L’oeil intérieur

Il y a quelques années, je découvris que la phénoménologie, pratique majeure de la philosophie française, était en train de passer un cap important de son histoire. Elle ne s’interrogeait plus tellement sur ses fondements – comment le font tant de philosophies qui s’épuisent à se justifier – que sur son statut de discipline, c’est-à-dire sur la nature des exercices qui définissent sa pratique et sur les éventuelles modalités de transmission qui en assurent l’unité et la continuité ? Était-il possible de répéter les actes (épochè, variations imaginaires et autres) réalisés par Husserl ? Ces actes pouvaient-ils faire l’objet d’un apprentissage méthodique hors de la simple connaissance des textes ? Existait-il une possibilité pour que la phénoménologie puisse être une pratique enseignable sans devenir une école, c’est-à-dire une doctrine ? Question trouble, dans la mesure où cette philosophie, sous les noms de Husserl, Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty, etc., était déjà, bien ou mal, trop ou pas assez, enseignée sur ce mode dans les universités et les lycées. Mais je la comprenais ainsi : y a-t-il, au-delà des thèses énoncées par ces différents philosophes, une pratique philosophique à l’œuvre dans chacune de ces phénoménologies ? Autour, en deçà, à côté des textes qui en composent la tradition spontanée, existe-t-il des choses à savoir, des obstacles à connaître, des capacités à exercer pour porter son attention à ce qui luit au loin, à ce qui vient, à ce qui se manifeste enfin ? Ou bien la phénoménologie ne serait-elle après tout qu’un nouveau logos, un pur exercice de la parole ?

Il y a des philosophes qui répondent explicitement oui à cette question, des philosophes pour dire que cette philosophie ne requiert aucune pratique spécifique : « Pour porter au jour la vérité, il n’y a ni terme ni chemin, ni procédés ni moyens » dira Claude Romano « mais seulement l’effort vide et quasi désespéré de celui qui se trouve jeté au milieu du monde sans recours ni secours, livré à l’aplomb vertical, à l’abrupt pur, sans limites et sans prises, de la manifestation ». Éclatant et tout aussi étonnant lyrisme de celui qui ne cesse de penser – pour l’essentiel – à partir des livres et des expériences qui font sa discipline ; surtout quand, au terme de l’excellent travail critique qu’il vient de mener au sein même de la phénoménologie, il énonce tout simplement que le seul geste qui vaille pour un phénoménologue n’est autre que celui de l’argumentation. Celle-ci se voulait pure science descriptive, là voilà devenue dialectique de la manifestation. Pour le reste, l’expérience qui nous donne accès à cette vérité qu’il s’agit mettre au jour semble être celle de tout le monde (et donc de personne, en un sens, épreuve ne demandant aucune préparation, n’exigeant aucune faveur, ni particulière attention, faisant de l’expérience de la vérité un pur événement, une imprévisible occurrence : alors les philosophes seraient-ils simplement des chanceux ? Ou, vue la dramaturgie mise en place pour dire l’accueil de cette fameuse et précieuse vérité, des hommes courageux pris dans un destin malheureux ?).

Il y a néanmoins des actes que la phénoménologie suppose en nous en permanence, et notamment un qui, bien qu’il soit difficile à ressaisir pour lui-même, est tout à fait capital : je parle bien sûr de l’intentionnalité. Nous supposerons qu’elle dérive du Nous platonicien, cet œil intérieur, cet œil de l’âme, qui s’oppose à l’opsis, même mathématique, qui est la perception visuelle sensible. Comment appréhender un tel acte quand il s’accomplit ou plutôt comment éprouver, exercer cette vision que nous accomplissons spontanément, afin d’opérer une conversion du regard vers le phénomène ?

Cette question, je ne me la posais pas pour apprendre la phénoménologie (qui me semblait la discipline majeure de la philosophie contemporaine) mais pour prolonger les travaux de Michel Foucault. Si les effets de la pensée foucaldienne dépendent de la description des énoncés, à quelles conditions ces énoncés pouvaient-ils devenir repérables et de quelle manière fallait-il les aborder et les décrire ? Je posais en fait la même question aux textes de Foucault que la phénoménologie se posait à elle-même : quelle est donc la pratique capable de produire tels ou tels effets de pensée et comment s’y exercer ?

