Infernaliana

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Dissémination Mars — Littérature de genre

The way out ? (From Hell) by Giampaolo Macorig

Aborder un genre, il y a pour cela beaucoup de manières. On peut, et c’est bien souvent ainsi que font ceux qui, impatients, diront qu’il est impossible de le définir, chercher le point de vue le plus haut, le plus général, essayer d’embrasser du regard, perché au sommet de la montagne, l’ensemble de la verte vallée. Toutes les bêtes qui paissent, dispersées, accrochées, rapetissées sur les flancs de la terre, se voient alors rassemblées, de fait, sous l’action de cet écrasant regard. Mais pour cela il faut se donner la peine de monter et de monter vraiment très très haut et le chemin est long et ardu et c’est pourquoi beaucoup, abattus d’emblée, beaucoup déclarent, et jurent, que les genres (musicaux, littéraires, etc.) sont insaisissables, inexistants, inaccessibles. De véritables chimères perdues dans les nuages, au-delà des sommets.

Je ne pense pas, pour ma part, que les genres soient des abstractions vides mais je n’aime pas pour autant les ascensions sportives et ascétiques censées nous mener au difficile sommet des plus hautes généralités : je préfère les petits pas de côté, les coups d’œil latéraux et de biais, qui permettent – tout en restant au niveau de ce qu’on essaie de définir –, de formuler déjà les rapports que cet ensemble, traversé du regard, entretient avec d’autres ensembles. Je me sens bien dans les vallées, le long des ruisseaux, sur le dos des collines. Ce sera alors en prenant la vision du berger et du loup, les deux indissociablement liés – chacun se tenant à la fois aux marges et au milieu du troupeau éparpillé, au bord et au cœur – que nous essaierons d’établir un rapport mobile au genre que nous souhaitons aujourd’hui embrasser. Car il y a, c’est certain, une passion véritable du genre.

On pourrait dire ceci, en première approximation, pour situer la passion qui nous occupe : où et comment apprécier les pouvoirs de ce que l’on appelle Imagination dans le monde qui nous traverse et nous entoure ? Il y a bien sûr les rêves que nous faisons chaque nuit, mais auxquels nous n’avons accès qu’indirectement, par le biais des pattes de mouche que nous laissons sur les pages d’un carnet dans un demi-sommeil ; et encore cette saisie est assez limitée du fait que nous n’avons même pas accès aux rêves des autres mais seulement à cet autre étrangement semblable – étrange parce que semblable – que nous sommes la nuit. Bien sûr, le psychanalyste, aujourd’hui, se trouve au point de confluence des rêves humains et semble par conséquent en mesure de les constituer en véritable expérience, je veux dire celle que l’on dit vérifiable, empirique, factuelle : premièrement, il installe un poste d’observation (et d’écoute) permanent sur les différentes manifestations des cauchemars et des songes ; deuxièmement, il en fait un événement qui n’est plus seulement vécu en première personne, mais qui, s’il vous atteint encore, le fait médiatement désormais, dans la verbalisation éventuelle qui s’en suit (le psychanalyste rêve lui aussi mais ne formule pas ses propositions sur l’imagination et les songes au même moment, ou bien c’est qu’il rêve éveillé); et troisièmement, il assure au rêve une visibilité telle que celui-ci devient saisissable bien au-delà des coordonnées initiales de son apparition. Le voici qui saute de la mémoire, qui déborde des pages du carnet et qui se trouve lancé dans une interminable prise et reprise de paroles. Ainsi, l’imagination, sous les espèces du rêve, et sous le nez du psychanalyste, est constituée en véritable domaine empirique, champ permanent et stable d’analyse et d’investigation. C’est donc là, me disais-je, qu’il faut aller chercher sa vérité, du moins sa manifestation la plus ferme.

