La science errante

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Louis XVI donne ses instructions au Capitaine de Vaisseau de Lapérouse pour son voyage d'exploration autour du monde (1er août 1785 - mars 1788). Peinture de Nicolas Monsiaux (Paris 1754 Paris 1837); Musée de Versailles.

5 août 1766, James Cook observe une éclipse solaire depuis la Terre-Neuve qu’il est chargé de faire apparaître sur la carte. Une nuit et un jour singulièrement impliqués. La surface de la Terre glisse dans la sombre épaisseur des planches libres d’un atlas pendant que la lune, atténuant le puissant rayonnement du soleil, permet temporairement qu’on le regarde de face. On convainc l’astrographe d’envoyer le rapport qu’il en a établi à la Royal Society. L’académie anglaise le publie l’année suivante attirant ainsi l’attention de savants qui envisagent d’expédier, à différents points du globe, des équipages pour observer un autre événement astronomique : le passage de la planète Vénus devant le disque solaire. Pour la première fois pourrait être ainsi calculée la distance de la terre au soleil  – on règle sa distance avec les dieux, avec le ciel, à cette époque. Le phénomène se produira le 3 juin 1769. Le Roi d’Angleterre, George III, alloue une somme à la plus téméraire des expéditions programmées, celle des mers du Sud. La Royal Society impose Cook. Un cap est franchi. La société scientifique commandite ses voyages, choisit son navigateur, décide qui devra et pourra suivre ses méthodes. Le voyage s’intègre à l’ordre savant. La découverte se poursuit mais à l’entreprise de connaissance géographique commencée des siècles plus tôt, le XVIIIe siècle ajoute de nouveaux éléments.

D’abord, un nouvel outillage de navigation scientifique : c’est l’âge de la chronométrie embarquée. On part sur les mers avec des montres qui comptent le temps du lieu ferme que l’on vient de quitter. Chaque coquille de noix, ballottée par les flots, se doit d’imiter ce mythique rocher immobile qu’est la terre ; le mécanisme des horloges marines, en effet, pour être régulier, pour s’écouler de manière uniforme et constante comme la physique le prescrit, doit être au maximum isolé des mouvements propres de la mer : marée, roulis, tangage. Le journal de bord, seule chronique régulière embarquée jusqu’alors, se double d’un mécanisme ô combien redoutable : il compte plus efficacement le temps et permet de savoir enfin – puisqu’il fonde le calcul des longitudes – où précisément l’on se trouve : on ne peut plus se perdre désormais, on sait où l’on va.

Ensuite, une publicité plus importante des découvertes : celles qui peuvent être nécessaires pour préparer un voyage, celles que l’on collecte durant les expéditions (le Ministre de la Marine de Louis XVI a donné l’ordre de s’abstenir de tout acte d’hostilité envers Cook et de lui porter secours, le cas échéant, malgré la guerre déclarée entre la France et l’Angleterre). Les voyages participent toujours d’une rivalité entre États mais rentrent plus étroitement en communication les uns avec les autres. Une continuité de recherche s’établit. Les registres d’étude savante se multiplient, les plans d’expérience communs (grâce au dessin, à la peinture) se diversifient. Désormais, on collecte et partage des informations en géographie, astronomie, botanique, géologie, anthropologie, minéralogie, etc.

Enfin, une nouvelle attitude plus en conformité avec l’ethos cosmopolitique des sociétés savantes est prescrite aux capitaines de vaisseaux. Face aux peuples auxquels on est amené à se trouver, il s’agit maintenant de faire preuve d’une humanité qui pourra manifester à tous, et aux quatre coins du globe, l’unité du genre humain. Les marins, quel que soit leur rang, leur opinion, leur expérience doivent introduire dans leur conduite ce principe à la fois scientifique et religieux qu’est le monogénisme, c’est-à-dire le fait que tous les peuples descendent d’un même homme, partagent une même nature – même si ce principe, affirmé aussi bien par les églises que par l’histoire naturelle, ménage la reconnaissance d’une diversité de races et ainsi la possibilité de ne plus se voir immédiatement comme frères.

