Dépolarisation de l’intimité

Dissémination de janvier – Écriture et Image

 

Il chiffonne.

Depuis tout à l’heure, il chiffonne.

Tout ce qui passe à sa portée : les feuilles noircies, bavantes, grattées, imprimées, que ce soit de cartes, de cours, de plans, factures, billets, adresses, promesses, retournées, froissées, tachées, réécrites, qu’il prend à plein bras contre son torse, qu’il serre et presse sans les broyer, en étouffe tout filet d’air possible entre leurs plis, et les glisse sous son t-shirt, contre son corps mis à genoux, puissamment appuyé sur le cul de ses pieds déchaussés, la poitrine gonflée, inspirant doucement son poumon de papier. Tout. Puis il expire violemment, la bouche vers le ciel, les bras dépliés au bout duquel chaque main vidée, paume ouverte et creuse, attend de recueillir du bout de ses doigts la pluie de signes, de lettres et de traits qu’il vient de compresser avec son corps, presqu’avaler, recracher ; mais rien ne vient. Les signes ne décollent pas du papier. Il faut recommencer : d’abord avec ces lettres que l’on a acceptées, puis avec celles des autres que l’on aura volées, et celles de personne, catalogues et publicités abandonnés sur le côté, en marge des boîtes, déjà poussées, en route pudiquement vers la poubelle tout près. Collecter encore, chiffonner toujours, peut-être enfin respirer.

Je voyais ça tous les matins depuis quelques semaines, entre la blancheur des murs qu’un printemps de plus était venu salir et celle des lettres que je recevais, chaque jour ou presque, candides et fières d’être toutes arrivées, ou quasi, entre mes mains sans que je sache toujours tout à fait comment. Parce que…

Parce que je ne traitais pas toujours mon courrier, je m’y mettais subitement, quand les questions que suscitaient ces envois finissaient par se taire, que le mystère qu’elles creusaient jusqu’au fond de ma bouche s’écroulait sur lui-même, obstruant le passage du murmure ininterrompu qu’elles faisaient et qui, au plus fort de la journée, pouvait même recouvrir celui de la télévision. Sinon, je ne sortais pas des limites du petit écran. Et je mettais le son si fort que je n’entendais pas, quelquefois, quand le facteur m’apportait le courrier.

D’ailleurs, je ne savais pas si vraiment c’était mon courrier. Je ne reconnaissais pas mon nom sur les enveloppes. Je savais le déchiffrer, bé eu èr gé eu èr, mais je ne le voyais pas. Pas vraiment. Alors quand l’homme au képi me portait un recommandé pour que je le signe (où je voulais, me disait-il, ce n’était pas difficile), je reconnaissais de bonne grâce qu’il y avait écrit les mêmes lettres sur le bordereau et sur ma carte d’identité – quoique que les caractères étaient différents – mais je me demandais toujours ouvertement si c’était bien à moi que s’adressait ce nom :

— Vous êtes sûr que c’est bien pour moi, qu’il n’y a pas quelqu’un d’autre, dans l’immeuble qui porte le même ? Et le mec d’en face, là, comment il s’appelle ? Je suis sûr que vous le savez, vous lui ressemblez même ? C’est pas un cousin à vous ?

