieux, décousu, erratique que l’on appelle sans doute aujourd’hui le stress, affleurent des marques, des ronds, des croix qui accentuent, intensifient, modèrent la marche régulière du temps. Au travers des jours qui s’écoulent imperturbablement dans un sens, ces signes flèchent d’imperceptibles passages : sauts, ponts, traverses vers des aubes qui ne viendront pas, ne reviendront jamais, ou à l’improviste.

Voici un exemple – improvisé pour cette dissémination d’octobre – des signes que recueille, depuis plusieurs années maintenant, la revue Scriptopolis. Lancée par des sociologues, ouvrant à d’autres le gigantesque champ d’investigation que constitue l’écrit et ses supports, cette publication constitue un véritable inventaire des signes du quotidien. D’une écriture éparpillée dans le monde. Presqu’un lexique du non-verbal, bien que nombre d’inscriptions recueillies soient composés de mots. Mais entre la lettre et l’image demeure un monde que le symbole et l’icône mesurent peut-être mais n’épuisent cependant pas. Les signaux abondent aujourd’hui qui érigent une nouvelle forme d’écrit dont le statut et l’usage sont aussi délicats à comprendre que pouvait l’être celui de la trace (il y a plus de trente ans maintenant) en histoire, littérature et philosophie. Ils permettent en tout cas de saisir à nouveaux frais l’espace des signes dans lequel nous vivons, dans lequel s’orientent nos sens et au creux duquel s’écrit au jour le jour le rythme effréné de nos existences. Scriptopolis dresse la matérialité signifiante de notre ordinaire. Dans le gris épais des jours qui s’accumulent, elle isole les balises, souligne les repères qui sont comme les transparentes armatures d’un futur journal d’écriture. Des marques plus éclairantes que les chiffres dans lesquels sont données les dates, les années (obscurs car dénués de sens) et les grilles qui sont de bien pauvres et vaines structures – soutiens bien abstraits.

Pour tous ceux qui se lancent dans cette écriture du jour (marquée par son accumulation perpétuelle, son battement lyrique avec la nuit, sa chute irréversible dans la grisaille, son attente indéfinie), ou plutôt pour tous ceux qui, écrivant dans la quotidienneté (comme tant de plumes le font), acceptent de faire de ce filet, ou pluie de signes, le langage propre à être exposé, pour tous ceux-là, Scriptopolis offre un répertoire gigantesque de nœuds littéraires : de quoi faire et défaire quantité de trames narratives. Flèches doublement, triplement, « multiplement » orientées. L’ébauche d’un réseau d’écriture filant loin des ambiguïtés, des contradictions, toujours hésitantes à compter Deux après Un. C’est en cherchant de tels espaces, en essayant d’y vivre, même sans espoir, que souvent Kafka livre ses plus belles pages : « il est peu probable que je vive jusqu’à quarante ans, la tension qui s’installe souvent dans la moitié gauche de mon crâne, par exemple, est le signe du contraire, tension palpable comme une lèpre intérieure et qui, lorsque j’ignore les désagréments pour ne considérer que le phénomène, me fait la même impression que la vue d’une coupe transversale de la cervelle dans les livres scolaires, ou d’une dissection presque indolore sur un corps vivant où le scalpel, procurant un peu de fraîcheur, s’arrêtant souvent et revenant, parfois tranquillement posé, continue à disséquer prudemment des membranes fines comme des feuilles, tout près des parties du cerveau en activité. » (Le journal de Kafka, traduction de Laurent Margantin). Signes contradictoires de jours qui s’allument, qui s’éteignent, puis la coupe s’opère ouvrant un espace, un jour impossible dans l’épaisseur obscure et vivante du corps, dans lequel l’écriture s’installe, où le scalpel s’ébranle, trouvant son rythme jusqu’à ce que des pages sortent directement du cerveau. Cette écriture qui cherche ses membranes et ses peaux, chez Kafka, on la trouve, bien sûr, au détour d’autres pages comme cette fois où « la fille, tout en gardant ses jambes immobiles, redressa son buste et me tourna le dos qui, à mon grand effroi, était couvert de grands cercles d’un rouge de cire à cacheter aux bords pâlissant et entre eux des éclaboussures rouges dispersées. Je remarquai alors que tout son corps en était plein, que mon pouce sur ses cuisses était posé dans de telles taches et que j’avais aussi ces petites particules rouges comme celles d’un sceau brisé sur mes doigts. » (Le journal de Kafka). Une femme se redresse, se retourne, et voilà que s’ouvre un nouveau support d’inscription, l’effet d’une signature qui gagne les corps. Encore un jour impossible où, dans la nuit où Kafka écrit, son aurore, pourtant, parvient à surgir. Nuit que la veille de l’écriture fait passer dans le jour. Jour que la nuit somnambule recueille des rêves et dépose dans la blancheur du papier.

