The Wall. I

Année

 

Un an en sa compagnie sur le chemin du lycée. Un an avec cette bande-son qui ne me lâchera pas, mais viendra devancer, colorer chacun des moments de ces jours d’existence.

The Wall en boucle ou le souvenir d’un revirement complet de l’adolescence. Ne plus être forcé, chaque matin, de se rendre à l’école. Ne plus y aller parce c’était comme ça et pas autrement. En être libéré on ne sait pourquoi et comment, à l’écoute d’un disque. Ne plus mourir d’une éternité d’impatience. Remonter le fleuve de l’enfance, rejoindre la source dans un nouvel anneau du temps. Tous les matins, tous les soirs, la bande tournait dans mes oreilles, pliant hier et demain dans presque 82 minutes d’oubli. L’année se trouvait soudain raccourcie. L’horloge de la vie cahotait en silence.

Souvenir d’un disque qui serait désormais mon unique et véritable présent, d’un cycle d’apprentissage grippé, incapable, même pour la dernière fois, de s’enrouler sur lui-même, un cercle brisé où moi et les autres ne seraient plus entraînés, d’année en année, vers cette terre stérile que l’époque honorait déjà des noms de Crise et Chômage. Le temps du monde, le temps du lycée se dégonflait aux deux extrémités de ma journée. Silhouette grise et cheveux couvrant jusqu’aux joues du visage, dans les allers-retours quotidiens entre maison et lycée, j’apprenais à marcher, silencieux, méditant, protégé seulement par le casque d’un walkman expirant.

Il y avait bien des années pourtant que l’album était sorti. Le Pink Floyd n’était plus, ou presque rien, et Mad Max qui lui était contemporain, avec son désespoir comme seul salut, était encore le héros de notre temps. Mais être venu plus tard n’y changeait rien, je me tenais fermement au long présent qui était le mien désormais, que j’estimais être le nôtre, vivant dans l’époque dont ce disque était la clef et le verrou qui la cadenassait. D’où l’actualité maintenue de l’album, même si les serrures ont changé. Les encombrants et majestueux vinyls étaient à nos parents, les cassettes compactes et maniables étaient à nous. À la compression du support, celle du son allait suivre. Mais comme eux hier et pareil aujourd’hui, au lancement d’un téléchargement, on n’ouvrait pas sa boîte à musique n’importe comment. On entrait par cette porte dans un partage du temps. Aussi bien celui qui nous portait tous ensemble, jeunesse rassemblée dans la cour de l’école ou dispersée dans le monde, ce temps que nous occupions sans lendemain, sans permission, ce piétinement du futur, que celui qui nous attendait quelque part, nous rassembleraient victorieux et chantants. Il fallait cela pour voir le bout de l’adolescence, mettre fin à cette enfance qui n’en finissait pas, retenir cette jeunesse venant du présent le plus ténu, et non du passé, de l’avenir, qui étaient celui de nos parents, enseignants, gouvernants. Des avenirs qui venaient à nous du dehors, nous n’en manquions pas. Des mythologies qui nous rappelaient à l’ordre, elles étaient légions. Et tout était bon contre ça, pour éviter la catastrophe dont nous on menaçait chaque instant. La Crise n’avait rien d’une ère économique, elle était l’intimidation permanente que l’on nous jetait à tous vents. L’usine ou le bureau, le mariage, les enfants, le licenciement et l’alcool, les bagarres et les copains qui s’en vont, l’un après l’autre, et la retraite qui arrive et puis bon, pourquoi pas, je crois qu’il est temps. Max nous montrait la route infinie comme seul détour pour nos vies. Pink chantait heurs et malheurs de ceux qui voulaient déranger le plan. Sur les voies bien tracées, le rock continuait de faire accident. Les vieilles promesses du rock dont un Lou Reed avait depuis longtemps évent(r)é la pauvre légende – les rêves de jouissance et de gloire, de lumière et d’outrance – faisaient encore tournoyer leurs phares devant nous. Le destin de rock star nous était familier comme un présent possible et proche. Pink était peut-être un peu vieux pour être l’un d’entre nous, il gîtait dans la tempête de cette palpitante vie dont nous étions privés au cœur même de nos existences. Horde capricieuse et juvénile, comme nous rêvions de l’être plus que nous l’étions, voulant rejoindre la génération précédente qui avait tardé à rejoindre le rang, nous voulions vivre sans calculer le poids et le prix de notre subsistance. Notre vie était à nous, toute à dépenser, aucun besoin, aucune envie, de racheter jour après jour cette parasite existence. Nous étions là et c’était tout. Déjà beaucoup en vérité.

