Dénudation infinie

La disparition actuelle de la sauvagerie ne signifie pas que s’effacent autour de nous les lieux que nous reconnaissons depuis des siècles comme sauvages, disparaissent seulement ceux qui, longtemps, en eurent l’insigne expérience : ermites, naufragés, enfants abandonnés, indiens ou hommes de la préhistoire. Discrétion et dispersion des êtres sujets naguère à la sauvagerie. Aussi arpenter aujourd’hui les espaces sauvages (avec le renouvellement que ceux-ci ont connu au siècle dernier, du No Man’s Land à la friche industrielle) suppose de ne plus retenir le visage des lieux – aucun des traits et contours qui pourraient encore témoigner d’un attachement, d’une provenance, de l’animalité à ce lieu ne sont dorénavant exigés. La sauvagerie ne trouve plus globalement de figure. Encore moins trouve-t-elle, aujourd’hui, à parler. Du lointain, de l’ailleurs, de l’au delà. C’est que notre corps s’ensauvage seulement de s’entourer en silence de paysages proches ou lointains (sans se prononcer ou s’écarteler plutôt entre ici ou là-bas). Nous sommes devenus des êtres de passage.

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Être ici, intensément ici, c’est tout à la fois s’absenter du monde et l’absenter autour – du moins repousser son extériorité la plus proche, la proximité même. S’installer ainsi dans un lieu vous rend quelque part sauvage sans que pour autant vous ayez besoin ou soyez contraint de faire signe vers quelque lointain. Avec l’effacement de la figure exotique du Sauvage s’est effacée également la figure en miroir, le double qui se fait insensible à force d’être aussi près de soi. La sauvagerie ne conduit plus au cœur, ni à l’origine ; l’Ici n’est plus le nombril, ni le terrain de l’identité.

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On ne voit jamais de sauvages que là où ils ne devraient pas être ou là où on ne devrait pas être soi.

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L’horizon d’une peau est une autre peau. La nudité se tient entre ses deux parages. Elle ne se voit jamais. Elle est toujours perçue dès que franchie. Elle n’est même pas souvenir, à peine impression. Passage. La peau se dénude indéfiniment. La nudité n’est pas au bout. Entre le voile que l’on soulève et le prochain qui apparaît déjà. La nudité peut-être : cette confusion soudaine, cette indistinction passagère entre l’envers de la peau que l’on écorche et l’autre peau qui se révèle. La sauvagerie est aussi cet espace inatteignable, inhabitable, entre deux peaux. Invivable franchissement de l’horizon. Toujours devant, toujours derrière, jamais ici quand je suis là. Le fugitif, le farouche, le timide, le disparaissant. La disparition même.

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Ffestiniog, juin 1943. Ma fenêtre, au second, est tout électrisée du vol des hirondelles. Ça vibrionne comme un atome. Elles plongent depuis leurs capsules, sous l’avancée du toit, elles plongent et crient dans le vide avec la nostalgie de l’eau.

Je me défais ici de l’illusion que la nature sauvage est un idéal. Même en l’absence de l’homme, les espèces sont séparées, dominées par l’amère obligation de se reproduire à l’identique. Le rat d’égout n’a pas une vie moins sauvage que ce drôle d’oiseau qui cure les dents de l’hippopotame. La libre nature est une foutaise, hormis peut-être chez les organismes à métamorphose, les virus, les bactéries, tout ce qui prolifère, mute, contamine, et qui cède comme les dieux à toute fantaisie. Métastase ! Je change de place ! Tel est le dieu unique de mon Olympe, dieu des vitesses et des transformations (David Bosc, Mourir et puis sauter sur son cheval)