Du paysage des trouées

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#3

Certaines questions très particulières se posent (même de façon latente) du moment qu’on se trouve (captivé) devant un tableau de paysage ? Où suis-je et qui suis-je, moi, qui me trouve ici regardant ce lieu là ? Pourquoi je n’effraie pas les oiseaux que je vois ? Pourquoi je ne peux contourner le rocher qui se tient pourtant aussi près de moi ? Pourquoi je ne souffre même pas de la chaleur ou du froid ? Ces questions apparemment naïves et venues tout droit de l’efficacité du tableau – de sa fascination passagère – interrogent notre place dans le monde, l’espace que nous sommes, et ce qui fait par le regard notre continuité et discontinuité avec lui. Une image vient bousculer un instant l’ordre des places que j’occupe dans le monde.

#2

Ensemble de topos littéraires que les fables évoquent et que les peintures étalent puis éclairent : Paradis, Arcadie, Pays de Cocagne ou Âge d’or, composent un répertoire de paysages dans lequel les lettrés, pseudo grecs et romains, piochaient pour remodeler leur géographie. Ils vivaient au bonheur. D’autres espéraient y atteindre mais n’arrivaient qu’au plus près d’utopies. La possibilité de faire advenir un paysage en un lieu n’est pas la capacité qui soit au monde la mieux partagée – et tant mieux car certains n’en veulent pas, et préfèrent se frotter les yeux jusqu’aux larmes pour laisser flotter dans les airs leur mirage.

Ces lieux illustres magnifiaient parfois les murs intérieurs des villas que possédaient les plus nobles aux limites extrêmes des cités, dans un joli coin de campagne. L’extérieur était-il accueilli dans la maison ou le paysage peint devait-il justement faire oublier l’insupportable médiocrité du dehors ?

Ces peintures murales semblaient faire partie d’un art des jardins : espace délimité, aménagé, où l’on dispose surfaces et volumes, pleins et vides, lumière et ombre, puis d’une manière plus spécifique encore, ciel et terre, ville et campagne, passé et présent, éléments du paysage. Avant d’avoir une géographie, indéterminable d’avance, les paysages ont une « toponomie » : un ensemble de sites dont ils doivent reprendre ou exclure les traits ou dans lesquels ils doivent presque nécessairement, du moins préférentiellement, s’installer. Le paysage ne fut-il pas longtemps lui aussi une sorte de jardin ? Un jardin qui, même réalisé dans un lieu, continuait à n’offrir ses beautés les plus pures qu’aux œillades ?

#1

De la même manière que l’horizon dit la limite entre le visible et l’invisible, entre la terre et le ciel, l’heure dit la répartition du jour et de la nuit. Y a-t-il un lien de parenté entre les deux ? Un paysage ne pointe-t-il pas toujours qu’une seule et même heure sur la courbe du temps ? Ne serait-il pas, alors, toujours cerné d’un insoupçonnable cadran ? 

Rock Garage

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#3

 

L’entresol était sombre et crasseux, mais je le remarquais à peine, l’espace me consumait avec le son de ma – notre – musique.

 

Douglas Cowie, Owen Noone & Marauder, 2005

#2

La cave, pensa la tête de leur groupe. D’accord pour une répétition de plus, à condition que ce soit la dernière. Juste : une fois qu’on est lancé dedans, il n’y a plus de fin qui tienne, ni de remise à demain. Les journées n’existent plus, les nuits n’interrompent plus rien, on doit faire avec un monde d’étoiles, se suffire de sueur et de bruit, et on ne peut plus s’arrêter, même si on joue pour des vies entières.

Déjà, après quelques marches, il sentait la fraîcheur repoussante des parois qui avaient moisi. Puis de suite il revit les images, les pochettes, les unes des magazines sur lesquelles le groupe s’étalait en bravades, ces images qu’il voulait voir enfin sortir de sa tête, comment allaient-elles pouvoir s’envoler au croisement des rainures noircies qui dessinaient les carreaux, le long des coulées de pluie qui dégoulinaient sous la voûte, au milieu de ce ruissellement sombre et vert qui refusait de tarir ? Il entendit à nouveau Black Sabbath faire grésiller le poste radio. Il les voyait comme rêvés par chacun, comme chaque groupe après eux, descendre dans une obscurité si profonde, si opaque, qu’ils s’apprêtaient à quitter la lumière à jamais – éclatants et obscurs : le prix de noirceur à payer pour retrouver la lumière sans se brûler. Nos aînés avaient quitté la surface du jour, se disait-il, ils s’étaient refugiés dans les caves, les abris, les garages, les « locals ». Et la plupart y avaient disparu. On pouvait les sentir dans l’humidité des sous-sols, on pouvait les entendre hurler leurs jeunesses, celles dont ils rêvaient et qu’ils laissaient s’échapper, celles qu’ils avaient perdues et qu’ils cherchaient tout de même.

Le rock garage pouvait être une issue. Un escalier glissant vers un plus d’existence.

Le garage ce sont des nuits sans limite où y a rien d’autre à faire qu’à jouer et s’époumoner. Perdre sa voix. Se faire musique. Des nuits où y a plus rien qui vaille plus que ça.

#1

La cave, pensa leur visage. D’accord pour une répétition de plus, à condition que ce soit la dernière. Juste : une fois qu’on est lancé dedans, il n’y a plus fin, ni recommencement. Les journées n’existent plus, les nuits n’interrompent plus rien, on doit faire avec un monde d’étoiles, de sueur et de bruit, et on ne peut plus s’arrêter, même quand on joue pour des vies entières.

Déjà, après quelques marches, il sentait la fraîcheur repoussante des parois humides. Puis très vite il revit les images, les pochettes, les unes des magazines, des rainures noircies entre les carreaux, des coulées de pluie dégoulinant sans faillir depuis des années sous la voûte, ruissellement sombre et vert qui refusait de tarir. Il entendit à nouveau Black Sabbath faire saturer la radio, les voyait comme chaque groupe avant eux, après eux, descendre dans la noirceur, quitter la lumière à tout jamais – éclatants et obscurs. Nos aînés avaient quitté la surface du jour, se disait-il, ils s’étaient refugiés dans les caves, les abris, les garages, et y avaient pour la plupart disparus. On pouvait les sentir dans l’humidité des sous-sols, on pouvait les entendre hurler leurs jeunesses futures et passées.

Le rock garage peut être une issue. Un escalier glissant vers un plus d’existence.                                                                                           Le garage c’est des nuits sans limite où il n’y a rien d’autre à faire qu’à jouer et s’époumoner.                                            Perdre sa voix. Se faire musique.                               Des nuits où y a plus rien d’autre qui vaille.