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Il me semblait qu’avec tous ces changements la raison des voyages avait sombré. Que leur beauté s’était perdue. Leur écriture plus normée (office quotidien, information distribuée en registres déjà ouverts et séparés), les zones à explorer bien délimitées sur les cartes, les distances à observer avec les autochtones fixées à l’avance : cela ne laissait que présager que peu d’errances aussi bien dans la navigation que dans le récit. L’erreur, autrement dit l’errance empruntée sur le chemin de la vérité, ou encore le sort de la vérité quand celle-ci se trouve soumise au cours d’un voyage, s’installait. On savait tellement où on allait, maintenant, et en empruntant quelle voie, que l’espace ouvert à l’errance en était rétréci, son champ d’intervention balisé, son éventualité reconnue et assumée. L’errance se résorbait en erreurs prévisibles et calculables. Les relations, de plus en plus au fil du siècle, ne racontaient plus la découverte mais indiquaient et corrigeaient ou précisaient des positions. Devant Tahiti ou Manoua, on n’approchait plus ses pieds, ses mains, sa langue d’une terre nouvelle, on réglait sa longue-vue, on regardait sa montre, on approximait.

Sur ces mers, le voyage devenait si peu voyage en un sens (avec tous ses plans de navigation, ses principes de conduite, ses registres préparés), son parcours se trouvait si déterminé par son lieu de départ (par son port d’attache) qu’il semblait perdre tout côté aventureux. Rien ne paraissait pouvoir encore surgir de nulle part ; par surprise ; dans mon dos. Il n’y avait plus d’errance que devant soi. Et on avait toujours de l’avance sur elle.

Aussi l’aventure, cette façon qu’a le voyageur de s’exposer à tous les hasards qui croisent sa route, ce détour qui ne fait pas forcément avancer son périple mais qui produit son errance, semblait réduite aux aléas météorologiques, aux accidents anthropologiques et géographiques du parcours. Tempêtes, cannibales et récifs. Et puis c’était tout : la découverte s’annonçait de moins en moins comme une aventure possible. Et pourtant le voyage savant emportait un désir d’aventure avec lui, sinon l’aventure elle-même, toujours là toute entière, irréductible. Car, même avec ses trajets plus ou moins programmés, c’est moins l’aventure qui disparaît (puisqu’il ne cesse d’y avoir des contretemps : les naufrages sont là pour en témoigner), ni même l’errance à vrai dire (puisqu’on continue de passer par le Paradis ou l’Utopie pour aller quelque part) qu’un rapport énigmatique, encore indémêlé, entre la vérité et le voyage. S’installait entre eux deux une nouvelle relation. Mise en communication directe de l’aventure et de la science : d’un côté, la science, qu’elle s’établisse ou non par le fait de voyager, va pouvoir devenir une aventure en elle-même (de modalité d’enquête parmi d’autres, d’outil de vérification in situ que le voyage était en train de devenir, ce dernier finira par affecter le statut même de la science, même sédentaire : ce sera la recherche) et, de l’autre, il y aura désormais une science de l’aventure qui aura ses codes, ses précautions, ses protections, ses calculs, ses faussetés aussi, science que nous délivreront peu à peu les écrivains voyageurs des siècles suivants : « Savoir voyager, c’est avoir la science des accords. » (Paul Morand, Le voyage, 1927)

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Cook devait partir initialement aux Marquises, découvertes en 1595 par l’espagnol Alvaro de Mendana, mais juste avant son départ revient le Dolphin, envoyé deux ans auparavant dans le Pacifique pour exploration. Samuel Wallis, son commandant, fait part de sa découverte de plusieurs îles au climat doux, à la végétation luxuriante, aux habitants paisibles. Il venait de rencontrer Tahiti qu’il ne nomma pas ainsi mais l’île du Roi George en hommage à son souverain – Bougainville, à peu près un an plus tard, en avril 1768, nomma la même île Nouvelle Cythère en référence au climat libertin qui régnait à la cour de Louis XV : Cythère était l’île grecque où se célébrait le culte à Vénus. C’est en ce lieu qu’il avait été ordonné à Cook d’établir son observatoire. De Bougainville à Gauguin, tant de Vénus seront dévoilées sur cette île.

