Infernaliana

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Dissémination Mars — Littérature de genre

The way out ? (From Hell) by Giampaolo Macorig

Aborder un genre, il y a pour cela beaucoup de manières. On peut, et c’est bien souvent ainsi que font ceux qui, impatients, diront qu’il est impossible de le définir, chercher le point de vue le plus haut, le plus général, essayer d’embrasser du regard, perché au sommet de la montagne, l’ensemble de la verte vallée. Toutes les bêtes qui paissent, dispersées, accrochées, rapetissées sur les flancs de la terre, se voient alors rassemblées, de fait, sous l’action de cet écrasant regard. Mais pour cela il faut se donner la peine de monter et de monter vraiment très très haut et le chemin est long et ardu et c’est pourquoi beaucoup, abattus d’emblée, beaucoup déclarent, et jurent, que les genres (musicaux, littéraires, etc.) sont insaisissables, inexistants, inaccessibles. De véritables chimères perdues dans les nuages, au-delà des sommets.

Je ne pense pas, pour ma part, que les genres soient des abstractions vides mais je n’aime pas pour autant les ascensions sportives et ascétiques censées nous mener au difficile sommet des plus hautes généralités : je préfère les petits pas de côté, les coups d’œil latéraux et de biais, qui permettent – tout en restant au niveau de ce qu’on essaie de définir –, de formuler déjà les rapports que cet ensemble, traversé du regard, entretient avec d’autres ensembles. Je me sens bien dans les vallées, le long des ruisseaux, sur le dos des collines. Ce sera alors en prenant la vision du berger et du loup, les deux indissociablement liés – chacun se tenant à la fois aux marges et au milieu du troupeau éparpillé, au bord et au cœur – que nous essaierons d’établir un rapport mobile au genre que nous souhaitons aujourd’hui embrasser. Car il y a, c’est certain, une passion véritable du genre.

On pourrait dire ceci, en première approximation, pour situer la passion qui nous occupe : où et comment apprécier les pouvoirs de ce que l’on appelle Imagination dans le monde qui nous traverse et nous entoure ? Il y a bien sûr les rêves que nous faisons chaque nuit, mais auxquels nous n’avons accès qu’indirectement, par le biais des pattes de mouche que nous laissons sur les pages d’un carnet dans un demi-sommeil ; et encore cette saisie est assez limitée du fait que nous n’avons même pas accès aux rêves des autres mais seulement à cet autre étrangement semblable – étrange parce que semblable – que nous sommes la nuit. Bien sûr, le psychanalyste, aujourd’hui, se trouve au point de confluence des rêves humains et semble par conséquent en mesure de les constituer en véritable expérience, je veux dire celle que l’on dit vérifiable, empirique, factuelle : premièrement, il installe un poste d’observation (et d’écoute) permanent sur les différentes manifestations des cauchemars et des songes ; deuxièmement, il en fait un événement qui n’est plus seulement vécu en première personne, mais qui, s’il vous atteint encore, le fait médiatement désormais, dans la verbalisation éventuelle qui s’en suit (le psychanalyste rêve lui aussi mais ne formule pas ses propositions sur l’imagination et les songes au même moment, ou bien c’est qu’il rêve éveillé); et troisièmement, il assure au rêve une visibilité telle que celui-ci devient saisissable bien au-delà des coordonnées initiales de son apparition. Le voici qui saute de la mémoire, qui déborde des pages du carnet et qui se trouve lancé dans une interminable prise et reprise de paroles. Ainsi, l’imagination, sous les espèces du rêve, et sous le nez du psychanalyste, est constituée en véritable domaine empirique, champ permanent et stable d’analyse et d’investigation. C’est donc là, me disais-je, qu’il faut aller chercher sa vérité, du moins sa manifestation la plus ferme.