Mais si l’on s’imaginait mis à l’écart de tout, nous n’étions de fait protégés de rien. Dans les révolutions que l’on répétait qui ne viendraient pas, tout nous parvenait dans l’aveuglement du temps. Nos fantasmes qui se voulaient comme des remparts contre un avenir tout tracé en étaient l’ouverture secrète, la porte dérobée. The Wall sur mes oreilles, c’était sur le moment, l’assurance d’un isolement, d’une solitude impérieuse, ce serait aussi la première marque de l’enfermement. Et pendant que j’essayais d’ouvrir l’anneau d’un présent qui serait le mien et pas celui de mes parents, celui du monde avançait, s’alimentait de mes silencieuses et irréfléchies décisions, du retard infini de mes tergiversations. Les bureaux du Plan reprenaient leurs prévisions. Pour nous, pour moi, bien des choses étaient déjà jouées ou presque, mais l’on continuait de rêver, à remuer sur le tapis, tant que tous les dès n’étaient pas encore retombés.

The Wall fut le passage, la brèche dans le temps vers le présent absolu de ces lendemains que nous expérimentions dès maintenant.

Un an à n’écouter que ça, j’ai quand même du mal à y croire aujourd’hui. Mais quand, incalculable hasard, un morceau peu connu vient à mes oreilles – pas Another Brick in The Wall, part II, pour laquelle je suis maintenant immunisé – je sens des mouvements s’opérer en moi, une humeur qui m’envahit. Ça ne ressemble pas à de la nostalgie, à la remontée complaisante de souvenirs moribonds, ça remue comme une pulsion, un temps qui n’est jamais parti, c’est toujours là, inapparent, enfoui dans une pulsation que ne capte même plus mes tympans. Une énergie à bas bruits.

Mais je me souviens très bien de la torpeur agitée de mes pas du soir au matin, la nuit n’étant qu’une pause de veille dormante, me souviens des moments où, enfonçant le bouton fléché play, un voile sonore m’enveloppait du grenier au plafond. Dès les débuts de l’album, l’orage approchait. Jamais je n’avais entendu la batterie de Mason si écrasée, si lourde, sinon peut-être sur One of These Days ou The Nile Song, ses coups battaient dans mon crâne comme un cœur de colosse qui y serait rentré par effraction. Pas tonitruants dans l’enceinte du mur : ma présence était comme détectée ; un geste, un mot, un faux-pas m’avait dénoncé, le spectacle autour de moi démarrait, les tambours battaient le rappel, les riffs de guitare scandaient la sentence et une voix décharnée, haineuse et hurlante haranguait les foules pour me jeter on ne sait où. Tous les matins, cette explosion, ce réveil brutal une fois la tête dehors. Et les portes du lycée franchies, rejoignant les rangs de ma bande, moutonnant des heures durant de classes en classes, je longeais le mur encore, rêvant de me le faire, le traversant sans m’en apercevoir, trébuchant par endroits sur l’une de ses briques.

Une année de lycée, une année contractée dans la durée d’une K7, reconduite et répétée, tournée face après face comme la mesure même du temps : ma vie filait à la vitesse de la bande, de ses brusques sursauts et de ses souffles ineffaçables. Je ne sortais pas du lycée sans pénétrer à nouveau cette durée sans mémoire. Le premier battement du temps se trouvait là, entre les cris de rage de Waters et les gémissements aigres d’un cornet moribond.