Mais j’ai songé aussi qu’il existait un autre lieu, dans notre culture, au sein duquel il serait possible d’avoir un plus large accès, plus direct, plus global aussi, à cette fameuse Imagination. Je songeais, bien entendu, à cette forme de langage que l’on appelle depuis plus de deux siècles maintenant Littérature Fantastique. Car bien que toute un bataillon de figures louches et de personnages étranges ne cessent de poindre et de revenir autour et au cœur de ce langage insistant ; bien qu’il emploie un grand nombre de procédés rhétoriques susceptibles de nous jeter dans cette dimension nouvelle qu’est le Fantastique : ce langage n’a, semble-t-il, jamais vraiment découragé les espoirs et les désirs d’en maîtriser le foisonnement. Et même au contraire puisque le voilà chez Nodier, donc aux premiers temps de son existence, déjà regroupé en un ensemble de textes, les Infernaliana, qui n’attendront pas longtemps pour que l’on vienne extraire, en eux, un nombre suffisant de critères qui établiront alors un genre dans leur communauté nouvelle.

On peut, avant de les lire ou bien les relire, les entendre ici (avec une voix mieux qu’appropriée­ : d’époque !).

Le Fantastique s’est donc constitué comme genre, comme rassemblement de langage, et ce dès son apparition. Le voisinage serré dans lequel on trouve les textes, la communauté qui se forme entre eux, n’est pas seconde ou secondaire, affaire de critiques aveugles ou inquisiteurs, mais bien choix et nécessité d’écriture, d’écrivains. Cela n’empêchera pas un grand nombre de continuer à récuser un telle volonté d’ordonnancement, en vertu d’une inquiétude ou d’un mépris des classifications. Il y aurait trop de diversité dans cette littérature pour qu’il soit possible de l’enfermer comme un monstre dans d’aussi petites cages (allez dire une chose pareille aux naturalistes qui s’attachent à décrire le foisonnement du vivant et de son évolution ! La Nature serait-elle moins disparate que l’Art ?). Il y aurait aussi trop d’œuvres composites et de ce fait bien incapables de rentrer et de rester uniquement dans la seule case qu’on leur assigne, ce qui mettrait ainsi à bas toute volonté un peu sérieuse de forger des classes de textes distinctes (mais il y a bien fallu, pourtant, isoler des parties de textes reconnus comme fantastiques pour les déclarer sous ce nom : c’est peut-être qu’il vaut mieux se méfier des unités toutes faites comme le Récit ou le Livre et non du projet de classification lui-même). Enfin, on peut aussi dénoncer la possibilité d’enfermer la littérature dans un genre au nom d’une certaine liberté de l’imagination, c’est-à-dire d’une fantaisie si radicale qu’aucune règle, aucun principe, ne pourrait véritablement la retenir – ou la définir – plus loin ou plus longtemps que le moment, toujours provisoire, de son apparition. Il y aurait ainsi, comme on dit, des œuvres ou seulement des textes authentiquement fantastiques mais aucun lieu commun, aucune topique, en mesure de les rassembler et de les réunir. De leur passage dans le monde aucune intersection possible. Les vampires et fantômes qui les suivent et les accompagnent jamais ne se croisent. Ce serait donc par principe, parce que le Fantastique est ce type de langage pour et dans lequel l’imagination tient une place si déterminante, que la possibilité d’en faire un genre se trouverait exclue pour certains. C’est là où cette imagination serait la plus libre, la plus accessible dans ses manifestations, au travers de tous ces textes, qu’aucune loi, aucun ordre ne pourrait la faire plier et lui trouver un langage commun. Coïncidence étrange. Curieuse transcendance.

