Comment se consument les livres

Wasteland by Shane GorskiOn sait que Michel Foucault situa la folie de J-J. Rousseau au point précis où se trouve le sujet qui parle. L’homme ne devient pas fou de paroles, désir ou contrainte, il ne tombe pas hors du sens du simple fait d’être destiné à parler, abandon ou rejet, sa folie lui advient du sein même de l’expérience toujours singulière qu’il fait du langage. La parole a beau être l’élément même de nos vies, parler a beau être un geste normal, nous ne sortons jamais indemnes de connaître un tel pouvoir dans nos corps. Une force se paye de faiblesse. Or c’est bien au moment du retard de l’impression de ses livres, L’Émile et Le Contrat social, que le basculement décisif semble s’être produit pour Rousseau. Venait-on lui causer de ses publications qui n’avançaient pas, on « biaisait et tergiversait sans cesse » ; venait-il à poser des questions, on lui « parlait incessamment (…) mais toujours avec la plus grande réserve », bref « on semblait ne parler que pour [le] faire parler » (Les Confessions, Livre onzième). Plus Rousseau entendait de paroles, plus s’épaississait le mystère, plus résonnait le silence. Sa persécution délirante était entamée.

Et pourtant, il me semble qu’un élément supplémentaire est venu s’intercaler entre cette épreuve d’une parole retenue, la sienne et celle des autres, et le délire qui va accaparer, avec des hauts et bas, toute l’existence à venir de Rousseau. Cet élément, nous le nommons, il se nommait déjà, imagination. Écoutons le fou persécuté nous en parler de lui-même :

Jamais un malheur, quel qu’il soit, ne me trouble et ne m’abat, pourvu que je sache en quoi il consiste ; mais mon penchant naturel est d’avoir peur des ténèbres : je redoute et je hais leur air noir ; le mystère m’inquiète toujours ; il est par trop antipathique avec mon naturel ouvert jusqu’à l’imprudence. L’aspect du monstre le plus hideux m’effraierait peu, ce me semble ; mais si j’entrevois de nuit une figure sous un drap blanc, j’aurai peur. Voilà donc mon imagination, qu’allumait ce long silence, occupée à me tracer des fantômes. Plus j’avais à cœur la publication de mon dernier et meilleur ouvrage, plus je me tourmentais à chercher ce qui pouvais l’accrocher, et toujours portant tout à l’extrême, dans la suspension de l’impression du livre, j’en croyais voir la suppression. Cependant, n’en pouvant imaginer ni la cause ni la manière, je restais dans l’incertitude du monde la plus cruelle. J’écrivais lettres sur lettres […] et les réponses ne venant point, ou ne venant pas quand je les attendais, je me troublais entièrement, je délirais.

Les Confessions, Livre onzième.

Quelle est donc cette expérience qui, partant du silence adressé à Rousseau au sujet de son propre langage, va le conduire au délire ? Quelle est cette autre dimension de l’existence qui, parallèle ou sécante à celle du langage, va le conduire à une inévitable folie ? Nous repérons facilement l’étincelle à partir de laquelle l’imagination du philosophe s’est allumée : plus que le silence, les ténèbres qui l’accompagnent et l’approfondissent. Là où le langage jette forcément quelques lumières sur le monde – ne serait-ce qu’en désignant quelques points dans l’espace où poser son regard –, le silence l’enténèbre. À l’encontre de la nuit du langage, l’imagination semble ici agir comme l’équivalent d’une chandelle, d’une bougie, sorte de lumière de secours, seconde et artificielle, en tout cas émettant un jour bien trop faible, trop diffus, pour espérer pouvoir transpercer, efficacement, le rideau des ténèbres. Des figures blanches se dessinent dans le noir mais elle sortent encore toutes voilées. Et pourtant, une fois le délire entamé, l’imagination se fait plus puissante et semble même changer complètement de régime : « A l’instant mon imagination part comme un éclair, et me dévoile tout le mystère d’iniquité : j’en vis la marche aussi clairement, aussi sûrement que si elle m’eût été révélée » (Les confessions, p. 337). Le voile subitement est levé, la lumière immédiate, l’imagination continue de relayer le langage dans sa production de lumière mais cette fois avec une bien plus grande intensité, paraissant même ainsi dépasser ses pouvoirs. L’imagination en délire : un langage d’une trop grande clarté.

