Point zéro Viatica

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province- Beijing, Pékin, lieux- Juyongguan (ville). Missions archéologiques françaises en Chine 1707-1723 mission Édouard CHAVANNES 1907

 

Il y a l’émotion. Bien sûr, il y a l’émotion. Mais si vous avez beau tourner, et tourner, dans un petit périmètre qui s’étend loin, pourtant, mais passe encore et encore par les mêmes pistes, les mêmes ornières, creusées, augmentées chaque fois seulement de quelques foulées, de quelques pas, comment faire alors si rien ne vient, aucun émoi, rien ; comment faire si les lieux qui se présentent, les traces qui y sont disposées – celle d’un être qui s’en est momentanément retiré –, les images aussi qui s’y étalent et les chemins qui s’enfuient à partir de là, ne nous font même pas insister plus de quelques minutes auprès de cette absence numérisée, auprès de ce trou qu’il, ou elle, a aménagé vers un terrier, une grotte, une cave, un réduit dont la seule entrée, ouverte et cryptée, est un nom de domaine ?

Je n’ai pas de réponse à des choses comme ça. Alors je ne m’ouvre à personne, je ne fais de place à aucun. J’avance et j’avance et, le long du chemin, je me disperse aussi bien. Au près au loin, à tort à travers. On passe ainsi par de drôles de paysages, des dizaines de carnets de voyages dont la présence et la visibilité s’est développée ces dernières années. On croise des voyageurs aussi, tel Mahigan Lepage qui reporte et transporte entre les mailles souples de la toile les mêmes fils que le papier avait sans doute trop serrés. On glisse, on rampe, on s’affale. Puis, fatigué, dépité, on contemple le ciel, adossé à un large rocher. Les arêtes aiguës de la pierre ne font rien pour vous soulager. Les jambes sont lourdes et la tête moins que vidée. Mais dans un petit coin du ciel, tout illuminé d’étoiles – des étoiles dont on aurait bien du mal à dire lesquelles sont vivantes et lesquelles sont mortes –, une constellation évidente se profile, une petit miracle de vision. On voit se dessiner l’emblème du voyage, du moins ce navire qui fut longtemps, comme Michel Foucault le disait si bien, la plus grande réserve d’imaginaire du monde occidental. Nous voici tournés vers le CRLV, le centre de recherche sur la littérature de voyages.

Que peut-on y voir ?

On y trouve une bibliothèque, qui ne propose malheureusement pas de textes en ligne, mais qui inventorie un certain nombre de récits répartis selon leur genre et leur aire géographique ; un extrait également qui décrit succinctement l’intention de l’auteur qui a décidé de retracer ainsi son voyage. On trouve aussi une série de photos, dans le registre Images Viatiques, a priori tirées, pour la plupart, de missions françaises menées en Chine (dont les photos visibles sur cette page sont issues).

Province-Jiangsu-lieux-Sépulture-de-Xiao-Ji-architecture-Jurong-ville-Nanjing-environs-de-Nankin-environs-de-Shishicun-ville.-Missions-archéologiques-françaises-en-Chine-1707-1723-excursion-Victor-SEGALEN-1917

Province Jiangsu. Lieux Sépulture de Xiao Ji. Architecture Jurong ville Nanjing, environs de Nankin environs de Shishicun ville. Missions archéologiques françaises en Chine 1707-1723, excursion Victor-SEGALEN, 1917.

On y trouve aussi pour lire et relire d’un nouvel œil les quantités de récits de voyage qui s’accumulent depuis des siècles dans nos armoires et nos mémoires, une nouvelle revue Viatica, « première revue française (en ligne et en accès libre) entièrement dédiée à la littérature des voyages », et qui « se donne pour but de rendre compte de l’ensemble des tendances de ce nouveau terrain de la critique littéraire ». Le premier numéro, celui de mai, est sur le corps, quoi de mieux ?