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Les expéditions de Cook dans les mers du Sud constitueront le modèle absolu du voyage savant de l’époque des Lumières. Celle de Lapérouse fut sa réplique française.

Avant de lancer l’expédition de ce dernier, le gouvernement français avait déjà essayé de rivaliser avec l’Angleterre en confiant une mission à Kerguelen. Celui-ci devait traverser le Pacifique d’Ouest en Est mais n’alla pas plus loin que les îles qui portent encore son nom. Archipel : seuil ; marches mobiles d’un empire. Aussi, la priorité fut-elle donnée, dans les instructions données à la Lapérouse, à la recherche du passage du Nord-Ouest, symétrique du détroit de Magellan, et au repérage des côtes du nord-ouest de l’Amérique qui, mollement revendiquées par les Espagnols et les Russes, donnaient l’espoir d’y établir un commerce de fourrures. L’intérêt bien connu du roi de France pour la géographie – qui faisait partie de son éducation princière –, fit que ce dernier entra directement dans la planification de cette campagne : d’où cette image d’un Roi penché sur une carte qui ne fut pas premièrement plan de bataille. Elle fit aussi que les considérations commerciales furent considérablement minimisées dans cette campagne (ce qui permit le soutien tacite de l’Angleterre à cette expédition).

Cette diminution des prérogatives commerciales (qui fit refluer les intérêts économiques dans le champ des instructions secrètes comme pour le voyage de Cook pour lequel elles ne furent révélées qu’en 1927) paraît bien souvent comme la marque décisive du véritable voyage savant.

Si l’on observe effectivement au XVIIIe siècle – comme on vient de le voir – l’institutionnalisation du voyage au rang d’opérateur scientifique, de procédure savante, il apparaît vain, cependant, de vouloir dégager l’existence d’un rapport fixe, hiérarchique et exclusif, entre les différents buts d’un voyage – rapport qui permettrait d’isoler et d’opposer les intérêts soi-disant purs qui le guideraient. Il suffit de voir comment des buts, considérés comme opposés, peuvent être poursuivis simultanément – en ménageant une part de secret par exemple – pour comprendre que n’existe rien de tel qu’un intérêt scientifique, pur ou pas. La publicité de la science, en effet, ne s’oppose pas au secret des opérations militaires et commerciales, sa manifestation ne sert pas à dissimuler la poursuite d’objectifs moins avouables – elle n’est donc pas simple alibi ou justification – car c’est la science elle-même qui fait l’objet d’un partage (lui même caché) entre ce qui de ses résultats pourra être communiqué et ce qui ne le sera pas (même si l’espionnage perpétuel rendait largement inutile de telles protections : Louis XVI fit recueillir auprès des anglais des informations sur les voyages de Cook et notamment les moyens utilisés contre le scorbut). La science n’est pas seule publique puisque les informations utiles sur le plan stratégique ou commercial ne sont pas moins établis scientifiquement que les autres. Elle ne se donne pas comme un but dans cette nouvelle pratique du voyage, elle en est au contraire une condition, un facteur et un résultat ; plus qu’une fin, elle constitue une dimension complète, absolue et irréductible des voyages de Bougainville, Cook et autres Lapérouse.