S’exerçant en l’absence du langage et de ses clartés, du moins agissant dans l’espace laissé libre par son retrait et manifestant ainsi sa parenté avec la lumière (torche allumée ou éclair dans la nuit), l’imagination se trouve, au XVIIIe siècle, en position de relais, de suppléant et parfois de remplaçant du langage.

Mais fait-elle pour autant voir quelque chose cette lumineuse imagination ? Quel est le résultat vérifiable de son action ? L’action d’imaginer, qu’on aurait cru plutôt versée du côté de la perception, occupée à seconder celle-ci en face d’un obstacle qu’elle ne saurait franchir (car c’est de cette façon que les voyageurs imaginent : portant toujours leur regard au delà de l’horizon, anticipant sans cesse la prochaine étape du voyage, visualisant déjà le nouveau port, l’imagination devançant toujours le parcours effectif du voyage), place au contraire la vue dans une embarrassante situation. Succédant au langage dans la tache infinie d’éclairer le monde, l’imagination se plaît à dessiner des fantômes, c’est-à-dire des surfaces blanches mais toujours opaques, des voiles qui ne dissimulent pas le monde sans manifester en même temps l’éclat de cette dissimulation. L’imagination ne perce pas l’obscurité qui entoure la vue, n’arrache pas un pouce de ténèbres à la nuit, elle fait simplement percevoir, en l’isolant, l’enveloppe même de la nuit. Étrange blancheur dont le seul bienfait, la seule clarté, est d’offrir une portion bien délimitée de ténèbres. Percée, trouée et ouverte dans son épaisseur, la nuit s’opacifie en se développant. Des voiles coulissent et glissent sur des voiles. Peut-être les voyageurs, finalement, faisaient-ils de même, voyant les voiles gonflées sur le bateau qui les menaient ailleurs déjà en train de flotter devant eux, au-dessus de la ligne d’horizon. Voiles succédant aux voiles : imagination.

L’imagination, à l’époque de Rousseau, était comprise et perçue comme acte pictural : imaginer, c’était se peindre les choses de telle ou telle manière dans un tableau qui demeurait, sans la parole et le geste, invisible à autrui. Mais comme on le voit ici, elle s’apparentait plus précisément au dessin : elle trace des plans, esquisse des figures blanches dans la nuit manifestant d’autant plus dans cette ambivalence du tracé l’indécision de son appartenance (ou plutôt la continuité que l’âge classique établissait entre voir et parler puisqu’il n’y avait de perception, à cette époque, c’est-à-dire de vision, de contact ou d’audition claire des choses sans le secours d’un langage, du moins de signes capables de marquer efficacement les différences et les identités dans les choses) Percevoir impliquait toujours une affirmation, un jugement, un concept, qui en accomplissait et en couronnait le mouvement. Tout le monde savant était, peu ou prou, empiriste. L’imagination était donc à la fois plus et moins qu’un langage éclairant et toujours moins qu’une claire vision des choses ; elle s’exerçait, en tout cas, dans cet étroit passage où les figures que l’on rencontre sont autant des signes que des images. Nous dirions symboles, aujourd’hui, mais il me semble que ce n’était pas tout à fait cela qui était en jeu dans cet insaisissable pouvoir. Peut-être des chiffres comme marques ésotériques et signes du plus haut des savoirs.

Image from page 187 of "Emblems and hieroglyphics on a great variety of subjects, moral and divine.... Emblished with near an hundred emblematical cuts from Quarles Emblems" (1753)

Quand son imagination était trop faible, qu’il ne pouvait entrevoir les causes et les façons par lesquelles la publication de son livre s’était trouvée retardée, Rousseau demeurait dans l’incertitude. L’imagination, à l’Âge classique, n’appartenait pas au savoir. Ou plutôt, elle en faisait partie, mais comme point d’appui, relais, moyen, incapable de mener par elle-même à quelque certitude ou vérité. Aussi, partant du silence qui entourait le devenir de son langage, Rousseau délirant, semblait toujours rester au même point. Il tournait en rond. Mais une fois l’imagination emballée, voici que le livre n’est plus seulement suspendu, retenu, retardé, mais tout bonnement supprimé. L’imagination qui soutenait la perception défaillante (maudit livre qui n’arrive toujours pas !) annula d’un coup, peut-être par dépit, toute possibilité de le voir. Elle ne se contentait plus de donner forme ici et là à l’obscurité, d’en marquer les contours de façon assez vague (sans se confondre, ici, ni avec la perception, ni avec le langage), elle faisait simplement et complètement disparaître ce autour de quoi on faisait silence, ce dont on n’entendait justement plus parler. Ce dont on peut rien dire, on ne le tait point, on l’efface. Exit du monde visible. Le silence, de ce fait, ne s’accompagne plus de ténèbres, comme le voile qu’il laisse filer une fois qu’il est retiré ; le silence est maintenant la pointe la plus acérée de la nuit, celle qui déchire les faux espoirs du jour à venir, de l’étoile qui monte dans la nuit. Le livre a été détruit, son silence en est la preuve.