Aussi bien que dans le rêve donc, peut-être mieux encore, la littérature dévoilerait, exprimerait, entrebâillerait une porte vers cette libre dimension que l’homme plus ou moins intensément revendique. Mais s’il est probable, comme on peut le penser, que l’imagination s’exprime d’une façon préférentielle dans la littérature – celle-ci tournant alors vers nous un visage si singulier qu’il serait impossible, ou seulement inutile, d’en faire un portrait ou d’en cerner le type – c’est peut-être aussi pour la raison très simple qu’elle y exerce ses pouvoirs d’un façon bien spécifique. Pas sûr alors que ce soit une bonne idée de supposer derrière ou en amont de la parole une imagination en sommeil, ou déjà bien active, que la littérature ensuite essaierait de ressaisir pour elle-même (le Fantastique ne serait alors que cet effort verbal donné en vue de communiquer un imaginaire déjà constitué hors de lui et heureusement ou malheureusement passé au tamis des contraintes de la langue : transcription de certaines, ou de toutes, nos fantaisies). Il ne serait pas suffisant non plus de dire que la littérature essaye seulement, dans ces textes, d’exprimer un certain état de l’imagination (et non pas tous), susceptible de provoquer terreur, stupeur ou émerveillement. Il faudrait plutôt, il me semble, ne plus supposer l’existence d’une telle faculté générale derrière le langage, autrement dit ne plus renvoyer chacun des textes du genre aux pouvoirs insaisissables d’une certaine psyché humaine qui serait alors posée comme leur fondement ultime et concret ; il faudrait plutôt voir comment le Fantastique, en tant qu’expérience singulière et historiquement située, parvient à nous plonger dans un élément culturel nouveau, c’est-à-dire cette dimension dans laquelle Imagination et Langage se retrouveraient si liés (de rapports à la fois anciens et inédits) qu’il nous serait devenu extrêmement difficile, voire impossible, d’en dénouer les fils : cette trame serrée, cette intrication complexe étant, de façon tout à fait classique, le principe de possibilité de la Littérature elle-même.

Le verbe, dans cette compréhension de la littérature, n’apparaîtrait plus comme l’expression (pleine ou viciée) d’une faculté générale de l’homme, ni même comme soumis (par la fascination ou l’éblouissement) au rêve, mais plutôt comme l’appréhension (et le recueil) de cette forme d’événement étrange que l’on appelle la vision. Vue, entrevue même, réalisée en présence d’autrui ou pas, de quelque chose de visible (qui échappe toujours en partie à la vue) et dont la visibilité n’est donnée qu’à un seul : si bien que l’expérience ordinaire du fait commun, de la chose publique, de la chose devant nous que nous voyons simultanément ensemble disparaît. Il n’y a plus de communauté de vision. Je vois quelque chose dont l’évidence, le partage immédiat (et sans d’autre ressource de langage que les gestes qui permettent d’orienter le regard) entre nous disparaît. Il ne reste donc que le langage capable d’accueillir, de communiquer et de partager un tel événement, en élaborer l’expérience. La rendre à nouveau vérifiable à autrui.

Le Fantastique, à la racine de son sens, désignerait ainsi la pure visibilité des choses dans ce qu’elle a d’insaisissable. Un visible auquel la main, la peau, l’œil même dans la mesure où il apprécie les surfaces et les profondeurs, ne peuvent donner d’autre consistance que celle d’être seulement visible (ou visuel dirait peut-être Didi-Huberman). Ce pourrait être cela l’expérience d’une vision : vue devenue insaisissable à force d’être conduite et reconduite à la pureté du regard, vue d’autant plus invisible (invisibles aux autres) qu’elle serait devenue ostensiblement visible à soi ; invisible de n’être finalement pas saisissable par la main, pas repérable par l’ouïe et peu tangible pour l’œil. Aussi, le visible n’existerait peut-être pas d’emblée dans la consistance partagée et stable d’une chose posée là devant nous, accessible au regard de tous, ou même cachée quelque part attendant sereinement qu’un jour la découvre et laisse voir, enfin, les contours de chose bien nette qu’elle gardait pourtant en secret dans le noir. Le visible serait plutôt donné dans une forme de dispersion radicale, une explosion de vues éclatées dans le temps et l’espace (ne disons-pas subjectives puisque ceci supposerait que soit posée l’existence de cette vue dégagée, frontale, à distance, commune que l’on appelle objectivité). Le Fantastique, donc, nous donnerait accès à un des états premiers (ou majeurs) de la visibilité du monde, du moins une dimension dans laquelle, dans notre culture, il ne nous est pas donné, ou plus, de vivre constamment – sinon le temps d’une lecture, dont l’effet, peut-être  longtemps après, en fera rejaillir encore l’existence au premier plan. Vérifions-le.