J’ai d’abord pensé que les énoncés étaient quelque part dans les textes, déjà formés, et qu’il fallait donc les trouver, les extraire, c’est-à-dire les découper des textes auxquels ils appartenaient. Il fallait faire violence aux unités de discours constituées et instaurer des textes en tant que tels : fragments de signe qui font sens en tant que tels, sans justification aucune. Je pensais donc qu’il existait une vue possible des énoncés ; une vue à partir de laquelle ces derniers seraient toujours donnés et se laisseraient décrire : phénomènes non dissimulés mais pourtant invisibles, autrement dit évidents, baignant dans une éblouissante lumière, et qui n’avaient nul besoin d’œil intérieur pour se faire jour, ni même de lumières préexistantes dans l’âme pour reconnaître leur profil dans le fouillis du monde ; le regard optique qui était le nôtre avait seulement besoin de certaines conditions pour régler sa vue, en permanence, sur la dimension énonciative des mots et des choses. Ainsi, était-il nécessaire de procéder à la comparaison généralisée des textes pour faire saillir les différences et les possibles contours de leur statut d’énoncés. La formule de Deleuze sur la nécessaire sculpture des énoncés prenait alors tout son sens. La comparaison était plus une confrontation de textes qu’un aller et retour de l’œil d’un bord à l’autre de pièces choisies et rapprochées ; elle s’apparentait plutôt à une taille de fragments aux puissances inégales, au choc de deux épées (selon une formule de Foucault), d’où pouvaient surgir quelques étincelles qui, à leur tour, en y jetant d’autres textes déjà presque consumés ou plus que brûlants, pouvaient elles-mêmes allumer un grand feu (ou du moins faire jaillir un peu de lumière, de chaleur et du fumée).

Il fallait également accumuler un certain nombre de documents sur la longue durée pour voir, ne serait-ce que dans une extrême pâleur, des différences dans le langage de la folie, de la maladie ou de toute autre expérience vitale. Les historiens savent à quel point la longue durée (a contrario de l’expérience des nouvelles médiatisées pour lesquelles il faut attendre la retombée afin de saisir ce qui en elle contient ou manifeste quelque actualité, quelque tendance, même de courte durée), la perspective de large cadre, donc, offre au regard un temps quasi vide, immobile, que de menues inflexions (mais capitales) viennent seulement faire onduler. Il n’y a pas de mutations brusques, évidentes, bruyantes, comme les réclament les journalistes. La Révolution est un mauvais modèle de l’événement. Bref, confronter les textes, faire varier les échelles d’observation (les instruments optiques aussi en prenant parfois les lunettes d’autres disciplines à titre d’épreuve, de démonstration), toutes ces pratiques communicables permettaient, il me semblait, de faire apparaître sous nos yeux les énoncés et donc de les décrire tels qu’ils étaient. Les énoncés étaient cachés, rendus invisibles par la lumière trop intense qui les enveloppaient, il fallait s’éloigner, voyager, se déplacer, etc. pour les faire apparaître, enfin. C’était, il me semblait, le fin mot du positivisme heureux de Foucault. Heureux, puisque ces énoncés avaient beau être là, quelque part où l’on pouvait les voir et les décrire, ils ne nous attendaient pourtant pas à la manière de choses qui attendraient d’être découvertes pour connaître enfin le statut d’objet qu’elles méritaient depuis toujours ; les énoncés, dans leurs traits d’évidence, leur accès rétrospectif, demeuraient, à la mesure même de ces propriétés, des événements. Trouver l’énoncé, le déceler n’était alors que la première partie du travail, il fallait encore le décrire de telle manière qu’il soit visible en tant que tel et que l’on ne puisse plus le confondre avec ce qui est lui si proche et pourtant étranger : ce dont il parle, ce qu’il exprime, ce qu’il vise. La description devait rester dans l’ouverture d’un regard qui tirait dans une lumière neuve ce qui s’y trouvait, au risque de le perdre puisque aussitôt que nous parlions, la dimension de l’énoncé se fermait à la vue tout en restant ouverte sans difficulté à la parole.

À quoi pouvaient donc ressembler ces énoncés que l’on espérer pouvoir exhiber ? Il me semblait, et les premiers textes de Foucault sur l’imagination me le confirmaient, qu’il fallait les chercher dans les passages les plus imagées, les plus poétiques des textes découpés ; là où, de manière incidente et naïve, était dit quelque chose sur l’espace d’où sortait ce discours en train d’être lu. C’est l’imagination, qu’à la manière de Bachelard, Foucault plaçait au devant, aux côtés, tout autour des choses ; l’imagination qui, comme chez Kant, sous-tendait leur perception concrète (Foucault, silencieusement, articulait Merleau-Ponty et Bachelard pour réaliser une théorie unifiée de la perception et de l’imagination), et se trouvait à la racine de leurs concepts et de leur objectivité. Les énoncés étaient ces images (elles aussi repérables sous certaines conditions, notamment leur fausseté, leur caractère extrême délirant, erroné, vis-à-vis des normes actuelles du vrai), ces paroles figurées, délirantes, fantastiques, que le discours véhicule mais qui flottent maintenant au milieu des choses sans statut autre que celui de ne pas – ou plus – être de ce monde. Les énoncés étaient ces textes qui se confondaient au maximum avec des visibilités tout en n’éclairant plus rien dans le monde, ni ne correspondant plus avec lui. Cendres funèbres. L’intérêt de Foucault pour Freud était là, dans cette manière de repérer les petites failles soudaines dans le cours du discours et des gestes (comme il le montre dans son texte sur la psychologie), dans les propos délirants et inacceptables qui font le support même des mots et des choses. Le structuralisme de Foucault se trouvait dans cet curieux mélange de parole et de vue, tiers entre les mots et les choses et plus profond qu’eux.

