Peuples sauvages

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Interseccion (Poliptico) Federico Silva by Lucy NietoCombien Il est difficile de savoir ce qu’apercevaient exactement les européens quand ils parlaient de sauvagerie à propos des hommes qu’ils rencontraient aux Amériques. Le monde occidental comprenait déjà plusieurs lieux sauvages : la silva romaine désignait à l’origine les bois à proximité des cités, d’où étaient issus les premiers peuplements de la ville ; mais des forêts la sauvagerie s’était progressivement étendue aux montagnes, aux déserts, autrement dit vers des espaces qui n’avaient plus rien d’essentiellement sylvestre. Ce même espace, au cours du long déplacement qui le fit basculer du monde méditerranéen au monde européen, c’est-à-dire vers la chrétienté occidentale, fut également peuplé d’êtres les plus divers : arbres de multiples essences aux architectures les plus variées, bêtes féroces, sanguinaires et légendaires, monstres, démons et divinités mineures, et, parmi les hommes, tout un menu peuple d’ermites, de chasseurs, de paysans et autres chevaliers, fols, magiciens ou géants, chacun étant bien entendu sauvages, d’une façon ou d’une autre. Mais ce n’est pourtant qu’aux xve et xvie siècles, et de manière irréversible avec la rencontre de l’Amérique, que des Sauvages apparurent, c’est-à-dire que des hommes furent nommés et reconnus selon cette singularité plurielle. Les hommes sauvages n’étaient plus ces figures plus ou moins légendaires, isolées et repliées au fond de lieux inaccessibles et hostiles, ils formaient désormais une imposante et foisonnante population.

Il était rare parmi les voyageurs de justifier le nom que l’on donnait aux hommes que d’aventure on rencontrait. Jacques Cartier, lors de son premier voyage au Canada (1534), en donne pourtant l’exemple : « il nous vint un grand nombre de sauvages, qui étaient venus dans cette rivière pour pêcher des maquereaux, dont il y a grande abondance. Et il y avait, tant hommes et femmes qu’enfants, plus de deux cents personnes, qui avaient environ quarante barques, et qui, après que nous nous fûmes un peu familiarisés à terre avec eux, venaient franchement avec leurs barques à bord de nos navires. Nous leur donnâmes des couteaux, de la verroterie, des peignes, et autres objets de peu de valeur ; ce pour quoi ils faisaient plusieurs signes de joie, levant les mains au ciel, en chantant et dansant dans leurs barques. Ces gens-là se peuvent appeler sauvages, car ce sont les plus pauvres gens qui puissent être au monde ; car tous ensembles ils n’avaient pas la valeur de cinq sous, leurs barques et leurs filets de pêche exceptés. Ils sont tous nus, sauf une petite peau, dont ils couvrent leur nature, et quelques vieilles peaux de bêtes qu’ils jettent sur eux en travers. Ils ne sont point de la nature, ni de la langue des premiers que nous avons trouvés. » (Jacques Cartier. Voyages au Canada, avec les relations des voyages en Amérique de Gonneville, Verrazano et Roberval, La Découverte, 1981. p.144-145). On ne le croira peut-être pas mais c’est la figure de l’ermite que Cartier reconnaît dans l’aspect de ces hommes et de ces femmes dépourvus de vêtements. Figure démultipliée et métamorphosée.

D’abord, bien sûr, au vu du nombre d’individus qui viennent à leur rencontre et qui effacent d’autant le visage solitaire de l’ermite ; ensuite, devant l’intensité de leur pauvreté que leur nombre, qui devait être le signe de leur aisance, amplifie et marque d’autant sur chacun de leurs corps. C’est donc ainsi dans le dénuement qu’il fut possible de voir chez ces gens de la sauvagerie. C’est selon cette dimension, en y plongeant sa perception, qu’il put à la fois voir ce qu’il avait déjà vu : des hommes quasi-nus, vivant de peu de choses, c’est-à-dire une figure d’ermite, de saint parti au désert ; et voir ce qu’il n’avait jamais vu jusque-là, même sur cette terre nouvelle, des êtres humains d’une pauvreté extrême. L’incroyable et l’immémorial. La solitude du sauvage n’était plus l’une des voies royales pour se dépouiller du monde, pour s’en retirer – quitte à retrouver la compagnie des bêtes comme on peut le voir dans de nombreux récits ou tableaux de saints partis en forêt –, un dénuement plus essentiel encore était possible au milieu des hommes assemblés. L’esseulement n’était donc plus la condition première du dénuement qui conduirait à la sainteté, à l’acquisition d’une vertu supérieure. L’expérience de la sauvagerie tournait maintenant, et en premier lieu, autour du dénuement, avec comme signe majeur, la nudité.