Je l’exaspérais, pas de doute. Alors, je signais d’une croix. Il me donnait le pli et retournait vite fait sur ses pas, me laissant à mes questions qui reprenaient pour de bon : faut-il répondre et comment ? À toutes ces lettres. Suis-je leur destinataire si mon nom est écrit sur l’enveloppe ? Et si une erreur se glisse dans la mise sous pli, si la lettre à l’intérieur s’adresse à une autre personne ? Je peux la renvoyer, c’est sûr, et même avec un peu de chance effacer toutes traces de mon indiscrétion : de ce temps où elle m’a appartenu, de cette table sur laquelle elle a dormi, où piles et stylos l’ont fait sienne comme un membre à part entière de mon quotidien. Je peux oublier le fil des jours ramassé en quelques phrases pour dire que tout va bien, que la maison lui manque et qu’il n’y en n’aura plus pour longtemps. Ou rétorquer du fait que si elle m’a atteint, sans que cela soit prévu, et bien qu’elle ne s’adresse pas à moi, elle y a fait son chemin, tant elle m’a touché, tant la voix jaillissante et inattendue de cette lettre aura paru la présence la plus pure, la plus évidente de celle dont je ne connais que le nom. Et là encore, est-ce que je peux me dire qu’elle m’est adressée d’une manière ou d’une autre ? Cette lettre ? Est-ce que je peux dire qu’elle est écrite pour moi ? Pour moi aussi ? Et qui m’en empêcherait dans tous les cas ? Il suffirait que je la garde et elle serait à moi, en ma possession, personne ne s’en rendrait compte. Et je pourrais la renvoyer de même, la recopier, l’apprendre par cœur, en réciter chaque fragment le soir avant l’arrivée du sommeil, en détacher chaque syllabe au téléphone d’un inconnu pris au hasard pour qu’il soit témoin que je l’avais, moi aussi, définitivement reçu. Je peux même écrire à mon tour à la personne à qui était destiné ce courrier et la supplier de croire que je ne l’ai pas lu, m’étant simplement arrêté de lire au premier instant où je reconnus ce nom qui n’était pas le mien ; et si elle ne me croyait pas, si je sentais qu’au moment même où je m’adressais à cette personne dont je ne connaissais rien, que dont tout dans mon ton, dans mon rythme, dans mes silences, trahissait que je la connaissais, que nous partagions une intimité qui ne pouvait que nous diviser pour de bon : alors je lui avouerais que je l’avais lu de bout en bout mais ne savais rien de ce qu’il y avait d’écrit, que de toute façon cela ne nous rapprochait pas, que je pouvais garder le secret, si elle le voulait, ce secret que rien dans cette erreur ne nous destinait à l’amour, que cette intimité que je créais ainsi en moi, creusée je ne sais où, d’une lettre qui ne m’appartenait pas, qui n’aurait pas été la sienne non plus, pas encore, je la lui envoyais finalement sur du papier blanc où rien n’était nommé, rien ; qu’elle en fasse ce qu’elle veule, qu’elle me débarrasse enfin de cette intimité avec elle que je n’avais pas demandée, dont je ne voulais rien savoir, et qu’elle arrête de m’écrire. Point.

J’étais importuné comme ça, presque tous les matins. Et ce que le printemps aurait pu glisser jusqu’à moi – de nouveau j’entends – dans ce tourment, ne vint pas ; m’assurant, comme on dit avec raison, que l’hiver n’était pas fini, que je n’en finirai pas avec ces lettres que je recevais, sans arrêt, qui m’étaient bien adressées – le lieu était correctement indiqué ainsi que le nom, même si je ne me souvenais pas de l’avoir donné, et comment se souvenir et comment avais-je pu le donner, ce nom, pourquoi était-ce aussi nécessaire de donner son nom ? – ; ces lettres de qui et à qui je devais rendre des comptes, je veux dire à ceux qui me les avaient envoyées, car quand ce n’était pas des gens inconnus, c’était des compagnies d’électricité ou de gaz qui venaient jusque chez moi pour me parler, et qui me rappelaient que je devais payer ceci ou cela : pourquoi leur aurais-je répondu ? Comment se permettaient-elles ainsi de m’adresser la parole ? J’avais la sensation, les ouvrant toutes, ces lettres régulières, ne se trompant pas, mais ça devait arriver parfois, qu’elles me parlaient comme si je n’avais pas la possibilité de rester coi, comme si je n’aurais jamais le courage de ne pas leur répondre. Ce n’était même pas un dialogue qu’elles appelaient, puisque le transfert financier était leur seule préoccupation, mais une réponse à échéance quasi immédiate. Péremptoire. Longtemps cet ordre qui m’était intimé, cet appel qui s’adressait à moi, fut la seule loi, le seul témoignage de mon existence. La seule correspondance possible avec moi-même, celle du moins qui pouvait se voir et se toucher. Le reste, il était là sans que je n’en sache rien puisqu’il était là bien avant que je ne m’éveille à cette vie. Plus ancien que moi mais plus jeune que ma naissance.

Je sentais l’ivresse qui s’emparait de moi quand j’étais à deux doigts de jeter tous ces papiers dans la poubelle : manière de vivre, entre deux relances, entre deux rappels, dans un lieu sans adresse. Un lieu connu, accessible, qu’il était possible de visiter, mais qu’il était impossible de joindre si on y avait jamais pénétré. Un lieu perdu dans la jungle des immeubles et des cités.

Mais je n’osais jamais. Le couvercle de la poubelle restait là, redressé, actionné par mon pied, ouvrant la gueule, affamé. J’y répugnais. J’avais, au moment de me débarrasser des factures parmi les épluchures d’aubergines, de carottes ou les fibres de thé gonflées, une répulsion à mêler et salir ce beau papier. Son blanc, son bleu, son brun léger. J’entendais : Attention ! et je renonçais, acceptant à nouveau d’ensevelir ma vie.