Opposer a priori les fins du voyage pose problème, de même quand on souhaite leur donner un ordre. Car la hiérarchie des fins n’est pas forcément la même suivant la façon dont on se trouve embarqué dans une telle entreprise : les marins ne voient peut-être pas certaines de leurs missions à la même hauteur que le Roi de France qui lui même n’a pas les mêmes priorités que la couronne d’Angleterre (même s’ils peuvent partager la même soif de richesses). Ensuite, les différents buts ne font pas que s’entrecroiser, s’emmêler les uns aux autres (dressant une sorte de limite de fait à l’analyse), ils sont aussi étroitement ajustés entre eux : formant circuit, boucle, circularité continue. Les fins ne mettent jamais fin à rien, elles sont moyens de moyens, médiation perpétuelle. Enfin, deux États peuvent voir certains de leurs intérêts converger (accroître le territoire connu) comme il peut arriver que les marins, loin de chez eux, se reconnaissent comme compatriotes : ainsi Lapérouse avec les officiers britanniques de Botany Bay (leur but commun, alors, étant de rentrer chez eux sain et sauf) ; d’autres divergences non seulement se font jour mais ne jouent pas sur le même plan. Une expédition savante ne supprimait pas les tensions (quand les Français surent que les Anglais préparaient un voyage en Australie, Lapérouse reçut l’ordre d’aller directement au sud pour voir ce qui s’y tramait), elle ne bénéficiait pas d’un abaissement des rivalités militaires et commerciales, elle les déplaçait au contraire, mais sur un autre plan : celui de la gloire des nations. Les lumières que les souverains convoitaient pour elles-mêmes (et non simplement comme moyens d’autre chose) devaient servir au rayonnement de chaque pays, de chaque royaume. Le même globe qui ornait jadis le sceptre de l’empereur, emblème de sa puissance et rayonnement aveugle de son pouvoir, devait maintenant pouvoir se déplier sur une carte et accueillir la lumière la plus nette, la plus crue sur ses moindres repli et cachettes. Glissement de priorités, circularité des fins, déplacement d’échelles, la volonté de déterminer quel est le but véritable, principal, qui est censé guider continûment un voyage est, me semble-t-il, une mauvaise approche : un voyage se poursuit toujours, et simultanément, dans plusieurs directions – il est sur-orienté, déboussolé par excès. Aussi dans ce cas, est-ce plutôt le rapprochement des fins, la possibilité qui fut donnée de les agencer en une seule et même entreprise cohérente qui s’avère significative – rapprochement également indiqué par le fait que les écoles militaires, à l’époque, dispensaient de solides connaissances en sciences naturelles, connaissances qui étaient ensuite exigées dans la pratique de la navigation. Avant même de savoir quelles fins, implicites ou explicites, on donnait à ces expéditions, quelle était leur importance respective, la réussite de ces voyages dits savants était déjà d’exister : on se préparait, on embarquait des savants, des outils scientifiques ; on faisait des mesures, des relevés empiriques ; on les consignait dans de nombreux documents.

Aussi faudrait-il voir dans ces voyages la manifestation d’un certain rapport, d’une certaine instance « politico-scientifique » à l’époque dite des Lumières. Alors, que le souverain ait pris part au voyage ne serait plus seulement anecdotique. Se manifesterait son désir (et celui de son adversaire) de voir plus de terres reconnues (Louis XVI remplissait les cartes à mesure que les rapports arrivaient sur sa table) et du même coup l’identité entre le plan sur lequel s’édifiait, à l’époque, le savoir géographique (avec l’ensemble des champs qu’il pouvait contenir ou croiser : histoire des peuples, hydrographie, histoire naturelle, minéralogie, astronomie, etc.,) et le plan, l’échelle et la dimension spatiale précise, dans laquelle s’exerçait la souveraineté du roi. En élargissant le périmètre de recherche de Lapérouse, celui-ci exhibait le rapport étroit qui liait sa position de souverain au territoire – à l’espace continu, mesuré, quadrillé – et particulièrement aux manifestations de son extension. Et en effet, savoir quels étaient les contours, les richesses et les occupants d’un territoire inconnu, c’était dessiner virtuellement l’opportunité d’une conquête, l’utilité d’un établissement commercial, la possibilité de nouvelles alliances. Les espaces que les voyageurs découvraient, qu’ils dotaient géographiquement de nouveaux points de vue, de nouvelles échelles (vue de face, vue du ciel ; vue de près, vue lointaine ; vue globale, vue étroite) formaient comme le corrélat du pouvoir de la couronne. Ce que la géographie – dans ses relevés, ses rapports et ses cartes – montrait au roi, c’était le territoire à l’état pur, dans son état de plus grande désirabilité, dans un état de transparence maximal, autorisant les calculs les plus fous quant à son devenir politique, militaire, commercial, philanthropique même. La terre ainsi tracée, pliée, décrite, c’était le rêve éveillé, zénithal, de la souveraineté ; une souveraineté débarrassée des lourdeurs des administrations et des fâcheuses coteries, épargnée par la médiocrité et la lenteur des transports, libérée des obstacles et des intempéries ; une souveraineté enfin rendue à son tête-à-tête amoureux avec sa terre d’élection. Celle dans lequel elle pouvait rêver d’un empire. Un jour viendra où les rêves d’empire planétaire deviendront si réels pour les chefs d’État que le globe même leur paraîtra soudain plus léger que l’air. Charlie Chaplin et bombe A.

