Oui, fuir

La clé tourna dans la serrure et je n’y étais pas préparée… tant je refusais d’entendre les mots du genre tout va bien se passer, tu vas voir, ne t’inquiète pas… tant je restais sous le prestige de ceux qui clament qu’un jour, tout finira mal — tellement le pire avait installé depuis trop longtemps en moi ses couleurs. Peau de cadavre et plaie de l’âme.

Et puis…

                           … et puis il y eut ce coup de fil, celui qui me décida à sortir. Et me voici enrobée de laine, entraînée sur des rails – le wagon bondé comme il se doit – et même débarquée à la bonne gare, catapultée dans la bonne rue avant de tomber sur son immeuble : quelque étages de blanc, une découpe solide, rien à voir avec les tours brumeuses que j’avais vues en arrivant par les voies.

Sept ans à vivre ici, m’avait-on dit, sept ans passés seul, sans contact ou quasi : autant ou presque que son dernier au revoir. Si cette fuite ne s’était pas déclarée, je serais toujours autant accablée au fond de moi.

Son appartement était au cinquième. Cinq étages plus bas et personne n’aurait rien remarqué d’anormal. Je n’aurais pas hésité à prendre l’ascenseur, je n’aurais pas traversé ces sombres couloirs, cette intimité déposée au pied de chez soi, où se mêlent les vies, où les bruits de casserole répondent aux cris, où les postes de télévision éteignent le temps des parloirs.

22 B, une énigme dorée déchiffrée sur une porte au fond d’un couloir.

Jamais je n’avais été aussi proche de lui, d’une proximité que je ne savais possible que de par son absence, de ce qu’il n’était pas là, pour repousser ou retrancher tout contact.

Le pas en était franchi – puisque la serrure malgré ce à quoi je m’attendais avait plié sous la magie de la clé qu’on m’avait fait parvenir – je ne ressentis pourtant aucune joie. Je marchai, fébrile, dans ce qui avait été sa cuisine, bien rangée, son salon, tout propret, et peut-être son bureau, désertique. J’arrivai dans sa chambre, je déposai mes fesses sur ce qui avait dû être son lit et, de là, cherchai du regard ce qui aurait pu rappeler sa présence. Les murs étaient nus, la peinture était terne, aucun rideau ne protégeait cet endroit d’éventuelles indiscrétions du regard. Je fouillai les commodes, je tirai les tiroirs : des fringues que je lui connaissais déjà ! D’autres dont je n’aurais même pas su dire à qui elles pouvaient aller ! Impossible de lui remettre la main dessus ! J’approchai de son lit, j’en secouai la couette froissée, des livres en jaillirent qui s’étaient dissimulés dans les plis. Tous avaient leurs couvertures arrachées, tous avaient été écrits de sa main. Il ne revenait toujours pas ! Je redécouvrais seulement à quel point il pouvait être effacé dans la vie car même à se tenir en ce lieu où il avait vécu seul, on avait l’impression qu’il n’avait jamais été là, ni même été en quoi que ce soit – comme s’il avait été d’effacer, à chacun de ses gestes, chacune des moindres avancées de sa timide existence.

J’étais revenue dans le vestibule : à l’entrée de cet appartement qu’il s’était consciencieusement employé à vider de lui-même.

Je n’entendais plus, cependant, résonner sa voix : toujours à parler du bord de ce trou depuis lequel il s’élançait pour faire vibrer quelques mots dans les airs. Je commençai à croire, moi aussi, qu’il avait bel et bien disparu – mais je n’aurais pas su dire à quel moment, à quel endroit, exactement dans ma vie. Connerie d’avoir ainsi voulu le surprendre tant qu’il n’était pas là.

Il fallait ne plus y penser.

S’acquitter de sa tâche et c’est tout.

Deux jours allaient être bien courts pour trier et débarrasser ses affaires.

 

On m’avait loué une chambre d’hôtel un peu plus haut sur l’avenue. On semblait être pressé, dans la famille, de récupérer l’appartement, de le vendre : de ne plus entendre parler de lui. Et on voulait s’assurer avec moi qu’il n’avait rien laissé de notable.