Aussi, voilà que l’imagination, après avoir fait apparaître un fantôme, lève le voile : derrière le silence, il n’y a rien. Au lieu de l’obscurité qui semble recouvrir les clairs contours des choses, qui semble effacer leur brillance native, l’imagination répand d’un coup une nuit qui n’est plus obscurité ou opacité, obstacle au langage et au regard mais nuit du néant sans laquelle il n’y aurait rien à dire et à voir. L’illusion est du jour et non de la nuit. L’impression du livre est alors supprimée.

Arlequin

Image

Frankenstein by Insomnia Cured Here

Chaque objet autour duquel on peut se déplacer librement montre qu’il n’est pas isotrope, humainement parlant : toutes ses faces ne se tournent pas vers nous avec la même vigueur. Et peut-être en est-il ainsi, déjà, dans les laboratoires scientifiques, la matière s’avère au chercheur elle aussi diversement orientée. La prendre sous certains angles vous conduit parfois au bout d’une impasse. Essayer de force de la recomposer vous conduit à des monstruosités. D’où vient alors cette « anisotropie », cette « hétérotropie » des choses les plus ordinaires ?

Du moment qu’une chose quelconque passe dans l’orbite du langage, devient objet de discours – même innommée en tant que telle, même perdue dans un ensemble plus général – ses différents aspects deviennent inégaux au regard. Toujours un aspect est privilégié vis-à-vis des autres, toujours un aspect est mis en avant ; au point que même le plus apparent finit lui aussi par devenir invisible : toujours dépassé dès que croisé, plus supposé que véritablement remarqué, bientôt premier jalon inaperçu du chemin familier qu’emprunte le regard. Face invisible qui toujours le précède et lui garde le chemin ouvert. Poste avancé.

Être dit, c’est ainsi non seulement se montrer inégal, du moins diffèrent suivant les flancs par où l’on est désigné, mais peut-être aussi présenter un côté, une face, que l’on ne se connaissait pas jusque-là et que l’on ne se reconnaîtra peut-être même jamais. Imaginons les discours tenus sur nous (et ce dès l’enfance) capables de rendre incommensurables les différents aspects que l’on nous prête, que l’on se donne, nous obligeant ainsi à forger ou trouver des images à même de nous redonner une continuité attendue ou évanouie – une approximation de visage. Un visage masque toujours assez mal ses contours et ses coutures d’arlequin : dévoré, recraché par une bête qui se nomme langue maternelle. La bouche est coupure, la langue piqûre, l’haleine écorchure, même au plus fort des mots doux : Words can only do harm.

Dark face by Sikenty

 

Visage nu

En passant

S’il y a une existence de l’âme, ce n’est autre que celle du visage. Or, comment imaginer l’équivalent d’une mort, du moment que l’atteinte au visage devient une des principales blessures du corps ?

Le visage regarde la mort. Ce qui veut dire que le visage a toujours la mort en face. Ou plutôt que le visage est toujours sous le regard de la mort. Chaque atteinte au visage est mortelle car déjà le visage est placé sous le regard de la mort. Chaque atteinte touche au crâne. Et ce regard, que les images romaines et chrétiennes dévoilent, que les images modèlent au dehors, se trouve constamment pointé, fixé, sous le visage, derrière lui. Les images recouvrent la surface du crâne, y dénudent un visage. Le regard de l’image transperce le visage que seule la mort, transmuant celui-ci en masque, fait ressortir sur les reliefs du crâne.

Regarder une image, c’est prendre le risque d’y perdre un visage.