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Si les Européens peuplèrent le Nouveau Monde de ces barbares que décidément ils ne pouvaient quitter des yeux, ils remplirent également ces mêmes terres d’une sauvagerie inconnue jusque-là. Aux Amériques, à l’instar du Barbare, l’homme sauvage fut visé lui aussi sous le signe du substantif. Aux côtés des Barbares et bientôt des Civilisés, les Sauvages entrèrent à leur tour dans l’histoire des peuples telle que se la raconte depuis bientôt six siècles l’Occident.

 

 

 

Dérives

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Webassociation des auteurs

Désorganisons le web littéraire, disséminons les écritures !

Dissémination mai 2014 — L’Amérique

 

Dragon or Bear in the Drift Root Log by Pictoscribe

L’heure de la dissémination approche.

On se reprend à errer, quasi à l’aveugle, sur la toile. Juste une idée fixe, l’Amérique. On tourne d’abord sur soi. On se retourne vers les voies que l’on a déjà tracées, un jour, quelque part. Gliozzi ! Giuliano Gliozzi est un de ces philosophes dont l’œuvre a permis, et permet encore, de poser au plus juste les rapports qui se sont noués entre l’Ancien et le Nouveau Monde à la Renaissance. Quelles traces sur la toile ? Quels fils mènent à lui ? Peu. Quasi rien. D’un travail dont on peut bien tirer deux ou trois repères avant de reprendre la route.

On le sait, les terres découvertes (îles ou continents) au milieu de la mer océane ne furent pas immédiatement, spontanément, unanimement, perçues comme le signe d’un monde nouveau. Trois conduites majeures se dessinèrent au XVIe siècle, trois façons de situer, de mettre en regard, le neuf et l’ancien.

Il y eut la voie de la prophétie. Celle que Colomb – réalisant peu à peu qu’il n’avait pas atteint le Japon ou la Chine – et tant d’autres voyageurs après lui emprunteront en cherchant dans les anciennes prophéties les signes qui annonçaient une si grande découverte. Réflexe humaniste : droit vers le texte. L’Amérique, c’était un monde ancien, plus ancien que le monde antique lui-même, et qui venait au jour pour la première fois : paradis sur terre. La bible contenait toujours le monde dans ses pages et la seule nouvelle à retenir en ce jour de 1492 était l’avènement de l’Ancien.

Il y eut aussi la voie des colonies. Car sur les nouvelles terres occupées se multiplièrent les toponymes européens, pas seulement des noms comme Amérique ou Colombie donnés en l’honneur de ceux qui les découvrirent, mais des noms de sites européens transposés à des milliers de kilomètres de là : Nueva España, Nueva Granada, Nueva Córdoba, Nouvelle France et bien sûr Nouvelle-Angoulême qui deviendra Nieuw Amsterdam puis New York la fameuse. Les colons ne cessèrent jamais de dupliquer l’ancien pour l’appliquer sur le sol d’un monde nouveau. Le territoire européen se voyait donc accru, étendu, augmenté, et cependant l’Europe en était également dédoublée, pour ne pas dire découpée, car en son centre passait à présent un large océan qu’on disait Atlantique. Le cœur de l’Europe ne battait plus au milieu de ses terres mais sur les ports qui en ponctuaient la façade et qui regardaient dorénavant aux lointains. Un monde nouveau fit donc face à l’ancien. Un monde que l’ancien reconfigurait à son image quitte à se défigurer lui-même. Caricature ou idéalisation, le Nouveau Monde était une réplique de l’ancien, une réplique à l’Europe.

Il y eut aussi, enfin (appelons-là comme ça) la voie des Utopies. Quand le Nouveau Monde ne fut plus contenu dans l’Ancien, ni même pris à son image (quitte à ne plus lui ressembler), l’Amérique ne fut plus seulement un paradis, une colonie, mais la chance, la seconde chance, d’un monde en déréliction, le moyen de partir à neuf en se détournant de l’ancien. Le Nouveau Monde, alors, était devenu le lieu où l’Ancien prenait fin, où, de ses vieilles promesses plus aucune n’était entendue, de ses vieux modèles plus aucun n’était admiré : l’Europe vieillissait subitement, promue maintenant au rang d’une antiquité.

Accomplissement, renouvellement, remplacement, voilà sans doute les trois grandes fonctions que se mit à jouer l’Amérique, dès la Renaissance, vis-à-vis de l’Europe, et n’était-ce pas, il n’y a pas si longtemps que cela et peut-être encore, les trois éléments du rêve américain ?