Hasard d’avoir été à la lettre B d’un ancien répertoire, hasard d’avoir répondu la première à l’appel. Mais tant mieux pour la chambre. Car si j’avais d’abord imaginé passer ces deux jours chez lui, dans son appartement, pour m’entourer une fois la porte refermée des ces mêmes parois qui avaient cerné et cloisonné sa maigre existence : murs, portes, fenêtres et miroirs ; il avait suffi de quelques minutes pour comprendre qu’aucun étranger ne pouvait raisonnablement habiter dans son antre. Même effacé comme il pouvait l’être, et peut-être surtout pour cette raison-là, il avait fini par rendre ce lieu inhabitable, invivable à toute autre personne que lui. Bien : on ne s’y trouvait pas.

Dans l’entrée son miroir renvoyait l’expression d’un visage, celui qu’il vous présentait quand on l’approchait de trop près : ni tout à fait hideux, ni tout à fait cruel, une façon de se tourner vers les autres qui reniait avec force toute identité commune avec vous. Cette misanthropie était telle (les quelques affaires qu’il gardait étaient arrangées de telle manière qu’elles semblaient uniquement adressées à lui : elles appelaient ses mains, elles demandaient ses doigts, elles suppliaient ses lèvres) que son appartement en avait perdu toute humanité pour autrui : soixante mètres carrés réduits à l’usage d’un seul habitant – d’une espèce inconnue ; quatre pièces devenues incapables d’accueillir même une seule autre personne que lui.

La même absence qui m’avait appelée jusqu’à lui, il y a à peine quelques jours, me jetait maintenant carrément au dehors.

Le premier jour, je restai prostrée au milieu des rails bien dessinés de son train de vie ordinaire. Le sol était propre, carrelé, quadrillé. Il y avait peu d’objets dans les pièces et tous étaient impeccablement bien rangés : rien n’indiquait la précipitation ou le soin particulier d’un départ.

Il y aurait à faire taire ceux qui espéraient reconnaître dans le fracas des objets le sillage houleux d’une vie brusquement chavirée. Sept ans ici avaient passé et l’ordre que je découvrais avait certainement le même âge. Un quotidien au plus chaud de ses folles habitudes.

Le deuxième jour, malgré une courte nuit de sommeil, je me mis au travail, brassant, triant et empaquetant ses affaires. La salle de bains était la pièce la plus délicate : c’était là que la fuite s’était déclarée, c’était là qu’étrangement il avait remisé ses papiers. De cartons entiers il ne restait qu’un monticule de bouillie – piétiné certainement par le plombier – le restant mis de côté dans la baignoire. Je déchirai la chair molle et brune des emballages, jamais je n’avais vu autant de types d’écriture : il y avait là des chiffons tamponnés, de fines plaques de verre entaillées, des feuilles découpées qui avaient perdu leur herbier, il y avait des feuilles de papier d’un format qu’aucune imprimante même des plus sophistiquées n’aurait voulu reconnaître. Et le tout était aussi sec et fascinant que proprement illisible. Chaque support avait un jeu de signes presqu’entièrement renouvelé. J’avais là, sûrement, ce qu’il avait fait de plus singulier. Et c’était le pire.

J’ajoutai cette trouvaille aux paquets déjà préparés et, une fois un peu d’aide demandée aux voisins, tout ce beau monde descendit dans une grande procession au fond du local à poubelles. Dans de grandes bennes vertes, chacun à son tour déversa par grandes goulées ce qui apparaissait maintenant comme le fatras insignifiant d’une existence confuse. Je me réservai la benne jaune dont je soulevai le couvercle. Je pris le carton dans lequel j’avais rassemblé tout ce qui restait de ses œuvres inachevées puis je balançai le tout d’un rire discret.

Je remontai ensuite avec les voisins pour vérifier que je n’avais rien oublié. Dans l’escalier, l’un d’eux sifflotait.

Au moment de refermer la porte avant de partir, je jetai un dernier regard dans les pièces. Je vis par les baies vitrées qu’une des grandes tours d’à côté me toisait. Sa belle ossature de tombeau m’assurait d’une chose : de mes blanches mains j’avais achevé ce que même sa disparition n’avait pu réaliser.

Je claquai la porte, je fouillai mon sac.

Une nouvelle fois la clé tourna dans la serrure.

Une nouvelle fois elle fit un tour.

Tout ça, vraiment, n’était pas de bonne augure.