L’écriture littéraire de Foucault trouvait sa raison en ce point : là où se tiennent les textes poétiques, les textes peintures, les tableaux de langage, qui gisent au fond des paroles grises du monde quotidien (ou dans cette autre direction prise, apparemment, dans La vie des hommes infâmes). Foucault avait entamé ces expériences descriptives dans des textes littéraires : Sade, Rousseau, Roussel, Bataille, etc. ; c’est peut-être par goût, par fidélité à Bachelard, ou autre, qu’il fallait extraire cette poésie des textes, mêmes scientifiques (voir les descriptions fascinantes de Pomme) et y faire droit dans une écriture d’autant plus flamboyante qu’elle devait mettre au jour, faire voir de mille manières, les contours et les parois des formations discursives. On pouvait alors dire que les énoncés étaient rares en droit comme en fait, que toute phrase n’était pas un énoncé mais reposait dessus, dans la mesure où les énoncés ne se montraient, toujours de biais et de côté, qu’en se faisant poésie et peinture. On n’était plus dans l’Ut Pictura Poesis, rapport hiérarchique et analogique entre peinture et poésie, mais dans une Mêmeté distincte d’une pure identité logique : une indétermination première qui faisait confusion sans pour autant aveugler. (J’emploie ce mot philosophique selon le seul ressort d’une intuition puisque c’est bien sûr toute une lecture de Heidegger qui se trouvait derrière ce travail. Seule justification de ce rapport : on éprouve le même bonheur de lecture en ouvrant Les mots et les choses et Le principe de raison).

Les énoncés n’existaient donc pas tout fait, du moins leur apparition n’était jamais complète et supposait certains tours du regard, une opération descriptive particulière pour être un peu visible ; il n’en restait pas moins que l’on pouvait anticiper leur repérage par certains critères esthétiques et rhétoriques. À ce niveau, et contrairement à l’interprétation de Deleuze, il ne me semblait pas que les critères pour former le corpus aient dépendu directement de foyers de pouvoirs. La principale tâche en tout cela était de dépasser la science : c’est-à-dire de posséder le savoir contenu dans un discours, de s’en détacher, sans aller, comme les phénoménologues, s’enraciner dans l’expérience vécue, mais se tenir encore plus en retrait, en deçà, au point où les mots et les choses n’étaient pas encore distincts et équivalents, c’est-à-dire s’enfoncer dans l’élément immémorial de l’imaginaire. Foucault nous semblait extrêmement sensible au fait que la rage avec laquelle les sciences qui se développaient à notre époque disqualifiaient tout discours et toute expérience, ne cessaient de produire autour d’elle tout un bazar d’erreurs, d’illusions, de faussetés, de délires. La raison, dans le développement des sciences, n’étendait pas son domaine, mais construisait au contraire une citadelle d’autant plus haute et étroite qu’elle rejetait tout le reste de la culture au-dehors.

Ainsi, à la différence de la phénoménologie, il n’était pas nécessaire de recourir à l’exercice d’un hypothétique œil intérieur pour que les énoncés se manifestent ; il suffisait, avec les même yeux que l’on utilise en lisant, d’élire les images parsemant les textes et de façonner autant que l’on pouvait les figures qu’ils contenaient pour décrire le socle énonciatif. La lettre donnait accès immédiatement à l’image (du moins à des bribes d’images) et l’image formait le sol de la lettre. Mais de l’un et de l’autre, encore fallait-il extraire énoncés et visibilités.

Il y avait pourtant un problème. Je n’avais pas accès aux notes prises par Foucault, les notes qui auraient pu démontrer l’existence de ce type de sélection de données. Et au vu des archives produites aujourd’hui, il ne me semble pas confirmé qu’il procédait ainsi.

L’interrogation, par conséquent, se poursuit.