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle européen, les philosophes et les navigateurs se disputèrent le titre de véritable voyageur. Certains, comme Rousseau, moquaient les observations qu’ils pouvaient faire de par le monde comme s’ils n’avaient jamais quitté les environs de leur village ; d’autres, comme Bougainville, répliquaient en parlant de ses philosophes en chambre qui ne quittaient pas leur bibliothèque et qui, sans connaître les dures épreuves du voyage, semblaient pourtant vouloir parler du bout du monde par expérience.  D’île en île ou de livre en livre, comment voyage-t-on le mieux ? Il y a, je crois, dans la pratique, dans les pratiques du récit de voyage, des relations plus fines entre la pensée et la pérégrination que ne le laisse penser cette grossière bataille.

Quant à moi, les bibliothèques ont toujours été beaucoup plus qu’une aire de mouvement, même sur place, beaucoup plus même qu’un espace de voyage, de ceux qui vous mène toujours quelque part : plutôt un aller vers le non-lieu de la mort. Au fil du temps, les bibliothèques me sont devenues, pour paraphraser Starobinski, une « prison où l’on erre, une réclusion vagabonde », un labyrinthe qui vous transporte autant qu’il vous enferme. Mais ça c’est une autre histoire. Laissons donc ça pour le mois prochain.

 

 

 

 

Dérives

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Webassociation des auteurs

Désorganisons le web littéraire, disséminons les écritures !

Dissémination mai 2014 — L’Amérique

 

Dragon or Bear in the Drift Root Log by Pictoscribe

L’heure de la dissémination approche.

On se reprend à errer, quasi à l’aveugle, sur la toile. Juste une idée fixe, l’Amérique. On tourne d’abord sur soi. On se retourne vers les voies que l’on a déjà tracées, un jour, quelque part. Gliozzi ! Giuliano Gliozzi est un de ces philosophes dont l’œuvre a permis, et permet encore, de poser au plus juste les rapports qui se sont noués entre l’Ancien et le Nouveau Monde à la Renaissance. Quelles traces sur la toile ? Quels fils mènent à lui ? Peu. Quasi rien. D’un travail dont on peut bien tirer deux ou trois repères avant de reprendre la route.

On le sait, les terres découvertes (îles ou continents) au milieu de la mer océane ne furent pas immédiatement, spontanément, unanimement, perçues comme le signe d’un monde nouveau. Trois conduites majeures se dessinèrent au XVIe siècle, trois façons de situer, de mettre en regard, le neuf et l’ancien.

Il y eut la voie de la prophétie. Celle que Colomb – réalisant peu à peu qu’il n’avait pas atteint le Japon ou la Chine – et tant d’autres voyageurs après lui emprunteront en cherchant dans les anciennes prophéties les signes qui annonçaient une si grande découverte. Réflexe humaniste : droit vers le texte. L’Amérique, c’était un monde ancien, plus ancien que le monde antique lui-même, et qui venait au jour pour la première fois : paradis sur terre. La bible contenait toujours le monde dans ses pages et la seule nouvelle à retenir en ce jour de 1492 était l’avènement de l’Ancien.

Il y eut aussi la voie des colonies. Car sur les nouvelles terres occupées se multiplièrent les toponymes européens, pas seulement des noms comme Amérique ou Colombie donnés en l’honneur de ceux qui les découvrirent, mais des noms de sites européens transposés à des milliers de kilomètres de là : Nueva España, Nueva Granada, Nueva Córdoba, Nouvelle France et bien sûr Nouvelle-Angoulême qui deviendra Nieuw Amsterdam puis New York la fameuse. Les colons ne cessèrent jamais de dupliquer l’ancien pour l’appliquer sur le sol d’un monde nouveau. Le territoire européen se voyait donc accru, étendu, augmenté, et cependant l’Europe en était également dédoublée, pour ne pas dire découpée, car en son centre passait à présent un large océan qu’on disait Atlantique. Le cœur de l’Europe ne battait plus au milieu de ses terres mais sur les ports qui en ponctuaient la façade et qui regardaient dorénavant aux lointains. Un monde nouveau fit donc face à l’ancien. Un monde que l’ancien reconfigurait à son image quitte à se défigurer lui-même. Caricature ou idéalisation, le Nouveau Monde était une réplique de l’ancien, une réplique à l’Europe.