Le 22 janvier 1791, l’Académie des Sciences et la Société d’histoire naturelle présentaient une requête à l’assemblée nationale ; le 14 février, l’expédition de Lapérouse fut officiellement déclarée perdue. L’Astrolabe et la Boussole étaient reconnues errer quelque part. Entre les étapes prévues et programmées du voyage, l’aventure reprenait ses droits. Une nouvelle expédition fut dépêchée. Un voyage savant doublé d’une mission de sauvetage. Quand l’équipage d’Entrecasteaux, le 19 mai 1793, passa près de l’île Vanikoro qui ne figurait sur aucune carte, il restait probablement quelques rescapés dans les parages. Virent-ils passer à l’horizon pour presqu’aussitôt repartir les deux navires qui avaient été envoyés pour les sauver ? Ils s’appelaient Recherche et Espérance. Ils visaient vérité et salut. Sur les mers, l’errance n’appartenait pas encore tout à fait à la droite raison, la voie n’en était pas tout à fait dégagée, même réduite aux lois de la probabilité, quelque chose comme la foi se tenait au milieu.

Je vois dans ces noms de vaisseaux le signe d’un nouveau voyage, le signal d’un nouveau départ. Un pavillon inédit est levé. De nombreuses expéditions maritimes, parmi celles qui compteront au XIXe siècle, comme celle d’Entrecasteaux, ou de Dumont d’Urville, des importants voyages scientifiques français, seront expressément chargés de cette mission de sauvetage. La science sauve. La science s’établit en voyageant vers le salut de voyageurs disparus. Le savant voyage en direction du passé, sans cesse tourné vers ce voyage qui a initié sa tradition. Au commencement de cette science des mers, un naufrage. La recherche repasse sur les traces premières, elle cherche le perdu : non qu’elle l’ait un jour possédé mais il aurait dû lui revenir.

Le voyage vogue sur traces d’un autre voyage. Voile à rebours.

Les voyages des siècles précédents s’enchaînaient d’une autre manière. Que l’on suive les traces de son prédécesseur (quand on obtenait ses plans de navigations) ou que l’on tente d’autres voies contournant de dangereux obstacles, les voyages sur mer cumulaient directement ou indirectement leurs efforts en signalant des zones et des lieux qui, peu à peu, devenaient une même terre, un même pays, qui, rapidement, se retrouvait découpé en morceaux : nouveau territoire. Terre-Neuve. Nouvelle Amsterdam. Nouvelle York. Nouvelle Angleterre. Nouvelle Hollande. Nouvelle Écosse. Le port demeurait avec soi. Le voyage en mer découvrait sa fin (qui était son départ) devant lui, il cherchait le bout, la boucle, le circuit odysséen du voyage. Or, les voyages en mer qui vont partir à la recherche de l’expédition de Lapérouse vont s’avancer dans cet espace singulier dans lequel il n’y a pas de port. Seulement un écueil, un obstacle. Un lieu de naufrage. Ils cherchent la tombe et le port, pour les rescapés s’il y en a, sera ce bâtiment qui vient les chercher. La navigation est devenue tellement sûre que le pont des navires sera lui-même devenu le port des marins. On y sera chez soi sur les flots.

Voyager vers l’interruption du voyage, voyager pour que le voyage fasse retour. Non plus tour du monde mais contournement du naufrage. Voyage achevant le voyage.