Mais j’ai songé aussi qu’il existait un autre lieu, dans notre culture, au sein duquel il serait possible d’avoir un plus large accès, plus direct, plus global aussi, à cette fameuse Imagination. Je songeais, bien entendu, à cette forme de langage que l’on appelle depuis plus de deux siècles maintenant Littérature Fantastique. Car bien que toute un bataillon de figures louches et de personnages étranges ne cessent de poindre et de revenir autour et au cœur de ce langage insistant ; bien qu’il emploie un grand nombre de procédés rhétoriques susceptibles de nous jeter dans cette dimension nouvelle qu’est le Fantastique : ce langage n’a, semble-t-il, jamais vraiment découragé les espoirs et les désirs d’en maîtriser le foisonnement. Et même au contraire puisque le voilà chez Nodier, donc aux premiers temps de son existence, déjà regroupé en un ensemble de textes, les Infernaliana, qui n’attendront pas longtemps pour que l’on vienne extraire, en eux, un nombre suffisant de critères qui établiront alors un genre dans leur communauté nouvelle.

On peut, avant de les lire ou bien les relire, les entendre ici (avec une voix mieux qu’appropriée­ : d’époque !).

Le Fantastique s’est donc constitué comme genre, comme rassemblement de langage, et ce dès son apparition. Le voisinage serré dans lequel on trouve les textes, la communauté qui se forme entre eux, n’est pas seconde ou secondaire, affaire de critiques aveugles ou inquisiteurs, mais bien choix et nécessité d’écriture, d’écrivains. Cela n’empêchera pas un grand nombre de continuer à récuser un telle volonté d’ordonnancement, en vertu d’une inquiétude ou d’un mépris des classifications. Il y aurait trop de diversité dans cette littérature pour qu’il soit possible de l’enfermer comme un monstre dans d’aussi petites cages (allez dire une chose pareille aux naturalistes qui s’attachent à décrire le foisonnement du vivant et de son évolution ! La Nature serait-elle moins disparate que l’Art ?). Il y aurait aussi trop d’œuvres composites et de ce fait bien incapables de rentrer et de rester uniquement dans la seule case qu’on leur assigne, ce qui mettrait ainsi à bas toute volonté un peu sérieuse de forger des classes de textes distinctes (mais il y a bien fallu, pourtant, isoler des parties de textes reconnus comme fantastiques pour les déclarer sous ce nom : c’est peut-être qu’il vaut mieux se méfier des unités toutes faites comme le Récit ou le Livre et non du projet de classification lui-même). Enfin, on peut aussi dénoncer la possibilité d’enfermer la littérature dans un genre au nom d’une certaine liberté de l’imagination, c’est-à-dire d’une fantaisie si radicale qu’aucune règle, aucun principe, ne pourrait véritablement la retenir – ou la définir – plus loin ou plus longtemps que le moment, toujours provisoire, de son apparition. Il y aurait ainsi, comme on dit, des œuvres ou seulement des textes authentiquement fantastiques mais aucun lieu commun, aucune topique, en mesure de les rassembler et de les réunir. De leur passage dans le monde aucune intersection possible. Les vampires et fantômes qui les suivent et les accompagnent jamais ne se croisent. Ce serait donc par principe, parce que le Fantastique est ce type de langage pour et dans lequel l’imagination tient une place si déterminante, que la possibilité d’en faire un genre se trouverait exclue pour certains. C’est là où cette imagination serait la plus libre, la plus accessible dans ses manifestations, au travers de tous ces textes, qu’aucune loi, aucun ordre ne pourrait la faire plier et lui trouver un langage commun. Coïncidence étrange. Curieuse transcendance.

Aussi bien que dans le rêve donc, peut-être mieux encore, la littérature dévoilerait, exprimerait, entrebâillerait une porte vers cette libre dimension que l’homme plus ou moins intensément revendique. Mais s’il est probable, comme on peut le penser, que l’imagination s’exprime d’une façon préférentielle dans la littérature – celle-ci tournant alors vers nous un visage si singulier qu’il serait impossible, ou seulement inutile, d’en faire un portrait ou d’en cerner le type – c’est peut-être aussi pour la raison très simple qu’elle y exerce ses pouvoirs d’un façon bien spécifique. Pas sûr alors que ce soit une bonne idée de supposer derrière ou en amont de la parole une imagination en sommeil, ou déjà bien active, que la littérature ensuite essaierait de ressaisir pour elle-même (le Fantastique ne serait alors que cet effort verbal donné en vue de communiquer un imaginaire déjà constitué hors de lui et heureusement ou malheureusement passé au tamis des contraintes de la langue : transcription de certaines, ou de toutes, nos fantaisies). Il ne serait pas suffisant non plus de dire que la littérature essaye seulement, dans ces textes, d’exprimer un certain état de l’imagination (et non pas tous), susceptible de provoquer terreur, stupeur ou émerveillement. Il faudrait plutôt, il me semble, ne plus supposer l’existence d’une telle faculté générale derrière le langage, autrement dit ne plus renvoyer chacun des textes du genre aux pouvoirs insaisissables d’une certaine psyché humaine qui serait alors posée comme leur fondement ultime et concret ; il faudrait plutôt voir comment le Fantastique, en tant qu’expérience singulière et historiquement située, parvient à nous plonger dans un élément culturel nouveau, c’est-à-dire cette dimension dans laquelle Imagination et Langage se retrouveraient si liés (de rapports à la fois anciens et inédits) qu’il nous serait devenu extrêmement difficile, voire impossible, d’en dénouer les fils : cette trame serrée, cette intrication complexe étant, de façon tout à fait classique, le principe de possibilité de la Littérature elle-même.