Il y eut aussi, enfin (appelons-là comme ça) la voie des Utopies. Quand le Nouveau Monde ne fut plus contenu dans l’Ancien, ni même pris à son image (quitte à ne plus lui ressembler), l’Amérique ne fut plus seulement un paradis, une colonie, mais la chance, la seconde chance, d’un monde en déréliction, le moyen de partir à neuf en se détournant de l’ancien. Le Nouveau Monde, alors, était devenu le lieu où l’Ancien prenait fin, où, de ses vieilles promesses plus aucune n’était entendue, de ses vieux modèles plus aucun n’était admiré : l’Europe vieillissait subitement, promue maintenant au rang d’une antiquité.

Accomplissement, renouvellement, remplacement, voilà sans doute les trois grandes fonctions que se mit à jouer l’Amérique, dès la Renaissance, vis-à-vis de l’Europe, et n’était-ce pas, il n’y a pas si longtemps que cela et peut-être encore, les trois éléments du rêve américain ?

Wheel of Fortune Slots in the Venetian by MsSarakelly

On part. On emprunte les chemins familiers au milieu des espaces amis, coutumiers, on suit de nouvelles routes desquelles bientôt on dévie, ou à partir desquelles on déroule, plus grand, plus méandreux, de nouveaux circuits. On peut alors rebrousser chemin. Et on prend ainsi le temps, au retour, de faire une halte : dans l’un de ces sites heureux d’être ouverts à des espaces plus riches, plus profonds, plus incertains que ceux que nous arpentons sur la toile – des espaces réels mais d’un réel si peu ordinaire. Gliozzi nous permettait de dire deux mots de ces utopies dont le sol américain fut longtemps la patrie, il y a des rêves plus proches en géographie dont la réalisation doit tout autant au désir de n’être jamais tout à fait ici ou là, d’ici ou de là, mais toujours en travers, en transfert. L’Ermitage, cette maison de l’écriture à venir, est un de ces lieux virtuels vers lesquels (comme le site qui nous abrite) on voudrait pouvoir sans cesse revenir ; le faire en tout cas assez souvent pour que résonnent encore entre elles les pulsations désordonnées de notre corps, formant ainsi, à côté de notre cœur, de nos poumons et de nos tripes, un nouvel anneau, nouveau cercle, dans lequel écrire et penser pourront sans se défaire se poursuivre et s’enlacer. On ne croira pas trop y trouver un lieu pour s’ancrer, se mettre à part ou s’abstraire, quand on aura vu dès la première bannière une eau vive et fraîche au plaisir de librement s’écouler.

Utopie by hannes.a.schwetz

Et on repart, toujours cette idée qui nous aveugle. On court cette fois, on saute les haies, traverse les rivières, on manque de se noyer dans un flot de textes et d’images. Et sur les rives qui vous tendent la main et qui vous crachent au visage s’avancent de drôles de personnages. On trouve toujours m’a dit l’un d’entre eux. Pourquoi dis-tu ça ? lui ai-je dit. Parce que le langage est tordu et qu’il n’y qu’à faire des tours et des tours pour cerner quelque chose : n’importe quoi, vraiment. Mais de quoi parles-tu ? ai-je crié, hurlé sur la berge. Je te dis que la rhétorique, les métaphores et autres tours de passe-passe, sont à mettre à la baille et qu’il n’existe aucun langage qui soit droit, qui soit sûr, qui voit clair et auquel on pourrait mesurer, sur lequel on pourrait diriger, notre errance verbale. Je vais en Amérique, lui dis-je en coupant ses phrases, c’est vers où ? Tu tournes autour depuis le début, pauvre délire, l’Amérique est du même tissu que cette toile que tu parcours, que tu déchires, cherchant peut-être une issue au dehors. Elle est du même grain que tous ces fantômes, prophéties, utopies, simulacres que tu invites à découvrir, des particules en mouvement dont les faisceaux s’agencent, et se réagencent, et projettent à chaque fois de nouveaux paisajes (A place where you feel safe dirait aussi Sebastien Cliche).

Dès le départ, dans ce bout de code biblique dont il fallait extirper la séquence capable de justifier l’existence d’une terre virtuelle, l’Amérique était une œuvre numérique.