Infernaliana, par Charles Nodier. Gallica, Bnf.

 

Perplexes

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 Dissémination juin — Expérimentation de l’écriture numérique

 

Sebastien Cliche. Principes de gravité

Le mois dernier, au moment où il devenait grand temps d’écourter mes improlifiques dérives américaines – je ne cessais d’échouer encore et encore sur les même terres d’histoire et d’utopie – je découvris, in extremis, les admirables travaux d’un écrivain et plasticien montréalais. Insérant textes et lecteurs dans des dispositifs extrêmement variés, aussi bien dans les expériences visées que dans les technologiques employées, les inventions étranges, hypnotiques, parfois inquiétantes de Sébastien Cliche, me semblent à même, pour cette dissémination de juin, de répondre aux voeux de Noëlle Rollet sur l’expérimentation numérique. Ici et là sur la toile, le texte, en l’occurrence chez Sebastien le récit et sa conduite, se voit plongé, et depuis un certain temps déjà, dans un univers sensible radicalement différent : dans sa matérialité, ses dimensions ou son appréhension temporelle. Ses propriétés littéraires, à l’état numérique, sont remises à l’ouvrage.

Il fallait donc poursuivre. Et entamer un dialogue avec Sebastien. S’entretenir avec lui sur des réalisations, achevées ou à venir, qui allaient probablement devenir, pour moi et pour d’autres, un objet permanent de réflexion, d’interrogation, de recours aussi, pour imaginer les conditions nouvelles, les dimensions renouvelées, dans lesquelles il devient possible, et souhaitable de forger un texte aujourd’hui, c’est-à-dire d’en articuler différemment écriture et lecture. Voici donc cette entame :

 Sebastien Cliche. Paysajes

StudioNuit :

1. Les années 60 et 70 ont été une période d’usage intensif des diagrammes, schèmes, structures et autres topiques, et ce dans des domaines aussi différents que l’histoire de la pensée, le déchiffrement du désir humain, l’analyse des systèmes de parenté ou la critique des œuvres littéraires. Dans les nombreuses œuvres que vous avez réalisées, des diagrammes sont à l’œuvre justement : quel sens revêt pour vous un tel usage ?

Sébastien Cliche : 

Étant issu des arts visuels, j’ai d’abord un intérêt esthétique pour les diagrammes et les schémas. Cela s’inscrit dans mes recherches sur les « esthétiques fonctionnelles » qui englobent aussi les illustrations didactiques ou, du côté du texte, les modes d’emploi et les descriptions techniques. Cependant, j’utilise rarement les diagrammes sans leur donner une fonction. Dans une œuvre hypermédiatique comme Paisajes, il joue le rôle d’une carte qui schématise le territoire à explorer en reprenant la structure interne du projet. Je pense que pour les œuvres qui misent sur la désorientation et une logique combinatoire ouvrant sur une multitude de variations, il est important que le lecteur puisse référer à ce genre de plan. Ça lui donne une certaine idée des limites du projet et c’est encore mieux si une trace vient lui indiquer la partie du territoire qu’il a déjà exploré. Autrement, le sentiment d’impuissance et de confusion dans un horizon d’infinies possibilités peut rapidement décourager le lecteur et jouer contre l’immersion. D’une certaine façon, je cherche à donner des balises pour que le lecteur puisse décider de clore la lecture sans simplement l’abandonner.