J’enviais l’assurance de ces lettres qui s’entassaient chez moi. Je la redoutais mais je rêvais de la conquérir. Même si elle n’en voulait qu’à mon argent, du moins à celui que me remettait l’établissement qui m’employait, cette hydre lointaine qui s’infiltrait jusque sous ma porte (et dont la casquette bleue n’était qu’un organe) me fascinait. Je n’étais pas inquiet de ce qu’elle voulait, il n’y avait rien de plus clair, et ce cynisme valait mieux que tous les climats de terreur dans lesquels on pouvait tomber, de ceux que la paranoïa quotidienne relance sous chaque objet dérogeant à sa place, chaque anomalie dans les gestes du voisin, chaque bruit inconnu derrière les murs, tous ces menus événements qui deviennent dans la lumière noire le signe et la preuve d’une volonté massive – et ô combien lucide – de détruire tout ce que l’on peut même imaginer. Troisième œil au fond de mon crâne envoyé tout droit par courrier : il ne fallait pas s’en inquiéter. Rien d’effrayant dans tout ça. Ce qui me faisait peur, beaucoup plus, c’était cet intérêt qu’un étranger vous portait, ce désir de vous parler, même purement mercantile, qui passait dans l’innocence du papier, sur cette peau qu’avant de déchirer je caressais de l’œil et qui me révélait, soudain, au bord du précipice, cherchant et refusant à la fois le signe qui l’aurait retenu : une main tendue. Un clin d’œil. Aussitôt, je déchirai les lettres à coups de cutter.

Le facteur, dans le couloir, continuait sa tournée.

Le ciel chargé pesait ingénument sur les tours, les immeubles, les pavillons. L’après-midi se faisait maussade pour de bon. Je voyais des ombres courant par le monde qui envahissaient les maisons.

La mienne.

Et la sienne aussi. Car manifestement, s’il avait fini d’amorcer sa lente explosion silencieuse et s’était fixé à genoux sur le plancher, s’il bougeait encore comme pour trouver la meilleure position, pas forcément la plus confortable, toujours les fesses sur les pieds et le corps à genoux, il avait fini par s’immobiliser complètement : monument d’opacité froide et silencieuse. Cela dura. J’arrêtai de faire tourner la cuillère dans ma tasse de thé. D’un coup, il saisit une feuille pliée en eux qui boudait à proximité d’un de ses bras, le gauche, le droit, peu importe, il l’ouvrit rageusement des deux mains, comme il l’aurait fait d’une carte sans trop savoir comment la lire, désorienté, respirant fort, compulsivement, haletant, c’est ça, hoquetant même, puis dans l’aire étroite que ses bras étirés, que son buste redressé – large pourtant – lui accordaient sous son nez, il étouffa le papier d’un coup sec. La carte disparut de son périmètre de vision. On aurait presque dit qu’il était parti avec elle. Mais tout de suite il déplia à nouveau la feuille en la tirant brutalement en tout sens. Elle ne déchira pas mais elle était si froissée que sa surface naguère lisse et unie était à présent rompue d’innombrables et irrégulières facettes. Le voilà alors qui redresse la tête, bouge les lèvres, se met en position de réciter à haute voix, mais si ostensiblement qu’il en affirme au contraire le silence. En tout cas pour moi. Du moins au début. Car sa lecture paraissait si délicate à ce moment-là, si empruntée, qu’il semblait toujours épuisé pour commencer. À court de mots dès l’ouverture. Mais il s’acharne : les phrases et les mots sur la feuille sont morcelés de tant de pliures encore sensibles dans le papier, semblables à du langage désuni qu’on aurait recollé un peu au hasard, que son débit en est forcément haché. On sait pourtant à son visage qu’il comprend encore ce qu’il raconte. Une sorte de sourire glacé s’est emparé de son buste. Un rire, non pas retenu, mais rendu à sa plus simple expression. Une joie absolue dans la défiance.