C’est dans un tout autre espace que se livrent au contraire les écritures du jour attendu. Je pense aux carnets de bord, aux récits de voyages, de ces cosmographes, pilotes et marins qui s’en allaient vers le nouveau monde ; à leur manipulation répétée des astrolabes, quadrants et arbalestrilles, afin que lune et soleil enfin leur fassent signe : d’une relative position, d’un espoir honnête, d’une crainte mesurée ; je pense aussi à la lecture conjointe des signes perdus, égarés, dans l’immensité d’une nature rendue à l’élémentaire – oiseaux qui fusent dans l’azur témoignant pour une terre à portée, bois flottant d’un continent assez riche pour porter de si hautes futaies, nuages qui s’accumulent à l’horizon promettant une issue à la mer –, et la lecture des éphémérides, vaste compilation d’observations parfois séculaires de conjonctions astrales capables tout simplement de dire l’heure en l’absence d’un temps au battant régulier, cœur dont le sable transporté en mer ne cesse de chavirer, en bas et en l’air, sans jamais pencher en mesure ; je songe à ces lieux qui portent le nom du jour où ils furent, à d’autres yeux, découverts : soit directement, Rio de Janeiro, soit sous le patronage d’un saint, São Paulo, sites ouvrant désormais leurs contrées aux plus vieilles histoires que se racontaient, même en silence, les Européens : le paradis perdu, le retour du Christ, une cité de lumière, être un jour son propre seigneur… On accepte la fuite de tant de jours pour celui qui arrive, qui sera éternel, car l’écriture y sera inutile, sa promesse accomplie.

Il y a tant d’écritures des jours successifs, des jours qui se confient au prochain étant sûrs que lui et tant d’autres encore viendront. Ce sont les épigraphes solaires, se pointant aux aurores, à midi, et même au crépuscule ; écritures où la nuit se tient sous la page pourtant, car ce sol immédiat que vous grattez découvre au fur et à mesure que vous le lacérez (de vos pointes, de vos plumes, de vos griffes) la surface délicate, insignifiante, fragile qu’étalent momentanément vos journées. Viendront peut-être alors les signes de ces jours qui assombrissent déjà ceux qui s’annoncent et qui veillent sur eux d’une lumière douteuse. À commencer par ceux qui s’exécutent la nuit : les écritures commises au flambeau, retrempées à la chandelle, cheminant dans l’odeur entêtante des lampes à pétrole – laissant au matin des yeux de mineur apparaître rampant encore dans les boyaux dérangés de la nuit. Je laisse et j’appelle de plus érudits que moi à cerner ces littératures nocturnes, en signaler l’existence, en partager le plaisir.

Les signes du quotidien ne sont donc pas de ceux qui le remplissent, ni de ceux qui en organisent les jours en une durée fluide et « irrattrapable ». Ils sont pourtant apparents bien que dispersés dans les pages des agendas et calendriers. Ils marquent des ruptures abruptes et des continuités nocturnes alambiquées. Des scansions hasardeuses. Ils sont les minces fragments de nuit qui permettent de compter les jours, de compter sur eux, de faire qu’ils s’ajoutent ainsi jusqu’à l’infini. Car les jours ne s’accumulent pas, coulent seulement le long de la chandelle qui se consume peu à peu, et se fondent ainsi progressivement les uns dans les autres, alimentant le demi-jour dans lequel nous vivons, la lumière légèrement jaunie dans laquelle j’écris vers le soir. Toujours vers le soir. Je n’ai de mémoire que de lumières d’été courant sur l’hiver qui remplit mes yeux et lui permet parfois de passer. Soleils hauts toujours éveillés sur des brumes levées avant moi que je disperserai patiemment en journée.

Sans doute la littérature de journal est-elle une façon de faire entendre le jour sous le jour, la radieuse mémoire. Là où la Presse, dans son accélération permanente, remplit chaque jour que Dieu fait les pages que le souverain lui octroie, signifiant ainsi qu’il sera impossible de tout lire, que le temps déborde d’événements chaque instant, faisant fuir l’histoire hors de tout souvenir immédiat (le journalisme, secrètement, travaille pour la postérité, rêve de ne laisser passer aucun événement dont l’historien, plus tard, pourrait manquer, ne constituant ainsi pourtant qu’une mémoire close, perdue, encombrée, aussitôt périmée) ; le journal, lui, qu’il suive ou non à la lettre les scansions du temps partagé, jour après jour, mois après mois, que l’on s’y penche au contraire et s’y épanche suivant l’écoulement de ses propres humeurs, opère le mouvement inverse : fait passer dans le temps ce qui ne fuit pas mais ne s’y montre jamais : jour honteux, gris, poussiéreux. Récit des demi-jours et des nuits blanches. Au temps déjà écrit, générique et vide, que l’on figure de lignes et de chiffres, ne s’ajoute pas l’écriture particulière, anecdotique, du quotidien ; elle s’y loge, s’y protège peut-être du flux indifférent aux possibilités encore timides qu’elle expose aux courants, mais elle y répand ses marques surtout, étale et dispose ses rythmes hasardeux qui se bousculent, se synchronisent, et balafrent le cours immuable du temps. Ecriture qui date et dépose en silence un nouveau signe des temps.