Le verbe, dans cette compréhension de la littérature, n’apparaîtrait plus comme l’expression (pleine ou viciée) d’une faculté générale de l’homme, ni même comme soumis (par la fascination ou l’éblouissement) au rêve, mais plutôt comme l’appréhension (et le recueil) de cette forme d’événement étrange que l’on appelle la vision. Vue, entrevue même, réalisée en présence d’autrui ou pas, de quelque chose de visible (qui échappe toujours en partie à la vue) et dont la visibilité n’est donnée qu’à un seul : si bien que l’expérience ordinaire du fait commun, de la chose publique, de la chose devant nous que nous voyons simultanément ensemble disparaît. Il n’y a plus de communauté de vision. Je vois quelque chose dont l’évidence, le partage immédiat (et sans d’autre ressource de langage que les gestes qui permettent d’orienter le regard) entre nous disparaît. Il ne reste donc que le langage capable d’accueillir, de communiquer et de partager un tel événement, en élaborer l’expérience. La rendre à nouveau vérifiable à autrui.

Le Fantastique, à la racine de son sens, désignerait ainsi la pure visibilité des choses dans ce qu’elle a d’insaisissable. Un visible auquel la main, la peau, l’œil même dans la mesure où il apprécie les surfaces et les profondeurs, ne peuvent donner d’autre consistance que celle d’être seulement visible (ou visuel dirait peut-être Didi-Huberman). Ce pourrait être cela l’expérience d’une vision : vue devenue insaisissable à force d’être conduite et reconduite à la pureté du regard, vue d’autant plus invisible (invisibles aux autres) qu’elle serait devenue ostensiblement visible à soi ; invisible de n’être finalement pas saisissable par la main, pas repérable par l’ouïe et peu tangible pour l’œil. Aussi, le visible n’existerait peut-être pas d’emblée dans la consistance partagée et stable d’une chose posée là devant nous, accessible au regard de tous, ou même cachée quelque part attendant sereinement qu’un jour la découvre et laisse voir, enfin, les contours de chose bien nette qu’elle gardait pourtant en secret dans le noir. Le visible serait plutôt donné dans une forme de dispersion radicale, une explosion de vues éclatées dans le temps et l’espace (ne disons-pas subjectives puisque ceci supposerait que soit posée l’existence de cette vue dégagée, frontale, à distance, commune que l’on appelle objectivité). Le Fantastique, donc, nous donnerait accès à un des états premiers (ou majeurs) de la visibilité du monde, du moins une dimension dans laquelle, dans notre culture, il ne nous est pas donné, ou plus, de vivre constamment – sinon le temps d’une lecture, dont l’effet, peut-être  longtemps après, en fera rejaillir encore l’existence au premier plan. Vérifions-le.

Infernaliana, par Charles Nodier. Gallica, Bnf.

 

A la lisière

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Dissémination Février —La chronique

 

Sunrise Quilt by Molossus

J’ai tout de suite pensé, en lisant les mots de Renaud Schaffhauser, à ce temps si singulier de la musique qui nous remplit, nous envahit. La musique qui entre et qui sort. Par tous les pores et surtout par-delà les oreilles. L’élément mélodique et cadencé de nos jours.