Et parfois, il continuait longtemps, lisant d’un seul tenant, à grande vitesse, en tournant et retournant en tout sens le papier taché d’une seule longue phrase, d’un unique texte assemblé, bifurquant à chaque pliure dans une nouvelle direction. De carte, la feuille se faisait volant. Mais on ne savait pas où il allait. J’imaginais, je voulais croire, qu’à chaque fois qu’il faisait ça, je comprenais ce qu’il me disait, moi précisément, directement, d’une fenêtre à l’autre et, sans que j’y prête attention, je me saisissais d’une des enveloppes qui dormaient sur le compotier en attendant que je l’ouvre pour tenter d’y répondre et je me mettais à griffonner le peu de paroles que je pensais voler à son sourire. Son étrange cirque s’installait chez moi, un instant, sur ces plages de papier que les enveloppes laissaient vierges, le plus souvent, et qui seraient bientôt noircies de débris de paroles que je nettoyais pourtant du plus gros de leur sens :

(sur la carte, on avait collé et plié, salement plié, des morceaux d’enveloppe sur lesquels était griffonné ces bouts de texte à la main)

 

                                                        Celer  II 04-338 Communicature Générale
Zone C1224

il y avait ce départ de ligne
grise infléchie vers le bois
torsadée de laine
embrouillé d’une herse

invisible

Resplendissait le bruit de
la machine
à
baisser et lever

(une radio s’allume)

Seuls ses dons paraissaient
tiges débris dépôts blocs sonores d’acier
ou de pierre
se cueillant au-delà du soleil noir
infranchi

Devant d’où venaient les sermons
la nuit se répandait tambour
échu attendait de
tonner

victoire et écho
écoutaient
sciant les flèches
lançant des crocs échouaient
touchaient, touchaient pas

il entendait faites ceci
oublier cela
puis
inentamé craché sans accroc pourquoi pas                                                    la voix

traquez la bouche et
les dents polies
les reflets rapides du métal
les nervures mêlées végétales
gardent le silence au long
pas

(les poubelles passent dans la rue)

Il rit vibrant des grilles
qui continuent
détournent et lacèrent le jour déclinant encore
puis l’écho se terre
l’abattage s’éteint
la ligne s’épaissit se divise et gonfle
pointent mille points se rejoignent
parfois un corps se lève juste le temps de s’estomper

Les copeaux jonchent le sol petits mots
sans couleur troués de lèvres et de
langues
trouvant entre eux des cordes composition encore intacte
resserrée en un seul nœud

Pas de lynchage aujourd’hui.

MR Berger Louis

42, avenue du président

C 668b44 Mil

Quand je n’avais que peu de lettres en souffrance – non pas que je les aurais traitées comme elles auraient dues mais plutôt que j’en avais pas reçues beaucoup ces temps-ci – une fois passé au verso, je revenais au recto déjà utilisé et remplissait les marges barbouillées dans un autre sens. N’y avait-il que si peu de place d’un bord à l’autre pour l’écriture de nos vies, quelques bandes dans le bas, puis d’autres en haut à droite, pour finir dans un coin dont on ne pouvait même plus dire dans quel sens il pointait, vers quelle étoile ou lune effondrée ? Les lignes pourtant fraîches et ombragées, alignées à l’instant, ne laissaient plus aucun sens couler en parallèle. Il n’y avait plus d’effort à faire, aucun effort qui soit utile, pour essayer de trouver dans les décombres des signes déjà inscrits des zones encore libres ou dévastées qui auraient pu en accueillir de nouveaux et étirer encore et encore la phrase autour de ce papier mourant, fripé, ridé de tant d’attention. Faute de papier, je me reportais à nouveau vers la rage patiente de ses gestes acharnés, constants, réguliers qui sans faire d’effort particulier pour se faire entendre ou voir – sa chambre n’était plus qu’une lampe recourbée sur elle-même éclairant le carreau de la fenêtre – continuait de faire tourner les paroles en tout sens. Je restai là, à distance, devant l’écran fasciné de sa retorse syntaxe.

La pluie avait fini par tomber dans le soir. Elle avait été forte et sonore. Je finissais mon repas les yeux plongés au dehors, pataugeant dans les brumes qui refusaient de partir. De l’autre côté de la rue, tu chiffonnais encore mais bien autrement. Je te voyais sans te voir faire mine de rengorger tout ce qui demeurait d’écrit autour de toi : des petits mots éclatés, sans suite, griffonnés toute la journée sur les surfaces libres des enveloppes et des papiers accumulés ; des paquets de mots que tu régurgitais sans intention, rapace aux yeux ronds et pourtant sans couvée, que tu recrachais un peu partout dans la pièce, contre les murs, à même le plancher poussiéreux, derrière les piles de livres, entre les deux matelas de cette banquette triangulaire, fatiguée, jetée dans un coin sur laquelle tu t’enfonçais pour dormir. Je te suivais dans le sommeil sachant que toi, tu ne dormais pas, véritablement, mais essayais de trouver un recoin dans cette chambre aux volets repliés, un coin sans rebord où pouvoir respirer sans parler ou parler en respirant, ne plus suffoquer.