 

2. Dans Principes de gravité, on découvre une main s’apprêtant à ouvrir un livre : main qui attend notre intervention pour agir. Cette main est si transparente que la couverture du livre, le livre lui-même, ne disparaît jamais même derrière la main qui s’avance pour l’ouvrir. Est-ce une manière de manifester qu’une main est toujours nécessaire pour que le livre s’ouvre, même si celle-ci est réduite finalement à un doigt ou à un clic ? Est-ce, à l’inverse, une manière de dire que la main, que beaucoup de lecteurs maintenant associent au plaisir quasi érotique de lire, n’a jamais véritablement effleuré, caressé, le livre en tant que tel – sauf bien sûr chez les bibliophiles qui eux ne s’intéressent pas au texte en tant que tel ? Quelle place donnez-vous à la main dans la découverte de vos œuvres ?

Sebastien Cliche. Principes de gravité

La plupart des textes d’analyse qui ont porté sur Principes de gravité se sont arrêtés sur cette figure de la main clignotante et sur la séquence animée d’ouverture. Il y a, dans votre question, des hypothèses très intéressantes pour en faire l’interprétation, mais j’hésite à aller trop loin dans son décryptage symbolique. Pour moi, les choix se font souvent de façon assez directe, lors du travail en atelier. Je sais que pour Principes de gravité, je voulais utiliser la représentation du livre pour créer une forme de recueil numérique très près du modèle papier (index, table des matières, pagination), mais pour mieux m’en détacher. La main clignotante affirme sa virtualité en incitant à l’action et lorsqu’elle ouvre pour nous la première page puis disparait, cela marque en quelque sorte la transition entre la main et le curseur, entre la page blanche et le fond noir de l’écran.

 

3. Une œuvre comme Paisajes est-elle un nouveau livre, un nouveau volume sensible dans lequel du texte se trouve et se perd ?

 

Sebastien Cliche. Paysajes

D’abord, il est important de rappeler que Paisajes reprend l’intégralité d’un texte de Johanne Jarry qui a été publié sous format imprimé. Il s’agissait donc au départ d’une oeuvre finie et autonome et ce que j’ai voulu mettre en forme c’est ma propre lecture de ce texte. J’ai travaillé à partir d’éléments personnels en créant des associations libres pour éviter le piège de l’illustration. Je voulais questionner le hors champ du texte, les flux de pensée et les événements qui se déploient en parallèle dans le processus de lecture. L’une des prémices dans la structure du programme était de faire en sorte qu’un fragment textuel ne soit pas présenté avec l’élément (visuel ou sonore) auquel il est associé. C’est plutôt la logique de l’un ou l’autre. Cela n’empêche pas un texte de se superposer à un son ou une vidéo, mais pas avec l’élément auquel il a été jumelé au départ.

Maintenant, pour répondre plus directement à la question, par rapport au livre imprimé de Johanne, « mon » Paisajes est en quelque sorte un livre augmenté (comme dans réalité augmentée). Si je me permets de dire cela, c’est que j’ai la conviction qu’on n’ajoute rien sans d’abord perdre quelque chose.

 

4. Les sons qui, fréquemment, accompagnent les interactions qui sont nécessaires au déploiement de vos œuvres (vous parlez d’échos) permettent, bien entendu, de bien localiser, fixer, assurer que l’on se trouve en un lieu sur l’écran où une action est possible. Au voisinage de certaines zones définies par vous, ils appuient, ancrent, amplifient de manière diffuse la disposition de l’espace à l’écran. Dans Principes de gravité, par exemple, au milieu des textes qui émergent de l’écran noir, c’est un son répété, s’intensifiant qui prévient, avant même que l’œil ne se fixe sur cette zone, qu’une action est possible à cet endroit. Quelle place occupe le son dans votre travail et à quel moment intervient-il dans le processus de création ?