Pourra-t-on dire encore : 1. que l’errance traverse nécessairement le voyage (même si l’on distingue justement celui-ci par le fait qu’il se donne un but, un terme, qu’il n’est pas voyage perpétuel) 2. que l’erreur lui est donc consubstantielle, c’est-à-dire que ce dernier dévie, bifurque, oblique en permanence et 3. que la reconnaissance de l’erreur ne remet pas le voyageur dans le droit chemin, qu’elle n’est même pas le providentiel raccourci qui lui permettrait de rentrer au port, sain et sauf, mais qu’elle est au contraire la poursuite, la relance, le mouvement même du voyage. La vérité se trouve à sa fin. C’est la toute dernière erreur, celle que l’on ne peut réviser, c’est la plus fatale.

Rousseau, à l’époque de Cook et de Lapérouse, réclamait une fin nécessaire pour chaque voyage. Voyager pour voyager, c’est errer, être vagabond. Il fallait rentrer au port, fut-il devant soi, il fallait une attache quelque part, sinon ce n’était que vagabondage, rupture des liens. L’errance est la défaite des attaches que les aventures coupent et recoupent mais renouent trop souvent.

Steppenwolf

Mis en avant

Steppenwolfposter

Voici quelques années, cet homme qui approchait de la cinquantaine se présenta un jour chez ma tante et lui demanda si elle avait une chambre meublée. Il loua la mansarde située au dernier étage, sous les toits, ainsi que la petite chambre à coucher attenante. Peu de temps après, il revint chargé de deux valises ainsi que d’une grande caisse de livres et séjourna neuf ou dix mois chez nous. Il menait une existence discrète et solitaire, et si le voisinage de nos chambres n’avait occasionné nombre de rencontres fortuites dans les escaliers ou dans le corridor, nous n’aurions sans doute jamais fait connaissance. En effet, cet homme n’était point sociable ; il avait même atteint un degré d’insociabilité que je n’avais jusque-là observé chez personne. Comme il le disait parfois, c’était vraiment un loup des steppes ; un étranger, un être sauvage, mais aussi farouche, très farouche, venu d’un monde différent du mien.

(…)

Je sens brûler en moi un désir sauvage d’éprouver des sentiments intenses, des sensations ; une rage contre cette existence en demi-teinte, plate, uniforme et stérile ; une envie furieuse de détruire quelque chose, un grand magasin, par exemple, une cathédrale, ou moi-même ; une envie de commettre des actes absurdes et téméraires, d’arracher leur perruque à quelques idoles vénérées, de munir deux ou trois écoliers rebelles du billet tellement désiré qui leur permettrait de partir pour Hambourg, de séduire une petite jeune fille ou de tordre le cou à quelques représentants de l’ordre bourgeois. Car rien ne m’inspire un sentiment plus vif de haine, d’horreur et d’exécration que ce contentement, cette bonne santé, ce bien-être, cet optimisme irréprochable du bourgeois, cette volonté de faire prospérer généreusement le médiocre, le normal, le passable.

(…)

Au fond de son cœur, il était en effet persuadé (ou croyait l’être) que en vérité, il n’était nullement un homme, mais un loup venu de la steppe. Certaines personnes éclairées auraient pu discuter de la question et chercher à déterminer s’il était effectivement un animal. Peut-être avait-il un jour, avant sa naissance même, été ensorcelé et transformé de loup en homme ; peut-être la certitude d’incarner en vérité un loup constituait-elle un simple produit de son imagination, de sa folie. Il était possible, par exemple, que cet homme ait été un enfant sauvage, indocile et désordonné ; que les personnes chargées de son éducation aient cherché à détruire en lui l’animal indompté, faisant alors naître dans son esprit la conviction qu’il était vraiment cette bête dissimulée derrière un mince vernis de discipline et d’humanité.

