Les lettres obscures

En passant

On veut bien admettre que regarder la vérité droit dans les yeux puisse comporter quelques dangers. Du moins, on comprend cette volonté d’héroïser la volonté de vérité quand, dans le quotidien des laboratoires ou devant le mutisme des idoles, la seule fièvre qui peut vous emporter est celle, languissante, de l’ennui. Mais il semble pourtant qu’en matière de vérité nous soyons plutôt accoutumés à une tout autre famille de regards : des regards de biais, de côté, de profil ; des regards à la dérobée, en coin ; bref tout un ensemble d’attitudes, de ruses, voire de techniques, que l’on nommait encore il y peu méthodes du soupçon. Mais si nous pratiquons sans nul doute de tels regards au quotidien, dès qu’il s’agit à travers eux de prendre en vue la moindre vérité cachée, nous avons également l’habitude de subordonner, voire de confondre de tels regards avec des actes de lecture. Le soupçon est pour nous, fondamentalement, un geste d’interprétation. Or si l’art d’interpréter est bien une façon de lire, il implique à ce titre que l’on repère, décèle des signes là où peu en voient. L’interprétation ne suppose pas seulement une obscurité du sens qui engagerait un plus grand effort de lecture, elle exige aussi de porter son regard dans l’ombre ou sous la surface, de se détourner des marques évidentes ou trop claires, de dissimuler son indiscrétion pour mieux surprendre d’éventuels signes, bref elle suppose pour s’exercer que la parenté du sens et de la lumière soit rompue. Le regard de l’interprète que Deleuze repérait chez Proust sous la figure de l’Amant jaloux est un regard de l’obscur : il en sort, il y vient et dans l’entre-deux des signes passent à la lumière sans que l’on sache trop bien où va retomber le sens qui en a jailli et ce qu’il va advenir de tout cela. De même si le sens que ces signes signifient n’est pas clair, si eux-mêmes craignent la lumière ou sont tenus loin de son éclat, il arrive aussi que ce qui est en mesure de faire signe ne soit pas clair non plus. Les signes que l’interprète détecte ne sont pas des marques, des caractères, des stigmates qui, à la moindre attention, se feraient aussitôt remarquer, disant alors en sous-main au regard qui les découvre : « regarde-moi bien, je suis un signe, tu me reconnais, approche ton museau et ouvre tes oreilles ». Il y a tant de « choses » qui peuvent devenir des signes, des choses pourtant visibles sans effort particulier, que leur évidence, leur réalité, pour un tel regard n’est que l’envers d’une pudeur, d’un mystère. De telles choses, qui à la différence des lettres ou des images dites iconiques (celles dont on repère le sens, une fois qu’on en connaît le code, aussi facilement qu’on le ferait de lettres), on les appelle des symboles. Les symboles sont en quelque sorte des lettres nocturnes, les voies de passage de messages qui s’échangent la nuit. Ce sont des signes que seule la lumière indirecte de la lune éclaire. Aussi, le regard que fait porter l’interprète n’est-il jamais direct : regarder de face suppose trop de lumière.

Déjà

En passant

Pourquoi certaines choses paraissent-elles si grises quand elles se proposent à la perception ? Parce qu’en elles, tout est déjà pré-visible et accompli : rien ne les retient dans ce présent qui glisse dans le souvenir. Rien en elles n’a jamais jailli. Elle sont déjà passées en prévenant. Percevoir, alors, c’est être livré au dé-jà. Et quelles sont ces choses, pour toi et pour moi ?

Arlequin

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Frankenstein by Insomnia Cured Here

Chaque objet autour duquel on peut se déplacer librement montre qu’il n’est pas isotrope, humainement parlant : toutes ses faces ne se tournent pas vers nous avec la même vigueur. Et peut-être en est-il ainsi, déjà, dans les laboratoires scientifiques, la matière s’avère au chercheur elle aussi diversement orientée. La prendre sous certains angles vous conduit parfois au bout d’une impasse. Essayer de force de la recomposer vous conduit à des monstruosités. D’où vient alors cette « anisotropie », cette « hétérotropie » des choses les plus ordinaires ?

Du moment qu’une chose quelconque passe dans l’orbite du langage, devient objet de discours – même innommée en tant que telle, même perdue dans un ensemble plus général – ses différents aspects deviennent inégaux au regard. Toujours un aspect est privilégié vis-à-vis des autres, toujours un aspect est mis en avant ; au point que même le plus apparent finit lui aussi par devenir invisible : toujours dépassé dès que croisé, plus supposé que véritablement remarqué, bientôt premier jalon inaperçu du chemin familier qu’emprunte le regard. Face invisible qui toujours le précède et lui garde le chemin ouvert. Poste avancé.

Être dit, c’est ainsi non seulement se montrer inégal, du moins diffèrent suivant les flancs par où l’on est désigné, mais peut-être aussi présenter un côté, une face, que l’on ne se connaissait pas jusque-là et que l’on ne se reconnaîtra peut-être même jamais. Imaginons les discours tenus sur nous (et ce dès l’enfance) capables de rendre incommensurables les différents aspects que l’on nous prête, que l’on se donne, nous obligeant ainsi à forger ou trouver des images à même de nous redonner une continuité attendue ou évanouie – une approximation de visage. Un visage masque toujours assez mal ses contours et ses coutures d’arlequin : dévoré, recraché par une bête qui se nomme langue maternelle. La bouche est coupure, la langue piqûre, l’haleine écorchure, même au plus fort des mots doux : Words can only do harm.

Dark face by Sikenty