Sebastien Cliche. Principes de gravité

Mon travail peut être parfois assez conceptuel, mais il y a aussi une large part qui repose sur l’ambiance. C’est peut-être antinomique, mais ces deux dimensions sont importantes pour moi. Le son arrive souvent pour lier les éléments et donner une profondeur à l’ambiance que dégage un projet. C’est aussi par le son que je crée des effets narratifs à partir de situations qui à priori n’inciteraient pas une telle lecture. La trame sonore me permet aussi de déployer d’autres lignes temporelles qui défilent en parallèle avec celles de l’image. Ces deux temporalités, si elles ne sont pas synchronisées, permettent de générer assez rapidement un grand nombre de variations dans l’œuvre même à partir d’un nombre restreint d’éléments.

D’un autre côté, la synchronisation de sons ponctuels en concordance avec les actions du lecteur est un moyen efficace pour lui faire ressentir son impact dans le déploiement de l’œuvre. Un minimum de rétroaction est incontournable si l’on veut travailler en interactivité. Par contre, j’aime bien quand cela conditionne le lecteur à percevoir des synchronismes entre ses actions et des sons alors que certains ne sont que pures coïncidences !

 Sebastien Cliche.

5. Dans Ruptures, des séquences sonores identiques sont associées à des textes différents mais disposés de la même façon le long des écrans. Première question : quelle valeur, quels effets, attendez-vous de ces variations ? Et la seconde : dans la mesure où ces variations prennent tout leur sens quand le visiteur reprend plusieurs fois le chemin de votre œuvre, cette répétition est-elle nécessaire, essentielle, au plaisir et à la compréhension de votre travail ?

Répétition et variation sont des paramètres très importants. Je suis vraiment attaché à l’idée d’oeuvre générative et j’essaie de voir comment je peux appliquer ce concept à différents systèmes et cela, sans nécessairement recourir à des algorithmes très complexes. Pour répondre à la deuxième partie de la question, oui, dans ces oeuvres, le temps passé par le lecteur à l’exploration est très important pour en saisir l’essence. J’aime l’idée de revoir, de relire, de réentendre. Dans le quotidien, rien n’est jamais vu deux fois de la même façon parce que la situation, tout comme celui qui regarde, change et vient modifier même très subtilement la perception. De la même façon, jamais un texte ne pourrait être lu deux fois sans subir une variation ne serait-ce que parce qu’on l’a déjà lu, qu’il est déjà en nous.

 

6. Dans Paisajes toujours, une main présente un tesson de poterie, ce qui est, techniquement, un symbole en puissance. Et la main qui tourne sur elle-même devant la caméra qui la filme semble vouloir montrer qu’elle épouse le tesson, comme si l’autre partie du symbole, celle qui doit être appariée à nouveau au premier pour en délivrer le message, n’était autre que la main elle-même. Le symbole n’est donc pas ouvert, brisé, mais uni et fermé à nouveau. Vos créations nécessitent-elles d’êtres déchiffrées, c’est-à-dire lues du coin de l’œil d’un regard soupçonneux, ou vous semble-t-il qu’un autre regard, un autre type de coup d’œil, leur conviendrait mieux ?

Sebastien Cliche. Paysajes

Encore une fois, c’est très intéressant d’être en contact avec d’aussi fines hypothèses d’interprétation. Mais comme je le disais plutôt, j’essaie d’introduire dans le travail des actions libres avec des matériaux que j’ai sous la main. Je me définis comme un bricoleur, et l’œuvre que je crée est fortement teintée de ce qui se passe dans ma vie au moment ou je la réalise. Ce qui traîne dans l’atelier est donc susceptible de devenir un matériau si je sens qu’il y a une connexion avec ce que je suis en train de faire ou de penser. Avec un peu de recul, l’image de la main et de la poterie rassemblait plusieurs éléments : quelque chose que l’on montre et que l’on cache, un fragment délicat et en même temps dangereux, voire même violent (la pointe menaçante). Le mouvement rapide de la main qui fait disparaître la pièce de céramique me fait aussi penser à un tour de magie que l’on fait à un enfant. Je ne vais pas plus loin, ça reste très ouvert.