(…)

Tout à coup, une pancarte lumineuse m’aveugla :

Dressage miraculeux du Loup des steppes

Cette inscription éveilla en moi toutes sortes de sentiments, toutes sortes de craintes et d’obsessions qui remontaient à mon existence ancienne, à une réalité oubliée et qui serrèrent douloureusement mon cœur. J’ouvris la porte d’une main tremblante et me retrouvai dans une baraque de foire. Une grille de fer me séparait d’une scène de fortune. J’aperçus sur celle-ci un dompteur, un homme qui avait un peu l’air d’un charlatan et d’un prétentieux. En dépit de ses moustaches imposantes, de ses biceps puissants et de son costume de cirque trop voyant, il me ressemblait de manière perfide et parfaitement détestable. Cet homme fort tenait en laisse comme un chien (spectacle ô combien pitoyable !) un loup imposant et beau dont le corps était cependant affreusement amaigri et le regard craintif, tel celui d’un esclave. Il était aussi répugnant qu’excitant, aussi odieux que secrètement plaisant de voir ce dompteur brutal faire exécuter à l’animal sauvage et noble, mais si honteusement obéissant, une série de tours et d’exercices sensationnels.

L’homme, mon maudit double caricatural, avait en vérité apprivoisé son loup de manière prodigieuse. Celui-ci obéissait scrupuleusement à chaque ordre, régissait comme un chien à chaque appel et à chaque claquement de fouet. Il s’agenouilla, fit le mort, se dressa sur ses pattes arrière, porta avec docilité et gentillesse dans sa gueule une miche de pain, un morceau de viande, un petit panier. Il dut même ramasser le fouet que le dompteur avait fait tomber par terre et le lui rapporta entre ses dents en frétillant de la queue avec une servilité insupportable. On présenta au loup un lapin, puis un agneau blanc. Certes, il montra les dents et se mit à saliver avec une frémissement de convoitise, mais il ne toucha à aucune des bêtes. Celles-ci étaient tapies, toutes tremblantes, contre le sol. Au commandement, il fit un bond élégant au-dessus d’elles, vint même se placer entre le lapin et l’agneau, posa ses pattes de devant sur leur dos et tous trois formèrent ainsi un tableau de famille attendrissant. Pour finir, il mangea une tablette de chocolat dans la main de l’homme. C’était un supplice de voir quel degré fantastique de reniement de sa propre nature le loup avait atteint. Je sentais mes cheveux se dresser sur la tête.

Cependant, lors de la deuxième partie de la représentation, le spectateur tourmenté et le loup lui-même furent dédommagés de ce supplice. Après la présentation de ce numéro raffiné de dressage, après que le dompteur triomphant se fut incliné avec un aimable sourire au-dessus  du groupe formé par l’agneau et le loup, les rôles se trouvèrent inversés. Le dompteur ressemblant à Harry déposa tout à coup son fouet aux pieds du loup en s’inclinant profondément devant lui et se mit à trembler, à se recroqueviller sur lui-même, à paraître aussi misérable que l’animal quelques minutes auparavant. De son côté, le loup se léchait les babines en riant. Il n’y avait aucune trace en lui de crispation et d’hypocrisie. Son regard brillait. Tout son corps se redressa et reprit son plein éclat en retrouvant l’état sauvage.

À présent, le loup donnait les ordres et l’homme devait obéir. Au commandement, celui-ci s’agenouilla, fit le loup en laissant pendre sa langue et arracha avec ses dents plombées les habits qu’il portait sur lui. Suivant les ordres du dompteur d’hommes, il avança sur deux jambes, puis à quatre pattes ; il fit le beau, puis le mort, promena le loup sur son dos, lui rapporta le fouet. Plein de servilité et d’adresse, il répondait avec fantaisie à chaque humiliation et à chaque perversion. Une ravissant jeune fille apparut sur la scène. Elle s’approcha de l’homme apprivoisé, caressa son menton, frotta sa joue contre la sienne, mais il resta à quatre pattes, demeura une bête. Il secoua la tête et se mit à montrer les dents à la belle, de manière si menaçante et féroce qu’elle prit la fuite. On lui présenta du chocolat qu’il renifla et repoussa dédaigneusement. Finalement, on ramena l’agneau blanc et le lapin gras au pelage tacheté. Alors ce fut un plaisir de voir l’homme docile mettre toute son énergie pour imiter le loup à la perfection. Il attrapa les petits animaux avec ses doigts et ses dents, arracha des morceaux de leur pelage et de leur corps, mâcha en ricanant leur chair vivante et, fermant les yeux de plaisir, s’enivra avec avidité de leur sang tout chaud.