Wheel of Fortune Slots in the Venetian by MsSarakelly

On part. On emprunte les chemins familiers au milieu des espaces amis, coutumiers, on suit de nouvelles routes desquelles bientôt on dévie, ou à partir desquelles on déroule, plus grand, plus méandreux, de nouveaux circuits. On peut alors rebrousser chemin. Et on prend ainsi le temps, au retour, de faire une halte : dans l’un de ces sites heureux d’être ouverts à des espaces plus riches, plus profonds, plus incertains que ceux que nous arpentons sur la toile – des espaces réels mais d’un réel si peu ordinaire. Gliozzi nous permettait de dire deux mots de ces utopies dont le sol américain fut longtemps la patrie, il y a des rêves plus proches en géographie dont la réalisation doit tout autant au désir de n’être jamais tout à fait ici ou là, d’ici ou de là, mais toujours en travers, en transfert. L’Ermitage, cette maison de l’écriture à venir, est un de ces lieux virtuels vers lesquels (comme le site qui nous abrite) on voudrait pouvoir sans cesse revenir ; le faire en tout cas assez souvent pour que résonnent encore entre elles les pulsations désordonnées de notre corps, formant ainsi, à côté de notre cœur, de nos poumons et de nos tripes, un nouvel anneau, nouveau cercle, dans lequel écrire et penser pourront sans se défaire se poursuivre et s’enlacer. On ne croira pas trop y trouver un lieu pour s’ancrer, se mettre à part ou s’abstraire, quand on aura vu dès la première bannière une eau vive et fraîche au plaisir de librement s’écouler.

Utopie by hannes.a.schwetz

Et on repart, toujours cette idée qui nous aveugle. On court cette fois, on saute les haies, traverse les rivières, on manque de se noyer dans un flot de textes et d’images. Et sur les rives qui vous tendent la main et qui vous crachent au visage s’avancent de drôles de personnages. On trouve toujours m’a dit l’un d’entre eux. Pourquoi dis-tu ça ? lui ai-je dit. Parce que le langage est tordu et qu’il n’y qu’à faire des tours et des tours pour cerner quelque chose : n’importe quoi, vraiment. Mais de quoi parles-tu ? ai-je crié, hurlé sur la berge. Je te dis que la rhétorique, les métaphores et autres tours de passe-passe, sont à mettre à la baille et qu’il n’existe aucun langage qui soit droit, qui soit sûr, qui voit clair et auquel on pourrait mesurer, sur lequel on pourrait diriger, notre errance verbale. Je vais en Amérique, lui dis-je en coupant ses phrases, c’est vers où ? Tu tournes autour depuis le début, pauvre délire, l’Amérique est du même tissu que cette toile que tu parcours, que tu déchires, cherchant peut-être une issue au dehors. Elle est du même grain que tous ces fantômes, prophéties, utopies, simulacres que tu invites à découvrir, des particules en mouvement dont les faisceaux s’agencent, et se réagencent, et projettent à chaque fois de nouveaux paisajes (A place where you feel safe dirait aussi Sebastien Cliche).

Dès le départ, dans ce bout de code biblique dont il fallait extirper la séquence capable de justifier l’existence d’une terre virtuelle, l’Amérique était une œuvre numérique.

 

 

L’exode

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Au XVe siècle de leur ère, les européens intensifièrent leurs voyages en haute mer. S’amorçait l’épanchement, dans les plus grands océans, de l’antique et glorieuse Méditerranée, une hémorragie qui allait faire battre ailleurs le cœur déchiré de la chrétienté d’Occident.

The gate by 6ruk

Plus que jamais, alors que la technique maritime permettait de s’aventurer plus loin et plus longtemps, partir pouvait être sans retour. Perdant les côtes de vue, tournant le dos aux leurs – ne serait-ce que pour quelques mois –, les voyageurs pouvaient désormais laisser derrière eux le plus gros de leur humanité. Seuls d’autres hommes se tenaient à présent devant eux, quelque part, loin, sous la ligne d’horizon : les hommes qu’ils allaient devenir, ceux qu’ils allaient rencontrer, les hommes qui s’affirmeraient humains par nature et ceux qui seraient forcés de le devenir. Double altération, double métamorphose, d’êtres qui allaient demeurer pour chacun largement étrangers, mais relation qui allait tous les conduire, et parfois les confondre, au sein d’une même aventure, une histoire unique.

Dans ce voyage qui les vit tracer les limites d’un monde nouveau, quantité de chrétiens s’arrachèrent à la terre qu’ils tenaient en leur cœur : se détourner de Jérusalem jeta définitivement l’Europe du côté d’Occident.