Maintenant, à savoir si mes créations nécessitent d’être déchiffrées, je ne dirais pas ça (quoiqu’il serait légitime de les approcher ainsi). Mes projets prennent souvent la forme de systèmes dont on cherche à comprendre la logique, mais habituellement, je m’assure qu’ils demeurent suffisamment opaques ou paradoxaux pour qu’il y ait toujours une partie qui échappe au spectateur. En fait, je pense que cette obsession de tout comprendre est un moteur qui nourrit la curiosité, mais comme spectateur ou comme lecteur il faut savoir quand lâcher prise pour s’adonner à d’autres points de vue : des relations esthétiques, des associations libres ou des échos avec notre propre histoire. Il faut être curieux d’une autre façon.

 

7. Quand on regarde et lit vos œuvres à la suite, on se prend à rêver d’un texte qui serait mis en image et son de telle façon qu’il vous donnerait l’impression de l’infini, parole absolument perdue dans une page infiniment déroulée ou pouvant l’être indéfiniment. Le labyrinthe, le graphe, n’est-il pas, chez vous, une manière de faire comprendre le nouvel espace, l’espace singulier, qui existe, à l’heure d’Internet, entre le texte, l’image et le son ?

Sebastien Cliche. Le château

Je pense que cet espace dont vous parlez a toujours existé. Ce que permettent l’hypertexte et les algorithmes c’est de facilement se l’imaginer et de le mettre en forme. Je suis très prudent quand vient le temps de parler de nouvelle forme d’écriture, mais il est certain que la facilité avec laquelle on peut maintenant articuler différents médias vient transformer notre rapport avec eux. Depuis que texte, image et son peuvent être ramenés à un même encodage numérique, on envisage d’autres façons de les articuler et d’en organiser la séquence. Mais une fois ce regard changé, ce que je trouve encore plus intéressant, c’est de revenir vers des médiums non informatisés ou vers des technologies plus simples avec cet état d’esprit renouvelé.

 

Enfin, pour finir, si je vous dis écran noir, vous me dites ?

Miroir.

Sebastien Cliche. Paysajes

Merci à Sébastien Cliche d’avoir répondu à nos questions, et de nous avoir permis d’éclairer la nuit de ce sombre studio avec les intrigantes captures et photos de ses œuvres.

Au fond de l’oeil

ınvagınatıon nεolıbεralε du prıncıpε d'ıncεrtıtudε catamnεsıquε . . by Jef SafiL’imagination qui jusque-là passait confusément pour la puissance par laquelle, et dans laquelle, on trouvait à se couper du  monde – pour s’isoler ou se retirer dans son corps, dans sa tête – s’est réalisée avec et dans la photographie. C’est dans le geste même par lequel on prend une photo (la tête que l’on cache sous le voile noir, l’œil que l’on fait disparaître derrière l’objectif, les chambres noires qui en jalonnent tout l’appareil) que l’on simule, ou donne l’impression, de faire sortir ce qui se cache dans la boîte crânienne. La photographie, à sa naissance, réalisa l’imagination en tant que telle. Non seulement elle fit prendre conscience du statut de cette nouvelle image à laquelle désormais on faisait référence comme un élément du réel mais elle convertit également en chose manipulable cette imagination qui n’existait auparavant – du moins le supposait-on – que dans nos têtes. C’est en simulant des prises de vue directement extraites de cette boîte noire que l’appareil et l’acte photographique ont réalisé et fondé cette continuité étrange entre le réalisme le plus poussé (jusque dans l’immédiateté du geste de prise de vue négligeant tout moyen et délai artistique) et le fantastique. La photographie est l’hallucinatoire actuel.

Serait-ce la même chose pour les clichés ? Le fond de l’œil nous serait-il donc devenu accessible ?