(…)

Frappé par une terreur mortelle, je me mis à courir dans le couloir en passant devant toutes les portes et me retrouvai brutalement face à l’immense miroir. Je m’y regardais et aperçus alors, aussi grand que moi, un immense loup magnifique. Il se tenait immobile. Dans ses yeux inquiets brillait une lueur sauvage. Il me fit un clin d’œil malicieux, rit légèrement, si bien que ses babines se desserrèrent un instant et me permirent d’entrevoir sa langue rouge.

(…)

Je regardai une nouvelle fois dans le miroir. En fait, j’avais eu un moment de folie ; il n’y avait pas de loup se léchant les babines derrière l’immense surface de la glace. Il n’y avait que moi, Harry.

Hermann Hesse, Der Steppenwolf, 1927 (Trad. Alexandra Cade)

Laideurs

Être assez laid pour vouloir jeter toute beauté dans la boue, et faire jouir ces visages fascinés, fascinants, les voir torturés et défigurés d’un intense plaisir. Celui d’être aveugle sans la blessure de l’être. 

La beauté des choses enlaidit. On pourrait croire, mais comment ferait-on le calcul, que la beauté venue rayonne sur l’ensemble des choses, donnant soudain figure au monde, à ce visage usé, vieilli, fatigué, qu’il nous montrait jusqu’ici, jusqu’au point exact où je me tenais, surprenant la beauté jaillissante, ne donnant pourtant figure qu’à quelques points dispersés du monde, sites rares, aussitôt mis à part, encerclés et voilés, au sein timidement ouvert des musées, des bibliothèques, des théâtres, beauté de quelques choses seulement, au milieu de la laideur du monde, toujours cernée, toujours délimitée, au sein d’un cadre, sur une scène, dans un volume, l’instant d’un moment de grâce, au fond de certains êtres, et pas d’autres. Beautés toujours au pluriel à force d’être rares, et d’un pluriel dénombrable, assigné, loin du compte infini du trésor de pièces et de joyaux qu’abritaient les caves, les banques et les matelas gonflés, loin de l’incalculable compte des femmes et des hommes croisés dans la rue, beautés balançant un instant leur charge fatale.

Je crains de ne vivre que d’un bout à l’autre de ces pauvres beautés. Recueillies en des points bien précis de l’espace humain, elles offrent néanmoins, pour celui possédant quelques clés, un accès ouvert, largement pénétrable. Contempler un tableau, lire un livre, suivre un mouvement sur plateau, sont des actes sexuels, d’une érotique banale et discrète. Je passe d’une chose à l’autre, je ne me disperse pas, je vais d’une beauté à la suivante, beautés que j’ai bien rangées chez moi, ou m’attendant, je le sais, aux lieux et horaires convenus. D’un point à l’autre, levant la tête d’un livre, quittant des yeux une affiche, je traverse la laideur du monde, on dira la Réalité, seul code possible de la fréquentation commune du monde, je ne m’en détourne pas, je ne m’y avance pas trop, je cherche toujours à l’aveugle des points de vue, des endroits, d’où une beauté se resserre sur elle-même, se contient, se sépare et délivre peu à peu la laideur du monde.

Peut-être n’y a-t-il que la musique qui permet encore, à moi comme à tant d’autres, de traverser cette laideur, de ne plus propager autour de soi la nuit qui entoure les rares beautés, d’en repeindre le monde à chaque pas. Peut-être la musique anéantit le circuit qui mène d’une beauté à l’autre, les tunnels passant de laideur en laideur. Continûment. Peut-être est-elle, au contraire, la beauté enfin capable de ne plus se recueillir en un lieu, de taille à sortir du cadre, de la page, du plateau, de l’écran, beauté défaite enfin de tout rapport autolectuel, ne faisant plus signe d’un point à l’autre, en préparation d’une rude plongée dans le monde (attitude des esthètes), beauté affolant le monde à cors et à cris, déchirant les voies, les passages, les avenues entendues.