J’ai pensé – moins vite – à cette façon que l’on a, s’ébrouant de quelques vieux airs au soleil d’une plage de musique jamais encore explorée, de reprendre son souffle en articulant quelques phrases sur les ondes et les flux qui vous ont conduit jusque-là, haletant, noyé, coulant dans cet élément insondable, vital et asphyxiant qu’est notre océan quotidien de musique.

J’ai donc pensé à cette chronique qui isole les disques à partir desquels (ouverture ou tremplin) on replonge à nouveau gonflé d’air ; pensé à cette écriture qui, paraissant se replier sur le bruit d’où elle sort (murmure, chant ou refrain d’autrefois), s’aère plutôt, s’ouvre, se déplie, en essayant simplement d’emporter quelque chose d’une musique sourde avec soi, même au beau milieu du plus turbulent des fracas.

On trouve de nombreuses exemples de ce type de chronique sur la toile, certaines plus réussies que d’autres – le plaisir à les lire se mesurant, à mes yeux, au degré, non d’exaltation inspirée, mais de défoulement/déferlement du langage ; mais sous les flots d’information ou le déluge d’affects, celui-ci ne se déchaîne guère souvent.

C’était tout l’enjeu, pourtant, de la collection Solo (close il me semble) proposée par l’éditeur marseillais Le mot et le reste, faire entendre dans et par le langage une rupture purement musicale (qu’elle soit sonore ou visuelle). Faire sentir, comment et combien, de nos jours, la musique, et particulièrement sous la forme du disque (ou de tout autre support tenu entre les mains), se trouve capable de rythmer le cours, c’est-à-dire aussi bien de rompre que de nouer le fil de nos vies. Pari qu’Anne Savelli avait relevé, en son temps (2008), autour d’une cassette des Cowboys Junkies et dont on peut encore entendre de longs extraits, ici, sur Radio Marelle.

Chronique étrange, comme on pourra l’entendre, où la musique est rejointe par ce qui lui semble le plus extérieur, les hasards infimes qui vous la jettent en travers de l’existence, une image, une pochette, chronique des bords plutôt que du cœur.

Je rêve encore d’une écriture pour laquelle la musique serait moins un objet ou l’instance d’une écriture parallèle (supérieure ou subordonnée) qu’un élément dans lequel la lettre n’aurait plus à se débattre mais à s’engouffrer, à s’élancer, à se fondre, sans reprendre de temps à autres – même après un laps de temps très long – sa respiration. Fantasme de chronique non mammifère. Ce serait une écriture aussi éloignée du discours savant et musicologique que de celui, impressionniste et journalistique, des happy few des grandes époques ou des mythiques concerts : langages abscons ou branchés, les deux risques d’ésotérisme d’une communication du plaisir musical par les mots. Voilà sans doute ce qui rend si précieuses les expériences comme celles menées par Anne Savelli : aller vers la musique, ou revenir à elle, plonger dedans par ce qui paraît pourtant le moins musical ; effacer les grandes limites qui la sépare du silence, du bruit, ou du verbe, pour faire entendre le grésillement et le crépitement des infimes lisières.

Mais cette plongée, n’est-ce pas la romantique nécessité d’une âme profonde et noire qui nous la rend et nous la présente si douloureuse et si mortelle ?

 

Tue un peu pour voir

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Following The Trail of Jack the Ripper by Casey HugelfinkC’est par le crime, la transgression perpétrée ou lue, qu’on a encore aujourd’hui majoritairement accès à l’envers du monde, à l’en-deçà des lois. Le crime ouvre une profondeur inédite au regard, révèle l’obscurité que les lois devenus subitement superficielles avaient pour mission de cacher. Le lieu où se noue le social, le point où le monde trouve son axe, se trouve là, dans le sillage du geste meurtrier, devant la main qui s’abat ou qui tire. La société est un corps que seuls le médecin et le meurtrier ont le droit de pénétrer (dans le sang), tous deux y cherchant et y trouvant le secret, le principe et le modèle de l’intelligence du social.

Voici la pensée qui fusa, soudain, au XIXe siècle et qui fit que la littérature contesta, d’emblée, la nécessité et même la possibilité d’une science du social. Entouré de ses cadavres et de ses feuilles de choux, Jack l’éventreur menaçait Durkheim, Weber et Simmel.