Libres de deuil

Y a-t-il dans la perte de liberté, ou dans la découverte de son caractère illusoire (ce qui est au fond la même chose), quelque chose d’analogue à une mort organique ? Cette perte n’est-elle pas aussi vive – mais selon d’autres traumas – que la perte d’un membre que l’on vous coupe ou qui reste immobile malgré les ordres qu’on lui donne ? N’est-ce pas toute une vie qui s’enfuit dans la perte d’une aptitude, d’une capacité, d’une force que l’on n’exerçait pourtant qu’avec l’appui de certains parties précises de notre corps ? Comment fait-on le deuil de ces vies qui demeuraient enveloppées, localisées, quelque part en nous : dans une main agile, un œil vif, une voix qui porte ? Comment faire le deuil de ces vies qui étaient les nôtres et auxquelles nous survivons à notre plus grand étonnement ?

Notre médecine, on le sait, a franchi un seuil décisif quant à son efficacité le jour où la mort fut conçue comme une durée plurielle et non plus comme ce moment insécable qui sépare la vie du trépas. Mais il ne suffit pas de déplier la mort en autant de phases qu’il y a d’organes qui s’éteignent : cœur, poumon, cerveau (idem pour les étapes du deuil qui ne font que reproduire ce même schéma suivant les instances psychologiques en jeu), il faut aller jusqu’à dire, comme Gilles Deleuze le faisait, que la mort est coextensive à la vie, que nous mourrons plusieurs fois de notre vivant, que nous sommes tous, et ce bien avant la naissance, des survivants. L’histoire politique du siècle récent nous l’enseigne, les blessures et les pertes civiles du moment nous l’apprennent également.

 

L’immatériel

En passant

Ce qui fait la bêtise suprême de certaines paroles, c’est l’innocente façon qu’elles ont d’écraser la poésie possible de celles qu’elles écartent trop facilement : ainsi en va-t-il de l’Immatériel. Terme courant, dont l’usage est heureusement contesté, il trahit la méconnaissance totale de l’actualité du monde dans lequel nous vivons. Quelle est donc cette matière qui aurait disparu avec la multiplication des réseaux électroniques ? La bonne vieille pierre qui figure comme le modèle même de toute matière solide : monuments imposants par lesquelles nous défions le temps (montagnes sacrées, mégalithes éternellement dressées, pierres tombales, tables de loi et leurs simulacres de papier) ; remparts puissants par lesquels nous nous protégeons de la blessure mortelle des éléments (grottes creusées dans la roche, murs de fortification, caveaux souterrains) ; inébranlables fondations par lesquelles nous tenons à disposition la certitude sensible d’une stabilité du monde.

Or, la physique et la biologie travaillent aujourd’hui sur bien d’autres matières qui n’ont plus rien de tangible, de visible à l’œil nu, et qui ont quitté ces formes rigides qui leur assignaient un lieu à chaque instant saisissable dans l’espace. La matière par excellence, et cela les peintres nous le mettaient sous le nez depuis bien longtemps, ce serait plutôt la lumière. Aussi n’y a-t-il pas de processus de dématérialisation des supports mais simplement un changement d’échelle, le passage dans une micro dimension. Nous investissons une profondeur inconnue pour nos sens, mais que les ingénieurs, les techniciens et les scientifiques connaissaient déjà par expérimentation. Par le biais des nouvelles technologies, c’est donc tout un univers pratiqué jusqu’ici par quelques groupes sociaux qui se trouve promu au rang d’habitat. Nous vivons désormais, à l’échelle qui nous est la plus quotidienne, au cœur même d’un monde que seule la science se figurait jusque-là. Miniaturisant nos supports d’information, nous élevons parallèlement l’espace des réseaux et des signaux au rang d’un nouveau macrocosme.

 

On n’attrape pas la mort

En passant

Depuis plusieurs jours, je porte le froid en moi. L’hiver est là, la neige est là, je tremble comme une feuille qui subitement aurait été forcée de tomber de l’arbre, mais ça n’y fait rien : le froid qui me tient reste tout à fait étranger à celui qui s’installe au dehors. Je sais sans savoir que sa morsure n’aurait jamais pu atteindre de telles profondeurs dans ma chair. Ce froid qui rayonne dans mon ventre est celui de la mort qui s’élance. La viande gèle, les os se glacent, et l’hiver passera que cela continuera. Désormais je porte le froid en moi, la vie qui s’éteint.